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Sid Ahmed Ghozali au Quotidien d'Oran: Les «harkis du système», l'armée politique et la question iranienne

par Kamel Daoud

Une explication du «Pouvoir», les «Services» et le système et ses «harkis de bonne foi», la démonstration d'un engagement international pour la défense d'un Iran libre comme cause nationale algérienne,des retours brefs sur des épisodes personnels, des analyses sur le «règne Bouteflika», etc.

L'entretien avec Ghozali est donc allé plus loin que le simple sou-ci d'une mise au point à l'un des éditoriaux du Quotidien d'Oran, évoquant «l'oisiveté dangereuse» des exclus de la vie politique algérienne.

Le Quotidien d'Oran : Monsieur Ghozali, commençons par cette fameuse lettre que vous avez adressée au maire de New-York pour lui demander de s'opposer à la venue du Président iranien à l'ONU pour assister à la dernière Assemblé générale : de quoi s'agit-il au juste ? Peut-on demander au maire d'une ville d'interdire au Président d'un pays d'accéder au siège de l'ONU, territoire international par excellence ? N'y a-t-il pas plus urgent à faire en Algérie pour un homme comme vous et pourquoi vous ne vous êtes pas élevé contre l'escale de Ahmadinejad à Alger, juste avant ?

Sid Ahmed Ghozali: J'ai écrit au maire de New York pour lui dire : «Monsieur le Maire, je sais votre attachement aux droits humains. Je sais que le prétendu Président de la République islamique iranienne va venir à l'ONU et que même le Président des Etats-Unis ne pouvait pas l'empêcher d'accéder au siège de l'Organisation et je ne suis pas naïf. Je lui ai dit qu'il faut que vous sachiez, il faut que votre population sache qu'Ahmadinejad et la délégation qui l'accompagne sont les représentants d'un régime coupable de beaucoup de crimes, et par conséquent je vous demande de soutenir les manifestants. Des manifestants iraniens opposants qui étaient au nombre de 20.000 déjà à s'opposer dans les rues. Et j'ai envoyé copie de cette lettre aux cinq plus grandes villes de la France? C'est ce qui fait que je ne m'explique pas la réaction de votre éditorialiste : d'un côté, il dit que j'ai le droit de m'exprimer, et de l'autre, tout de suite après, il me nie ce droit puisqu'il affirme que je joue contre les intérêts nationaux.

Ce que je trouve choquant cependant, ce n'est pas qu'un diplomate réagisse à mes propos, il est dans son rôle et il pouvait se contenter de préciser que la position exprimée par monsieur Ghozali n'a absolument rien à voir avec la position du gouvernement algérien. Sauf qu'un diplomate n'a pas à juger des positions d'autrui et à dire qu'il s'agit d'un traître aux intérêts nationaux. Ce qui me choque cependant, ce n'est pas l'attaque personnelle. Une longue habitude me permet d'éviter ce genre de piège qui fait oublier le fond du problème. Ce qui me choque mais ne m'étonne pas en même temps, c'est que tout ce qui a été dit à propos de cette lettre montre combien, et ça vous le savez, combien nous sommes désinformés sur ce qui se passe en Iran. Si j'interroge n'importe quel Arabe, n'importe quel Algérien, on aboutit vite à un constat : la problématique qui domine la scène médiatique est qu'il s'agit d'un pays musulman qui veut avoir la bombe atomique et que les pays occidentaux lui refusent ce droit. C'est ça la compréhension que l'on se fait de la problématique iranienne. C'est cependant tout autre chose.

Q.O.: Mais Monsieur Ghozali, je crois que l'opinion publique a raté un épisode avec l'histoire mystérieuse de ce diplomate que vous êtes le premier à évoquer ? L'essentiel reste cependant la réaction de tous : pourquoi Ghozali réagit au déplacement du Président iranien quand il va à l'ONU, et pas quand il fait escale en Algérie et qu'il est reçu à la Présidence ? Est-ce qu'il est plus facile de réagir quand il s'agit de l'ONU ?

