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Le «syndrome hollandais» en Algérie : un débat d'actualité ?

par Samir Bellal (*)

Bien qu'ancienne, la théorie dite du dutch disease (ou syndrome hollandais) semble susciter ces derniers temps un regain d'intérêt dans le débat public. Il en est ainsi de la presse et de l'édition qui consacrent de plus en plus d'espaces à cette théorie dont la naissance remonte aux années 70.

Certains auteurs semblent découvrir cette théorie, à l'image de H. Malti qui, dans son livre pamphlet paru dernièrement1 ,associe, de façon maladroite, la théorie du dutch disease à sa critique politique du mode de gouvernance du secteur pétrolier en Algérie. En concluant son livre par l'affirmation : «Seule la démocratie pourra guérir l'Algérie de son Dutch Disease», l'auteur nous montre combien cette théorie demeure encore méconnue dans certains milieux économiques, en particulier chez ceux-là même qui sont censés en saisir la portée et ? les limites.

 Par-delà donc les motifs qui justifieraient son retour sur le devant de la scène médiatique nationale, l'occasion se présente de revenir, encore une fois, sur l'opportunité de recourir à cette théorie pour expliquer les déboires présents de l'économie algérienne.

 Rappelons, pour le lecteur profane, que la théorie du syndrome hollandais fait référence au phénomène de désindustrialisation dont a été victime, durant les années 70, l'économie hollandaise suite à la découverte et la mise en exploitation, dans les années 60, des réserves de gaz naturel du gisement de Slochteren. Selon cette théorie, ce phénomène survient lorsque l'économie d'un pays subit un choc exogène positif, sous forme d'un accroissement brusque et important de ses revenus extérieurs (revenus du pétrole, par exemple), entraînant une appréciation, en termes réels, de la monnaie nationale, et rendant du même coup l'industrie nationale moins compétitive sur le marché mondial.

Il convient de noter que, dans le milieu académique, beaucoup de travaux ont été consacrés à la vérification empirique de la théorie du dutch disease, mais, faute de déboucher sur une conclusion à caractère général, les analyses empiriques ont fini par mettre en évidence une diversité des situations. En dépit de cela, la théorie continuera de conserver son statut dominant dans le débat théorique : celle-ci se révèle être aux économies rentières ce que la théorie de l'équilibre général est aux économies de marché constituées. Mais, à l'instar de la théorie pure de l'équilibre général, sa fragile contexture ne doit sa survie qu'à la rareté de ses applications pratiques. En effet, confrontée à «l'impureté» des situations concrètes, cette théorie s'avère d'un secours bien limité. C'est ce que nous nous proposons, dans ce papier, de montrer en examinant le cas de l'économie algérienne.

L'économie algérienne se recon naît-elle dans «le syndrome hollandais» ? A cette question, que nombre d'auteurs se sont posés2 , de manière récurrente pour certains, la réponse n'est cependant pas simple. La raison, comme nous le verrons, en est que «morphologiquement», l'économie algérienne présente tous les symptômes du syndrome, mais pas ses mécanismes. Ainsi, selon Y. Benabdellah3 , l'économie algérienne présente, ces dernières années, une configuration sectorielle de plus en plus conforme à celle qui est décrite par la théorie du dutch disease.

 En effet, cette configuration est marquée par :

- Une croissance vigoureuse du secteur minier (hydrocarbures); celui-ci ayant mobilisé des investissements de l'ordre de 21 milliards de $ entre 2000 et 2005, de 32 milliards de $ entre 2005 et 2009;

- Une croissance appréciable dans le secteur des biens «non échangeables», notamment dans le BTP et les services marchands;

- Un déclin du secteur industriel (secteur des biens échangeables), notamment public.

Selon l'auteur, la libéralisation des prix, l'ouverture du commerce extérieur et la convertibilité courante du dinar ont contribué conjointement à faire émerger une configuration qui tend, sans toutefois les atteindre, vers les hypothèses du modèle du dutch disease.

D'où la question, légitime, de savoir si l'émergence d'une telle configuration est le signe que le syndrome a opéré. Autrement dit, il s'agit, en l'occurrence, de savoir si le boom pétrolier survenu depuis 1999 n'a pas induit d'effet de dutch disease dans le cas de l'Algérie. A ce stade de l'analyse, la réponse à la question peut être apportée par l'examen de l'évolution du taux de change effectif réel (TCER), seul canal d'action du dutch disease4 .

