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Le livre et ses circuits en Algérie après octobre 1988

par Mohamed Ghriss*

Suite et fin

En effet, si l'on se fie aux reportages journalistiques de divers titres nationaux, le potentiel du lectorat semble avoir relativement évolué en Algérie, «boosté», principalement par l'avènement de la presse indépendante nationale instituée après la fracture politico-sociale d'Octobre 88, lectorat qui s'est étendu depuis à la lecture d'ouvrages divers.

 Et aujourd'hui, même les enfants s'y sont mis, ces derniers encouragés par des initiatives louables des autorités culturelles algériennes agissant de concert avec des associations culturelles diverses. Et il faut rendre hommage, dans ce contexte à l'Association algérienne «Iqra» qui a sensiblement contribué à réduire, depuis sa création, le taux d'analphabétisme en Algérie qui reste assez important. De même que de plus en plus des publications diverses et spécialisées voient le jour, parallèlement à l'organisations de foires nationales et régionales périodiques du livre, sans évoquer les perspectives de production des mille livres annoncés par le Ministère Algérien de la Culture dans le cadre de l'année arabe à Alger, écoulée depuis? Toute une vaste entreprise d'encouragement de la lecture publique, à laquelle le secteur d'édition privé et l'activité des bibliothèques du pays participent dans une grande part, et qui représente, assurément, un facteur concret de bon augure, sans prêter à un optimisme béat, à condition que les initiatives dans ce domaine soient élargies,en priorité, aux établissements scolaires, socioéducatifs et culturels disséminés à travers le pays.

C'est un fait, malgré tout ce qu'on puisse dire, que les gens commencent de plus en plus à s'intéresser au livre en Algérie. C'est tout particulièrement constatable chez les jeunes : les éléments opérationnels de l'ONDA (Office National Algérien pour les Droits d'Auteurs et Droits Voisins) en savent quelque chose avec l'impressionnant nombre d'ouvrages littéraires et pédagogiques piratés (romans, manuels, et autres œuvres non écrites incluant VCD, DVD, etc.) et clandestinement écoulés, un peu partout, au détriment, bien entendu, des droits de leurs producteurs déjà qu'ils se font souvent traîner des années avant de percevoir de décevantes rétributions.

De l'office national des droits d'auteurs

Ce qui amène à parler du rôle important, dans ce contexte, dévolu à l'organisme public de l'Office national des droits d'auteurs et droits voisins (ONDA), qui, depuis l'adoption en 1973 du premier texte de loi définissant les droits d'auteur en Algérie, se charge de mener à bien cette tache, prenant tout particulièrement en ligne de compte les spécificités culturelles nationales. Cette loi dut être révisée en 1997, avec l'introduction de nouvelles dispositions concernant la propriété intellectuelle et littéraire, en particulier celle consacrant les droits voisins ignorés auparavant (droits d'interprètes - chanteurs, de producteurs - animateurs de radio, et autres nouveaux profils de concepteurs artistiques modernes?) ainsi que la prorogation de la durée de protection des droits légaux de l'œuvre après décès de son auteur (portée de 25 ans à 50 ans). L'ONDA,ayant veillé, par ailleurs, dans la perspective d'adhésion de l'Algérie à l'Organisation mondiale du commerce (OMC), à adapter ses textes juridiques et structures organiques en fonction de la législation internationale régissant les droits de propriété intellectuelle telles qu'en usage dans le commerce mondial. Sur le terrain opérationnel, les activités de l'organisme assurent tant bien que mal la protection des oeuvres et gestion des droits de leurs producteurs - créateurs, et adaptateurs ou traducteurs, en plus des prestations supplémentaires, notamment la mise en place de commissions spécialisées, depuis les années 90, ayant pour mission principale la préservation et valorisation du patrimoine.

Et dans le but d'encourager la création artistique et littéraire, en général, l'établissement a procédé, entre autres, au financement de certaines oeuvres théâtrales et romanesques, avec notamment les parrainages de certaines manifestations culturelles -littéraires périodiques, telles que celles relatives aux prix Malek Hadad et prix Moufdi Zakaria, (ainsi que l'assistance prodiguée à des productions relevant d'autres disciplines artistiques, art plastique, cinématographique, etc.)?quoique il est reproché parfois à l'institution de manquer de rigueur sur ce registre. De même que l'ONDA, de l'avis des échos d'artistes, semble éprouver des difficultés à assurer convenablement la protection sociale des artistes et créateurs, en s'acquittant régulièrement du versement des 10% de ses revenus au bénéfice du fonds social d'assistance aux artistes. Alors que d'autre part, nombre d'auteurs affiliés à l'ONDA déplorent certains retards dans le traitement de leurs dossiers, particulièrement en ce qui concerne les questions liées aux litiges avec nombre d'éditeurs ignorant leurs droits, ce problème pouvant relativement se régler, cependant, lorsque les authentiques gens du métier parviendraient à occuper progressivement le terrain comme on l'assiste actuellement.(A signaler la création récente d'un organisme autonome de défense des droits des auteurs,écrivains, dramaturges, créateurs d'œuvres diverses de l'esprit,en général, à l'initiative d'un groupe d'artistes pour faire face aux lenteurs criardes de l'ONDA pour ne pas dire autre chose, de même que des ligues d'artistes -créateurs ont vu le jour dans le cadre des enceintes syndicales publiques de l'UGTA (Union Générale des Travailleurs Algériens).