S.A.G.: Non, il ne s'agit pas de ça exactement : cette lettre n'est que le millième du geste qu'il faut faire. Il ne faut pas prendre cet épisode séparément, car moi je suis dans une autre logique : quand on parle de l'Iran, il faut rappeler que cela fait dix ans que je soutiens l'opposition iranienne. Que je prends des positions fortes et que j'agis. Pas par les armes mais sur le plan diplomatique, celui des tribunaux, etc. Donc ça entre dans un autre cadre que celui de vos commentateurs. C'est le fait de réduire le problème à un commentaire ou à une lettre écrite qui révèle, pour certains, qu'on est totalement hors du sujet. Aussi bien au regard des intérêts nationaux que de notre culture. Beaucoup de gens pensent comme vous : pourquoi Ghozali va s'occuper du problème iranien. Il s'agit là d'une négation et d'un rejet aveugle du fond du problème. Les gens s'étonnent alors que je prends position pour les Occidentaux, contre les Iraniens, alors qu'il s'agit de tout autre chose?.

 On ne réagit à la question palestinienne généralement que c'est parce que des «juifs tuent des musulmans» dans la conception que l'on s'en fait. On n'y défend pas l'humain agressé, pas le génocide d'un Etat raciste. On oublie aussi que le régime qui tue le plus de musulmans, c'est le régime iranien et on réduit l'équation à celle d'un Occident qui veut empêcher un pays musulman d'avoir la bombe atomique. J'estime, quant à moi, qu'on n'a pas le droit de garder le silence sur cette question quand on se prétend faire partie de l'élite. Je me souviens que certains me répètent que j'ai été chef de gouvernement dans la période la plus atroce de l'histoire récente. Je réponds non : la période la plus noire est celle où j'ai été ministre des AE. C'était la période de la crise du Golfe.

 C'était là où je me suis senti le plus seul. Comment expliquer à la presse, à l'opinion que Saddam n'est pas un héros des Arabes. Que c'est un dictateur qui a le fantasme de réaliser l'unité arabe par l'épée. Et je dis à Saddam que ce n'était pas possible, que cela ne se fait plus au 20e siècle. Et je me souviens qu'il s'étonnait que l'Algérie condamne l'invasion du Koweït alors que je lui répondais qu'il ne connaissait pas l'Algérie et que c'était dans notre culture de refuser les colonisations, pour nous et pour les autres. Je me souviens qu'il frappait sur la table avec son poing, lors des premières réunions devant les chefs et représentants d'Etat qui cherchaient une solution : «Nous avons les masses arabes avec nous». Je lui ai répondu, à un moment, je m'en souviens : «Vous avez raison monsieur le Président : vous avez les masses arabes avec vous, mais qu'est-ce qu'elles vont vous rapporter le jour où les Américains décideront la guerre ?». Envoyer des flottes qu'elles n'ont pas ? Les masses sont agissantes quand elles ont des gouvernements qui tiennent compte de leurs opinions et que ces gouvernements ont des moyens. Pour le moment, elles ne peuvent que prier. Et à l'époque, j'avais sur le dos les journalistes qui m'accusaient de ne pas soutenir Saddam Hussein pour une fois qu'on a un chef arabe capable de détruire les Etats-Unis d'Amérique ! Et c'était dit et soutenu par des élites, des intellectuels, des politiques.

 Et c'est exactement la même chose aujourd'hui. Saddam comme Ahmadinejad ont voulu «libérer» la Palestine. Il ne faut pas se nier la réalité : le régime iranien ne vise qu'à augmenter son pouvoir en augmentant sa capacité de nuisance. Beaucoup de pays cherche à acquérir ce poids nucléaire comme le Brésil ou d'autres, sauf que le régime iranien cherche à le réussir sur la base d'une vision d'empire qui fait qu'il n'y a pas de différence entre les mollahs et le Shah et pas sur base d'une réussite économique et d'une autorité morale.

Q.O.: Donc pour vous, le problème iranien est une priorité ?

S.A.G.: Ah voilà ! Justement. Le dossier iranien est infiniment plus proche de nos propres préoccupations qu'on le laisse croire. Ce n'est pas simplement l'histoire d'une lettre mais d'un crime ignoré qui est accompli avec la complicité des Occidentaux. On me reproche de parler de l'Iran et des Iraniens et pas de ce qui se passe en Arabie Saoudite. Ce sont deux situations totalement différentes. Moi je réagis au drame iranien parce que je suis musulman, algérien et citoyen du monde et sur la base stricte de nos intérêts à nous les Algériens. Et pour expliquer cette relation et cet engagement, il faut qu'il y ait débat. Or en Algérie, il n'y a pas possibilité de débat. Moi je ne pose pas le problème en terme de «nucléaire ou dé-nucléaire», pas du tout, car est-ce que vous croyez qu'il existe un seul gouvernement, y compris le nôtre, qui souhaiterait que l'Iran possède la bombe atomique ? Certainement pas, sauf qu'ils ne le disent pas et là il faut se poser la vraie question: celle du pourquoi de ce silence.