 Si l'on se réfère aux statistiques émanant du FMI, il semble que l'on ne puisse, manifestement, parler de dutch disease puisque le taux de change effectif réel a suivi, durant cette période de boom, une tendance à la baisse alors même que les termes de l'échange n'ont cessé de croître. Selon les mêmes statistiques, entre 1999 et 2006, le TCER s'est déprécié d'environ 20 % alors que les termes de l'échange ont augmenté. Il n'y a donc, à l'évidence, pas de relation entre l'évolution des termes de l'échange et celle du taux de change réel.

 Plusieurs raisons peuvent être avancées pour expliquer le pourquoi d'une telle situation pour le moins paradoxale. Pour Y. Benabdellah5 , cela est dû au fait que la Banque d'Algérie réprime systématiquement le surplus de devises par des mesures de stérilisation afin de couper le canal de transmission entre l'offre de monnaie et le taux de change. Une telle situation s'expliquerait aussi par le fait que la stabilisation du TCER constitue, dans la pratique, un objectif déterminant de la politique de change. Cette dernière se traduit, par ailleurs, par une accumulation sans précédent des avoirs extérieurs bruts (réserves de change) à la Banque centrale6 .

S'il en est donc ainsi, c'est parce qu'un facteur d'ordre institutionnel, en l'occurrence la politique de change, a agi pour contrecarrer le scénario auquel nous aurions certainement assisté si l'on était en présence d'une situation où la détermination du taux de change était laissée au libre jeu des forces du marché7 . Ceci nous amène à considérer la dimension institutionnelle du problème de la désindustrialisation à laquelle nous assistons dans les pays à régime rentier en général et en Algérie en particulier. Le constat statistique établi ci-dessus nous dispense par ailleurs de trop nous attarder sur la question de savoir si le boom des années 2000 a un quelconque effet sur le secteur manufacturier (dont on sait que la productivité est pour le moins médiocre), en empêchant que les sources d'accumulation à long terme n'y apparaissent : un examen de la structure sectorielle de la croissance montre en effet que celle-ci est essentiellement l'œuvre, directe ou indirecte, du secteur des hydrocarbures.

 De ce point de vue, une approche par les institutions, à laquelle il est de plus en plus fait recours pour identifier les ressorts du régime rentier d'accumulation, offre une grille de lecture des plus intéressantes. D'abord parce qu'elle permet de fournir des éléments d'explication pertinents sur la trajectoire prise par l'histoire de l'industrialisation en Algérie, des débuts jusqu'à nos jours ; ensuite parce que, par rapport à la théorie dominante du dutch disease, l'approche par les institutions présente l'avantage d'avoir une portée plus générale. Il est aisé de remarquer en effet que le phénomène du syndrome hollandais survient en fait à l'intérieur d'une configuration institutionnelle particulière, particularité qui se lit notamment au niveau du mode d'insertion internationale de l'économie (à travers notamment le degré d'ouverture extérieure et le régime des changes).

Concernant le premier aspect, il semble bien que seul le facteur institutionnel est à même d'expliquer la trajectoire prise par l'industrialisation durant les années 70. L'industrie a connu, durant cette phase que nous qualifions de volontariste-étatiste» en référence à la configuration institutionnelle d'ensemble marquée par la prédominance de la volonté «subjective» de l'Etat dans la conduite du processus d'accumulation, une formidable croissance, qui, du point de vue de la théorie du dutch disease, semblerait paradoxale lorsque l'on sait que c'est le boom du secteur des hydrocarbures qui a rendu cela possible. L'industrialisation du pays, entendue ici dans son sens morphologique, fut entreprise dans un contexte très éloigné des hypothèses du modèle du dutch disease puisque, comme le souligne à juste titre Y. Benabdellah8 , la distinction habituellement opérée entre biens échangeables et non échangeables et sur laquelle est bâtie toute la structure du modèle, n'a aucune signification dans une économie où l'Etat détient le monopole absolu sur l'activité intérieure et sur le commerce extérieur.