 Mais, d'une manière générale, et comparativement à nombre de pays émergeants, l'ONDA a incontestablement réalisé, en un temps relativement court, des progrès considérables en matière de protection des droits d'auteurs et droits voisins, en attendant de mieux parer, à l'avenir, aux autres difficultés embarrassant ses auteurs affiliés. Chose qui relève justement, - sans chercher à s'ingérer dans les attributions de l'Office, - des prérogatives de l'institution appelée visant à défendre les intérêts des artistes -créateurs, ce qui fait sa raison d'être même. A plus forte raison quand on sait qu'en Algérie, rares sont ceux qui peuvent se targuer de vivre du métier d'auteur (écrivain, scénariste, dramaturge, littérateur, artiste -créateur?) s'ils ne sont pas déjà reconnus et consacrés, nationalement ou extérieurement, afin de pouvoir tirer profit, conséquemment, de leur notoriété publique. Ce qui leur permet, de se faire généralement aisément publier ou adapter à la scène cinématographique ou théâtrale.

La dure voie de consécration pour les jeunes plumes

Evidemment cette opportunité n'est guère permise, comme l'a souligné Jaoudet Gassouma, aux jeunes plumes émergentes aspirant à devenir auteurs, ou aux talents moins jeunes marginalisés, préférant se taire, n'écrivant rarement que ce que leur dicte leur conscience, étant généralement en inadéquation avec certaines normes imposées de la littérature telle que la conçoivent des promoteurs publicistes privés incultes, improvisés «pseudo-éditeurs» adeptes exclusivement du tout mercantile exploitant systématiquement tout ce qui relève du le sensationnel porteur. Qu'il soit d'ordre politique, événementiel, ou même d'ordre religieux, comme ces innombrables textures cultuelles et leurs interprétations rigoristes à la mode inondant le marché (avant que des journalistes ne se rendent compte de la nocivité de certains ouvrages de pseudo- exégèse religieuse faisant l'apologie du terrorisme et de l'entre -déchirement entre membres d'une même communauté nationale (?) pour être aussitôt, conséquemment, retirés du marché?). Ces publications particulières, par leurs impressions majeures, - tenant moins de l'histoire, de la culture, des arts, des sciences, de la connaissance et spiritualité authentique, en général, que des éditions «tape à l'œil» exaltant les sentimentalismes morbides refoulés, ou les idéologies ségrégatives et extrémistes; quitte à falsifier toutes données de fond certifiées évacuées, - ne tenant compte que de l'appât du profit rapide essentiellement, rejoignent, ainsi, par d'étranges détours, avec l'imposition de leur tout commercial, celle du tout idéologique du dictat totalitaire caractérisant les publications de la pensée unique d'hier !.

Fort heureusement, il existe des maisons d'éditions nationales du secteur privé qui honorent les métiers du livre en Algérie, n'évacuant point la dimension culturelle édifiante et stimulante de l'éveil de l'esprit, dans la conception de leurs programmes productifs, quoiqu'elles restent assez réduites sur le terrain. La plupart des autres continuant, pour une raison ou pour une autre, à persister dans leurs pratiques routinières -comme le déplorent les jeunes plumes en voie d'émergence - alors que par ailleurs, d'autres plus sélectifs (ici le secteur public y étant impliqué) font trop souvent la part belle aux écrits de nombre de dignitaires (ou d'ex - notoriétés) du système (tous secteurs confondus) recueillant les faveurs d'éditeurs ou producteurs artistiques qui se rendent compte, généralement après coup, de l'inconsistance de la majorité des écrits banals de ces derniers, pire même, des grossières déformations du point de vue historico - social qu'ils comportent? alors que sont délaissées nombre d'œuvres probantes, professionnellement parlant, la plupart du temps boudées pour des raisons évidentes de gains de dividendes et notamment d'accès ouvert aux projets autorisés dans ce domaine. Tant que persistera dans ce contexte, naturellement, la bureaucratie, les pratiques du clientélisme et du favoritisme des instances publiques s'agissant des attributions de facilités et d'appuis aux importations d'ouvrages, ou leur édition et co-édition avec des partenaires étrangers, (récemment encore des voix offusquées de certains modestes éditeurs de Blida,Tizi Ouzou, etc., ont déploré ces appuis destinés aux puissants acteurs de l'édition surtout et autres, les privilégiés proches des instances officielles ?). Une situation mitigée qui ne permet guère de libres choix judicieux en matière de production littéraire et artistique nationales qualitatives.