Q.O.: Le problème, lorsqu'on défend des positions comme les vôtres, c'est que cela fait le jeu de positions occidentales encore plus anti-irakiennes. Vos engagements se retrouvent pollués par une propagande occidentale intense qui y trouve son pain béni. Les gens qui ont rendu public, dans nos colonnes, leur soutien à votre position ne sont pas des gens «neutres» : il s'agit de l'ex-patron de la DST française, d'un vice-président de l'Union européenne. Des gens très mal placés pour se faire les avocats d'une cause qui se veut défendable.

S.A.G.: non, non. Justement, on réduit, dans notre esprit, le problème de l'Iran. Il faut parler de l'Iran d'une manière plus globale. Dire aux gens ce qu'est l'Iran d'aujourd'hui. Le long de sa propre histoire. Ce qu'est l'opposition iranienne. Vous savez, ce que je dis maintenant ou depuis dix ans d'engagement, est loin de plaire aux Occidentaux. Sauf que j'entends des Algériens, qui sont des patriotes, répercuter exactement ce que disent les Occidentaux et leurs propagandes. Par exemple, sur ce qu'on croit savoir sur l'opposition iranienne. Par ailleurs, est-ce que vous entendez parler du peuple iranien dans les débats et les polémiques qu'il y a entre les Occidentaux et l'Iran ? Jamais. On débat et on parle comme si le peuple iranien n'existait pas. Or, il faut que les Arabes, que les musulmans sachent que l'Etat qui massacre le plus de musulmans, ce n'est pas le gouvernement sioniste. C'est le régime iranien. C'est un pays où une simple fatwa de Khomeiny a servi à massacrer, en moins de deux mois, 30.000 opposants iraniens. Oui, 30.000 ! Ce ne sont pas des bavures, non : il s'agit de 30.000 prisonniers politiques qui avaient été condamnés par la Justice, emprisonnés, les uns à 3 ans, les autres à 5 ans, 10 ans, etc. Et un beau jour, Khomeiny proclame une fatwa et décide de s'en débarrasser. Est-ce qu'il est indifférent aux Algériens de savoir que, en moins de trois mois, trente mille personnes ont été exécutées, sur un total de 120.000 opposants tués depuis la proclamation de la République islamique ? Est-ce que nous avons le droit de garder le silence, nous en tant que citoyens algériens devant ce crime ?

Q.O.: Mais on retombe toujours dans le même problème : est-ce qu'on ne fait pas ainsi le jeu de la propagande occidentale anti-iranienne ?

S.A.G.: Non. Au contraire. Il faut se poser la question de ce que veulent vraiment les Occidentaux, du moins jusqu'à l'époque de Georges Bush, de cet Iran ? Il existe une sorte de deal dont nous ne voyons que la partie apparente : l'Occident ne veut pas que ce régime possède la bombe atomique. Sauf que dans ce deal, les Occidentaux accordent à l'Iran, en contrepartie de son «désarmement» négocié, toutes les concessions nécessaires que ce régime demande. Et la principale est le démantèlement de la principale organisation d'opposition des Iraniens à l'étranger : l'OMPI (??). Savez-vous que cet Occident qui se proclame ennemi de l'Iran est le même Occident qui a classé l'opposition iranienne comme organisation terroriste depuis 1997 par l'administration Clinton? Et c'est une décision qui a été suivie par 27 Etats européens. Le comble, c'est que les Etats occidentaux expliquent eux-mêmes les raisons de cette décision : pour apaiser le régime iranien. Et là, je le redis aux gouvernants occidentaux : c'est ça la realpolitik ? Vous vous déclarez défenseurs des droits et de la démocratie et vous faites fi de ce principe en ce qui concerne l'opposition iranienne ?

 Aujourd'hui, bien sûr, certains comme Clinton «reviennent» de ce genre de position qui misait sur l'émergence d'une «aile modérée» du régime iranien en accordant des concessions. Une attente qui était d'une naïveté absolument stupide. Et là, on retombe sur la bonne question : qu'est-ce que le régime iranien ? Moi, je veux bien qu'on me dise que le régime iranien, comme tous les régimes arabes qui sont autoritaires ou totalitaires, ne fait pas exception. Sauf que c'est différent.