Quant au second aspect, à savoir la portée plus générale de l'approche en termes d'institutions, il est clair que le caractère spécifique de la configuration institutionnelle à laquelle renvoie implicitement le modèle du dutch disease, à savoir une petite économie ouverte, non contrôlée, insérée par l'industrie dans la division internationale du travail9 ?, ne permet pas d'envisager, dans le cadre du modèle, des situations différentes, dont les configurations peuvent être multiples. En identifiant clairement un ensemble de formes institutionnelles à partir desquelles une typologie des situations concrètes peut être construite, l'approche en termes d'institutions offre une grille de lecture qui permet d'intégrer la diversité des situations dans l'explication du phénomène de la désindustrialisation, observé dans les pays à régimes d'accumulation de type rentier.

 Ainsi, la désindustrialisation ne saurait être réduite à un phénomène dont l'origine est l'appréciation du taux de change effectif réel. Par-delà les aspects liés au déroulement séquentiel du dutch disease et aux mécanismes de transmission entre booms de ressources pétrolières et mauvaises performances du secteur manufacturier, il convient de souligner que la théorie du dutch disease, qui continue encore de nos jours de servir de thèse dominante pour appréhender la question de l'industrialisation, et partant, de l'accumulation dans les pays rentiers, pèche, tout comme la théorie de l'équilibre général, par le fait qu'elle évacue totalement le rôle des institutions et des acteurs de l'accumulation, en particulier du principal d'entre eux, l'Etat.

Il y a lieu de ne remarquer à cet égard que, bien que d'obédience néo-classique, la théorie du dutch disease n'en préconise pas moins une stérilisation, mesure qui nécessite une intervention de l'Etat, d'une partie des ressources du boom pour endiguer la menace de la désindustrialisation.

 Outre la désindustrialisation, la littérature économique identifie par ailleurs d'autres effets liés aux booms exogènes, effets qui renvoient davantage à des mécanismes institutionnels qu'à celui sur lequel est fondé le modèle du dutch disease. Ainsi, le boom de ressources minières conduit à consolider le rôle de l'Etat dans des situations de rentes centralisées ; favorise l'émergence de comportements rentiers dans la population (avec l'octroi de subventions importantes à la consommation) ; stimule la création de nombreux emplois artificiels (notamment dans la fonction publique) ; pousse à l'émergence d'entrepreneurs parasitaires, articulés sur la rente ; induit une accélération des importations de toute nature10 .

De ce point de vue, il semble manifestement que les nouvelles régulations institutionnelles qui se sont mises en place en Algérie ces dernières années se caractérisent par une incohérence dans la mesure où, au moment où certaines d'entre elles tendent effectivement à contenir le phénomène décrit par le modèle (manipulation du taux de change nominal de manière à stabiliser le TCER, placement à l'étranger d'une partie des surplus pétroliers), d'autres, au contraire, tendent à le libérer. Ouverture extérieure, démantèlement tarifaire, convertibilité commerciale du dinar ? sont en effet autant de configurations qui incitent à se demander si, finalement, la réforme économique n'a pas eu pour effet de libérer le phénomène du dutch disease, réprimé durant la période de l'économie administrée11 .

Nous terminons par rappeler l'idée, essentielle à notre sens, que le dutch disease n'est pas une fatalité. L'expérience montre aujourd'hui que les avantages comparatifs liés aux ressources naturelles ne bloquent pas nécessairement l'émergence ou la construction d'autres avantages comparatifs. Beaucoup parmi les pays agro-industriels ont su, à partir de ressources de l'agriculture, installer une industrie manufacturière compétitive (Thaïlande et Malaisie), d'autres pays ont su, à partir de ressources minières, enclencher un mouvement de diversification de leurs exportations (Iran, Indonésie). Que les expériences se traduisent par un échec cuisant dans la majeure partie des cas ou par un succès, moins fréquent il est vrai, dans d'autres cas, les études empiriques tendent de plus en plus aujourd'hui à souligner le rôle majeur que jouent les médiations institutionnelles pour expliquer la diversité des trajectoires nationales dans la mobilisation des ressources minières à des fins de développement économique. Ces études montrent que la rente externe n'est ni une malédiction, ni une bénédiction pour le pays qui en bénéficie. Tout dépend en fait de la nature et du contenu des compromis institutionnels qui encadrent sa mobilisation.