Et bien souvent pour aboutir à la consécration, nombre d'auteurs locaux sont généralement contraints de passer par Paris ou Beyrouth, non sans certaines concessions éditoriales, parfois. Certains écrivains ne pliant pas aux exigences touchant à la teneur de fond de leurs écrits et libres réflexions, ayant du préférer, plutôt que de le céder aux lourdes concessions, rejoindre tout simplement le giron peu enviable des auteurs marginaux, qui après un livre ou deux, sont restés murés dans le silence, qui bloqués par manque de moyens financiers de publication de leurs ouvrages, qui touchés par la censure ou l'autocensure, qui éternellement ajourné par la bureaucratie, qui refoulé pour telles ou telles considérations, etc..., certains n'ayant jamais perdu l'espoir, cependant, de pouvoir rebondir, un jour, avec le «tribut» résultant des incessants durs labeurs accumulés tout au long de leur pénible expérience de traversée du désert, synonyme d'acquis glanés venus renforcer, sans doute, dans une grande mesure, leur capital intellectuel. Mais toujours est-il que sans un climat favorable, et pour l'édition d'auteurs et pour la subvention du livre encourageant le lectorat, il ne faut pas s'attendre à grand-chose dans ce domaine. A moins que éditeurs et écrivains s'organisent, communiquent entre eux et relancent, par exemple, des activités et journaux littéraires - traits d'union, impulsant, entre autres, l'Union des écrivains Algériens pour la sortir de sa perpétuelle désunion et mésentente entre ses membres jetant à chaque fois le discrédit de sa représentativité, le plus grand nombre de plumes algériennes évoluant, d'ailleurs, en dehors de son cadre officiel. C'est le cas,entre autres, de ces nouveaux jeunes talents qui s'affirment, s'aguerrissent et se distinguent au fil des ans, dans les trois idiomes, tels les Jaoudet Guessouma, Hamid Grine, Kamel Daoud, Fatima Bekhai, Wahiba Khiari, (pour l'expression en français), ou les El Kheir Chouar, Abderrezak Boukeba, Yasmina Salah, (pour l'expression en arabe), ou les Brahim Tazghat, Chamakh, (pour l'expression en tamazight), pour ne citer que ceux-là ?

Ce sont là des écrivains représentatifs de la nouvelle génération, et avec laquelle il faut assurément beaucoup compter. Sans rupture nette avec la génération d'écrivains précédents très préoccupés par les interrogations sur la question légitime du devenir d'un moi collectif tourmenté («m'hhayerr»), ces nouvelles plumes et à la suite du défi relevé des aînés de l'affranchissement du joug colonial français et de leur combat post-indépendant tendant à s'affranchir également du dictat de la pensée unique du monopartisme, semblent plaider de la nécessité tout autant vitale de s'affranchir des stigmates de l'idéologie conservatrice et théocratique ambiantes, sans négliger l'autre risque aliénant du conditionnement planant tendant à l'imposition d'une identité collégiale, populiste et massificatrice qui noierait totalement l'individualité de l'être. D'où cette interpellation compréhensible au passage obligé à l'identité libre de la singularité du moi indépendant que paraissent prôner solidairement, dans un certain enthousiasme, tous ces auteurs -créateurs littéraires, ou artistes et intellectuels de l'Algérie nouvelle, de plus en plus jaloux de leur autonomie. Comme le montrent si bien, d'ailleurs, les personnages symboliques (les femmes plus que les hommes) de ces multiples œuvres romanesques très significatives, où ils essayent dans leurs timides tentatives d'affirmer, autant que faire se peut, une relative et fragile autonomie individuelle (ou intellectuelle) vagissante dans la fournaise de pénibles circonstances empreintes de contradictions paroxystiques particulièrement déplorables. Et ce d'autant plus qu'elles constituent des entraves persistantes à cet idéal émancipateur depuis qu'ont été déchus les fols espoirs libertaire des lendemains amers des libérations qui déchantent.

Cependant, en parcourant le contenu des œuvres littéraires et artistiques nouvelles de la décennie 2000 en général, on se rendra vite compte que ces néo- sculpteurs du verbe, loin de se décourager devant les divers obstacles, ont au contraire redoublé de persévérance. Accros de la noble pensée des arts et lettres qu'ils sont, ils donnent l'air d'être plus que jamais décidés dans la poursuite de leur voie d'affirmation d'un idéal libertaire tendant inlassablement à se dégager des tabous sociaux de toutes sortes. Tout en laissant entendre qu'ils ne négligent point ce sempiternel souci de quête parallèle d'authenticité culturelle et d'ancrage universel à la fois, optique d'avenir qui n'est pas sans s'inscrire dans la trajectoire évolutive de l'esthétique plurilingue caractérisant la trame complexe sous-tendant les œuvres littéraires et artistiques participant de ce vaste continuum du patrimoine culturel multimillénaire propre à l'algérianité mosaïcale en incessant devenir?.