Q.O.: En quoi c'est différent ?

S.A.G.: C'est très différent. Nous sommes en Algérie, dans un régime autoritaire qui bâillonne la liberté d'expression, mais quand même on ne massacre pas ! Il n'y a pas des atteintes aux droits de l'homme comme cela se fait en Iran ! On me dit pourquoi je ne parle pas de ce qui se passe en Palestine. Sauf que je rappelle que Yves Bonnet ou le vice-président du Parlement européen ont écrit, à eux seuls, plus que vous tous, sur les droits des Palestiniens, journalistes réunis. On ne peut pas faire preuve d'une telle ignorance des choses en ce qui concerne l'engagement de ces gens-là. Et ces gens-là que l'on accuse de ne pas défendre la Palestine, défendent leurs positions dans des pays et des Etats qui ont déclaré, officiellement, l'OMPI organisation terroriste. Sans ces gens-là, pensez-vous que les administrations américaine et européennes accepteraient chez eux une organisation classée «terroriste» ? Il a fallu une bataille juridique de six ans, auprès de la Cour européenne de Justice, pour que l'OMPI soit ôtée de cette liste. Cela va être le cas dans les Etats-Unis dans quelque temps.

 Ce que je veux dire, et je ne suis pas seul : il existe des majorités parlementaires, de droite comme de gauche, en Europe, y compris aux USA, qui soutiennent la résistance iranienne. Alors que leurs gouvernements la déclarent encore «terroriste». Ils la soutiennent non parce qu'ils sont «oisifs», pour reprendre votre édito qui soutient que je prends des positions par oisiveté, même si votre éditorialiste précise que c'est la faute de notre régime qui pousse des gens comme moi à ce genre de position. Donc, et pour revenir à mon propos, je le répète : le régime iranien me révolte en tant que musulman, parce que je sais qu'en Islam, quand on constate quelque chose de grave, un «mounkar», il faut le changer, s'engager contre.

Q.O.: Votre engagement est-il explicable par ce que vous avez vécu durant les années 90 en Algérie ?

S.A.G.: Les années 90 étaient du pipi de chat à côté de ce qui se passe en Iran. C'est rien les années 90 à côté de ce drame. Il faut que vous sachiez qu'en Iran, il existe un régime qui repose sur la «wilayate El-Fakih». Une souveraineté du Fakih. Ahmadinejad n'est pas le patron de ce régime. Il est à l'Iran ce que Bouteflika est à l'Algérie. Il est Président de la République, mais n'allez pas croire que c'est lui le «Pouvoir». Le Pouvoir appartient au Fakih et ses instruments de pouvoir, c'est-à-dire les Bassidji et les Pasdarans. Le régime possède une armée nationale et une police, mais les Pasdarans restent encore le corps le plus important de son idéologie.

Q.O.: Et c'est qui le Fakih chez nous en Algérie ?

S.A.G.: El-Fakih ? C'est un ensemble de gens anonymes. Il ne faut cependant pas faire la confusion : la comparaison est très approximative entre l'Iran et le cas de l'Algérie, mais c'est le meilleur moyen pour expliquer à un Algérien la situation iranienne. Donc, en Iran, El-Fakih est institutionnellement le représentant de Dieu. Et il a plus de pouvoir que le Prophète car, dans cette conception, le Prophète lui-même n'était qu'un avertisseur. C'est dire que lorsqu'on manifeste contre El-Fakih, on manifeste contre Dieu. Et, au nom de la loi du «Mouharib ennemi de Dieu», des personnes sont tuées uniquement parce qu'elles manifestent dans la rue. Et pendant que les Occidentaux se remuent et s'engagent contre ce crime et ce régime, nous on se tait. Je reviens de Paris d'une manifestation contre la peine de mort, qui a rappelé le cas de cette Iranienne condamnée à mort pour avoir photographié des manifestants et parce qu'elle a un parent qui habite la cité d'El-Ashraf. Et là aussi, j'ouvre une parenthèse : qui est au courant du cas et de ce qui se passe à la cité d'El-Ashraf, ville limitrophe des Moujahidine Khalk, en Irak, contre l'Iran ?