D'une manière générale, il est aujourd'hui admis qu'un processus de régulation a la vocation de contrer le phénomène du syndrome hollandais12 . Un tel processus, conditionné par l'existence d'une volonté collective d'œuvrer pour l'instauration d'une économie productive compétitive, doit conduire l'Etat à engager un ensemble de dépenses génératrices d'externalités positives pour l'ensemble de l'économie. Il s'agit des dépenses d'éducation, de formation, de santé, de recherche et développement, ainsi que des dépenses d'infrastructures dans les industries dites de réseaux (électricité, eau, télécommunications, transports) génératrices d'effets positifs pour l'économie dans son ensemble. De telles dépenses sont de nature à augmenter la compétitivité de l'économie nationale, contrebalançant ainsi le principal effet négatif du dutch disease, à savoir la baisse de la compétitivité de l'industrie manufacturière locale. Dans le contexte qui est celui de l'économie algérienne où les sources de la croissance ne sont pas encore présentes dans le secteur manufacturier, et où ce dernier ne parvient pas encore à se doter d'une dynamique propre qui soit autonome du secteur des hydrocarbures et de la sphère budgétaire, l'impact négatif de la rente pétrolière sur la croissance à long terme réside justement dans le fait qu'elle empêche que ces sources de croissance n'apparaissent, notamment dans le secteur industriel. Le rôle de l'Etat, dans ces conditions, est de veiller à ce que l'allocation des ressources profite davantage aux secteurs productifs, et plus particulièrement le secteur manufacturier.

(*) : Maître de Conférences, Université de Guelma.

 Note :

1 Malti H., Histoire secrète du pétrole algérien, La découverte, Paris, 2010, 358 p.

2 Voir en particulier Benabdellah Y., «Croissance économique et dutch disease en Algérie», Cahiers du cread, n°75, Alger, 2006 ; Sid Ahmed A., «Du «Dutch disease» à «l'OPEP disease». Quelques considérations théoriques autour de l'industrialisation des pays exportateurs de pétrole», Revue Tiers-Monde, n°112, octobre - décembre 1987; Dahmani A., «La persistance de l'économie rentière ou la malédiction du pétrole en Algérie», dans Le Quotidien d'Oran du 28/01/2004 ; Nemouchi F., (2005), «L'économie algérienne et le «syndrome hollandais», dans Le Quotidien d'Oran, du 15/09/2005.

3 Op. Cit.

4 Il n'est pas inutile de rappeler ici, et de souligner par la même occasion, que dans la théorie du dutch disease, le recul du secteur manufacturier s'opère par le biais exclusif d'un seul canal de transmission, à savoir l'appréciation du taux de change effectif réel, laquelle induit une modification des prix relatifs en faveur des secteurs non échangeables (Services) au détriment des secteurs échangeables non concernés par le boom (industrie manufacturière et agriculture).

5 Op. Cit.

6 Remarquons aussi qu'une telle politique a l'avantage de permettre, du moins théoriquement, d'atténuer le degré d'exposition du secteur productif local à la concurrence externe, quand bien même celui-ci ne pèse pas beaucoup dans l'économie nationale.

7 Dire cela, c'est, de toute évidence, reconnaître la validité de la théorie du dutch disease dans le cadre restreint de ses hypothèses. En effet, envisager que le taux de change et tous les autres prix soient déterminés par le libre jeu des forces du marché revient à admettre la possibilité que le TCER s'apprécie, ce qui est conforme aux hypothèses de la théorie.

8 Op. Cit.

9 Ce dernier critère appelle un éclaircissement. En effet, la théorie du dutch disease présuppose implicitement l'existence d'un certain niveau d'industrialisation du pays et que, jusqu'à la survenue du boom, celui-ci s'insérait dans la DIT par ses exportations de produits manufacturés (biens échangeables). D'un point de vue méthodologique, cela ne nous semble cependant pas constituer un handicap majeur puisque, dans le cas des pays qui ont entrepris de s'industrialiser comme l'Algérie, le syndrome peut se manifester par le fait qu'aucun processus productif ne parvient à exporter. C'est là, en effet, une caractéristique spécifique de l'économie non pétrolière (économie qui regroupe les activités ne relevant pas directement ou indirectement du secteur des hydrocarbures), caractéristique observée aussi bien durant la phase volontariste que durant la période récente de libéralisation.

10 Sid Ahmed A., Op. Cit.

11 Benabdellah Y., Op. Cit.

12 Sid Ahmed A., «Rente pétrolière : quelques problèmes théoriques», dans Beauge G. et F. Buttner (sous la dir.), Les migrations dans le monde arabe, éd. du CNRS, Paris, 1991.