Q.O.: Désolé, Monsieur Ghozali, mais on est obligé de revenir à la première question : un homme de votre poids, de votre histoire, qui donne l'impression de se découvrir une sorte de vocation internationale humanitaire ? Pour les Algériens, c'est un peu trop facile cet engagement. Vous répondrez que vos engagements nationaux, votre parti sont bloqués, certes, mais cela n'efface pas cette impression de «facilité».

S.A.G.: Non, mais quel est le plus important pour vous ? Supposons que cela soit vrai et que ce que je fais est une perte de temps. Est-ce que vous, en tant que journaliste et citoyen, cela ne vous intéresse pas de savoir ce qui se passe en Iran ?

Q.O.: Ce qui m'intéresse d'abord, c'est ce qui se passe dans mon pays, en Algérie, bien avant ce qui se passe en Iran.

S.A.G.: Eh bien pour moi, il y a un lien entre ce qui se passe dans les deux pays.

Q.O.: Lequel ?

S.A.G.: Et pourquoi vous vous intéressez à ce qui se passe en Palestine ? Pour quelle raison ?

Q.O.: Par culture. Par solidarité.

S.A.G.: Et pourquoi votre solidarité ne va pas vers le peuple iranien ? Il faut savoir qu'en Algérie, l'opinion publique est complètement désinformée sur la réalité. C'est exactement le parallèle avec le cas de Saddam Hussein. On m'a tellement insulté sur mes positions contre cet homme quand j'étais ministre des Affaires étrangères. On avait bourré la tête aux Arabes à cette époque. Les ennemis de Saddam savaient très bien quels étaient les enjeux de leur engagement contre lui au lendemain de l'invasion du Koweït. Un Américain illustre avait bien expliqué que «nous n'allons pas là-bas, nous n'allons pas envoyer nos GI's, pour libérer le Koweït qui n'est pas un modèle de démocratie. Ni encore moins pour abattre une dictature. Nous y allons pour défendre nos intérêts vitaux». Les Occidentaux savaient qu'ils y allaient pour le pétrole. Sauf que pour leurs opinions, ils avaient besoin d'un scénario : la propagande s'est chargée de présenter Saddam à la tête de la 4e puissance militaire du monde. Et les Arabes ont cru ce mythe. A l'époque, il était de même incompréhensible de crier dans la rue que l'armée irakienne n'existait même pas. Saddam Hussein lui aussi a joué un jeu malsain : «j'ai envahi le Koweït pour libérer la Palestine». Ben Laden lui aussi dira que j'ai détruit les WTC pour libérer la Palestine. C'est ce que dit aujourd'hui le président iranien Ahmadinejad. Pourquoi encore et toujours cette façon de traiter la question palestinienne ? Pour recruter les «masses». Et si je suis aujourd'hui intéressé par cet engagement, c'est parce que je sais que l'Iran ne vise à rien d'autre qu'à une influence hégémonique sur l'ensemble du monde musulman. Je suis «intéressé» car je ne veux pas que mon pays soit «occupé» par l'Iran et sous son influence.

Q.O.: Est-ce qu'on doit comprendre que cet engagement international très soutenu signifie la mise entre parenthèses de tous vos engagements nationaux ? L'opposition, le Front démocratique, les candidatures cycliques à la Présidence ?

S.A.G.: Absolument pas et au contraire.

Q.O.: Donc vous n'avez pas pris de retraite politique en Algérie ?

S.A.G.: Evidement non. Vous êtes journaliste et je ne vous reproche pas cet avis parce que c'est la faute du Système. Je ne vais jamais en Europe dans un hôtel, dans la rue, sans que je sois accosté par des gens qui me reconnaissent et qui me répètent, tous, la même chose : pourquoi avez-vous abandonné la politique ? Pourquoi vous ne faites rien ?

Q.O.: Et votre réponse ?

S.A.G.: Ma réponse ? Je n'ai pas abandonné. On m'empêche de faire de la politique. Qu'est-ce que c'est, d'après vous, faire de la politique ? Quand on est au Pouvoir, «faire de la politique» c'est prendre des décisions et être en contact avec le peuple, le convaincre, lui communiquer sa politique. Quand on n'est pas au Pouvoir, c'est aussi être en contact avec les gens. Sauf que je suis interdit d'accès à la télévision, à la radio. Et vis-à-vis de la presse dite indépendante, et que j'appelle presse «privée», la situation n'est pas meilleure. Je suis invité partout dans le monde entier et ce n'est pas pour mes beaux yeux. Mais avez-vous vu El Watan ou le Quotidien d'Oran m'inviter pour débattre de tel ou tel sujet ? Avez-vous vu une université algérienne qui m'invite ? Je n'ai jamais refusé.

Q.O.: Mais vous évitez les prises de positions publiques par rapport à des grèves, des dossiers publics, des dossiers chauds. On a cette impression que vous cultivez une position de neutralité absolue. On a l'impression que vous avez accepté votre exclusion ?

S.A.G.: Ah non ! Je n'ai jamais accepté, ô grand jamais accepté. Chaque année, je fais des déclarations mais elles ne sont pas reproduites. Je me rappelle au bon souvenir, par exemple pour le cas de mon parti. Si vous comptez mes entretiens interviews, vous en trouverez plus d'une centaine. Pour la loi de 2005 sur les hydrocarbures par exemple, j'ai été le premier, le seul à avoir pris position. Et j'ai saisi le président de l'Assemblée nationale, les chefs de groupes parlementaires, etc. Mais la presse a étouffé cette position. Et aujourd'hui, vous entendez dire qu'il n'y a qu'une seule personne qui s'est opposée à cette loi : Louiza Hanoune. Et c'est normal : elle est députée et elle a accès à la télévision, etc. Moi, je n'ai jamais abandonné. Ensuite, il faut le préciser : ce n'est pas ça le travail d'un homme public qui n'est pas dans le Pouvoir. Il ne s'agit pas de prendre des positions mais que ces «positions» parviennent à la population. Or, on ne peut pas communiquer avec la population sans faire des meetings, des rencontres, sans aller réunir les citoyens. Je n'ai même pas le droit de réunir mon conseil national. Il me faut une autorisation et lorsque je demande l'autorisation, on me demande l'agrément. Je suis quelqu'un qui est interdit d'activité politique et d'accès à l'opinion. Pas seulement par les médias, encore que les médias c'est selon : il faut la télévision et la radio. Pas la presse écrite. Donnez-moi un quart d'heure de radio ou de télévision par mois, cela vaut trente-six mille entretiens dans le Quotidien d'Oran, El Watan ou El Khabar. Les gens sont dans le piège : on leur fait croire que nous sommes dans un pays où existent le pluralisme, la liberté d'expression, les débats et où on peut créer des partis et où si un homme politique n'apparaît plus, c'est qu'il a abandonné.

 Ensuite, réagir à chaque fois est inutile. J'ai dit ce que j'avais à dire. Je vous défie de trouver quelqu'un qui s'est opposé, aussi longuement et durement, pas à la personne mais à la politique du Président Bouteflika.

Q.O.: Qu'est-ce qui a changé, en deux ou trois phrases, dans votre analyse de la réalité du Pouvoir en Algérie des années 90 et jusqu'à aujourd'hui ? Qu'est-ce que vous avez révisé en vous ?

S.A.G.: J'ai révisé beaucoup de choses. Pour moi et jusqu'à une date précise, l'action politique consistait à faire prendre conscience aux tenants du Pouvoir qu'il fallait changer le système. Que si on continue de cette façon, on va à l'impasse. Je disais toujours, aux militants et aux autres, que ce changement ne peut pas réussir sans l'armée. Ni encore moins contre l'armée. Tout changement en Algérie ne pourra se faire que par la formule de l'alliance. Et quand j'évoque l'armée, je ne parle pas de l'armée dans sa totalité, mais de «l'armée politique». Parce que l'armée globale, c'est-à-dire les 90% de l'armée, est comme vous et moi du point de vue de leur poids sur la prise de décision. Ni plus, ni moins. Et je concevais ma mission comme une action pour convaincre les tenants du Pouvoir de cette nécessité du changement. Et j'ai toujours eu cette croyance que le Pouvoir allait changer. Une confiance rompue dès l'année 2004.

Q.O.: Avec le rejet de votre seconde candidature à la candidature de la Présidence ?

S.A.G.: Notamment, mais pas seulement. En 2004, on nous a fait croire, pendant une année, que cette fois-ci il allait y avoir au moins un minimum de compétition. Sauf que moi, pour être sincère, je n'y croyais pas trop. J'avais désapprouvé, par exemple, la campagne de Benchicou (ndlr : directeur du journal Le Matin, suspendu) quand, pendant six mois, il publiait quotidiennement des attaques personnelles contre Bouteflika. J'étais toujours convaincu qu'on attaque quelqu'un sur son programme, pas sur sa personne. Et on sait très bien par qui Benchicou, qui est tombé dans un piège, a été alimenté : par ceux qui créaient ce climat précis. Un climat de «confiance». Je me rappelle ce que me disait un ambassadeur convaincu que cette fois-ci ça sera la rupture : «ça ne sera certainement pas Bouteflika», affirmait-il. Je me souviens lui avoir répondu : en politique et en Algérie, rien n'est impossible. Sauf qu'on n'est pas allé jusqu'à la conséquence de cette certitude. Souvenez-vous qu'après mon élimination, j'ai décidé de soutenir Benflis. Je me suis dis : «je vais suivre le menteur jusqu'au pas de sa porte».

 En 2004 donc, on m'a donné la preuve que le régime n'était absolument pas décidé à changer. Et c'est là que j'ai proposé une révision profonde de notre action politique. «Nous nous sommes trompés», ai-je répété. J'avais même qualifié l'opération 2004 comme étant le crime parfait. «Ils» ont réussi à tromper tout le monde, y compris des Etats, sauf les Etats-Unis d'Amérique qui étaient d'accord avec eux. L'action politique devait changer : chacun agissant isolément, nous ne pesons absolument rien. Que chacun oublie qu'il est meilleur et tenant un langage commun pour tirer la sonnette d'alarme. Dire que le choix qui nous reste n'est plus entre changer ou ne pas changer, mais seulement le choix du «comment» nous voulons changer. C'est soit changer dans l'ordre, soit le changement par le désordre. Et je n'ai jamais adhéré aux cycles des rumeurs qui servent comme propagandes indirectes, genre «ça va mal», «c'est la faute de Bouteflika», etc.

Q.O.: Je reviens sur une expression que vous employez souvent : une armée populaire et une armée politique. Vous voulez dire quoi par «armée politique» ? C'est quoi au juste ? C'est qui ?

S.A.G.: Ce sont les «Services». C'est clair. Et ce n'est pas uniquement les «Services», mais toutes leurs ramifications. Ecoutez : ce n'est pas propre à l'Algérie que les «services» essayent d'avoir plus et d'abuser. Vous en avez des exemples même dans les pays les plus démocratiques, avec la CIA, la NSA, le FBI? aux Etats-Unis. Chacun essaye de peser le plus possible sur les décisions politiques. Nous avons ce côté commun avec d'autres pays. Sauf que la différence est que dans d'autres pays, existent des institutions qui ont des pouvoirs. Chez nous, il n'existe que «les Services» et, en face, des institutions virtuelles. Vous croyez que l'Assemblée nationale a des pouvoirs législatifs ? Est-ce que vous le croyez ?

Q.O.: Est-ce qu'un Premier ministre en a ?

S.A.G.: Absolument rien du tout.

Q.O.: Donc il ne peut même pas désigner et choisir ses ministres ?

S.A.G.: oui et il y a une seule exception : moi. Et ce n'est pas pour mes beaux yeux : cela s'explique. Je suis venu en situation insurrectionnelle et donc j'ai rendu service et certains savaient que moi, en rendant service, je ne vais pas confectionner un gouvernement avec des gens qui me seront imposés.

Q.O.: Et cela se fait comment habituellement ? Par quotas ? Par connivences ? Par intérêts bien compris ? Par souci de contrôle de secteur ?

S.A.G.: non, non ! Il faut comprendre qu'à chaque fois que je vous parle de «Services» et de Pouvoir, je n'ai en tête que les gens qui sont les plus sincères et les plus honnêtes entre eux. Dans tout ce qu'ils font, j'exclus toute idée qu'ils le font par intérêt personnel. C'est pire que ça : ils le font par conviction. C'est un groupe, un groupe culturel, car il ne faut pas essayer de mettre des noms dessus. Car chez nous, la substance du système, c'est qu'il faut qu'il soit anonyme. Certains sont convaincus qu'il n'y a qu'eux qui peuvent diriger ce pays. C'est une conviction intime, sauf qu'ils se trompent.

Q.O.: Et c'est une équation qui va perdurer jusqu'à quand ?

S.A.G.: Jusqu'à ce que cela n'ait plus de sens. C'est un régime, et il l'a montré depuis longtemps, qui se tire sur les pieds. Il faut que ce système comprenne qu'il ne peut pas prendre de bonnes décisions parce qu'il repose sur le principe de l'irresponsabilité. C'est-à-dire quand on a l'autorité avec la conviction qu'on n'en rendra jamais compte ; déjà là on est dans l'absurde. La pensée profonde est que «je prends des décisions en ce qui concerne le pouvoir. Quant au reste?». Le choix d'un ministre, dans ce cas, importe peu et c'est pour ça que je n'ai jamais attaqué personnellement des ministres parce qu'ils peuvent être géniaux ; mais dans ce système-là, ils ne servent à rien. Tout ce que l'on demande aux civils ou autres militaires qui ne sont pas dans la politique, c'est une obéissance, le doigt sur la couture du pantalon et surtout une obéissance «larbinique». Moi, lorsque je me suis séparé «d'eux». Je leur ai dit : vous avez besoin de larbins et bien vous m'appellerez quand vous aurez besoin d'alliés. Les civils doivent être vos alliés Pour conduire l'Algérie vers le mieux. Donc, moi je ne m'attarde pas sur ces histoires de corruption, moi je parle des gens les plus convaincus d'entre «eux». Le constat pour moi est qu'ils se trompent. Ils se trompent d'abord au regard des intérêts nationaux, car les intérêts nationaux sont maltraités dans un système où on n'est pas responsable de ses actes. Que penser lorsqu'un ministre, qui est là depuis dix ans, et qui vous répond lorsqu'éclate un scandale chez lui « je ne suis pas au courant, j'ai appris ça par la presse». Comment vous, en tant que journaliste ou en tant que citoyen, vous allez percevoir ce genre de propos ? Je vais vous dire comment moi je les comprends : c'est une marque de mépris. C'est quelqu'un qui a la mentalité de l'impunité. Il est convaincu qu'il n'aura jamais à rendre compte. Il se trompe car il rendra compte au moins à Dieu.

Q.O.: Est-ce que vous pensez, depuis 2004, que la topographie du Pouvoir est toujours la même ?

S.A.G.: Moi, je pars du fait que les forces politiques n'existent pas dans ce pays.

Q.O.: Alors parlons des forces de décisions?

S.A.G.: Vous parlez de Pouvoir. Là, aucun changement. Rien n'a changé. On est dans l'arbitraire et on continue à privilégier la problématique du Pouvoir par rapport aux problèmes du pays.

Q.O.: Soyons plus direct : est-ce que la force de l'armée politique, comme vous la qualifiez, n'a pas été amoindrie depuis 2004 ?

S.A.G.: certainement pas. On veut vous faire croire ça. Cela avantage aux yeux de l'opinion internationale. La nature des rapports n'a pas changé. Moi, cela m'amuse quand un haut gradé, qui venait de faire choisir un Président, proclame que l'armée ne fait pas de politique. Dites au moins qu'elle ne va plus en faire.

Q.O.: C'est l'illusion de beaucoup que de croire pouvoir changer le système quand ils sont dedans?

S.A.G.: Je ne sais pas. Je considère que la seule solution est le changement dans l'ordre, les réformes successives. Je ne demande pas la démocratie car c'est l'accumulation d'une longue expérience. Commençons simplement par appliquer les lois. Car c'est un système qui a énormément de difficulté à entrer dans l'Etat de droit. On est toujours dans l'arbitraire. Dans la vie quotidienne, chacun est confronté à ces cas où la loi est mise en échec par de simples circulaires. Et même mieux: par de simples directives verbales.

Q.O.: Monsieur Ghozali, au regard de votre très long parcours «national», depuis la direction de Sonatrach et jusqu'au dernier portefeuille ministériel, on ne comprend pas comment vous vous expliquez cette position d'être un véritable critique du Pouvoir et d'en avoir été longtemps un acteur, un serviteur et un soutien ?

S.A.G.: Je n'ai jamais fait partie du système. Et je sais que cette affirmation restera longtemps incompréhensible aux yeux de l'opinion. Le système n'a jamais été moi ou beaucoup d'autres. Il faut parler de système dans le système et identifier celui et ceux qui prennent la décision. Moi et d'autres, nous n'avons jamais pris la Décision. Quelque part, je le dis aujourd'hui, nous avons été les «harkis du système». Nous l'avons servi. De bonne foi, car nous nous croyons commis de l'Etat, d'un Etat. On n'a pas compris que nous n'étions que ses instruments. Le système, ce n'est donc pas ce que l'on voit ou croit savoir. Il emploie tout le monde et il nous a employés.