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La sémantique des négociations israélo-palestiniennes

par Salim Kerboua *

«Quand les mots perdent leur sens, les hommes perdent leur liberté».

Ces mots de Confucius et repris par Edward Saïd résument la triste situation dans laquelle se trouve le peuple palestinien aujourd'hui. Intellectuel arabe, américain d'origine palestinienne, Saïd comprit très tôt que tout manque d'appréciation des enjeux d'une négociation coûte cher à la partie qui ne déchiffre pas le sens des mots écrits sur un traité ou des accords de paix, surtout quand cette partie ne dispose pas de leviers militaires et/ou économiques pour imposer ses revendications. Edward Saïd saisit l'importance de la dimension sémantique des négociations entre Palestiniens et Israéliens.

Les pourparlers de paix pour le Proche-Orient ont commencé aux USA en ce début de septembre sous patronage américain, comme à l'accoutumée. Mais, malheureusement, et il faut le dire dès le début, ces négociations ne mèneront à rien sauf peut-être à plus de confusion quant à la situation en Palestine occupée. Mahmoud Abbas, sous une pression hors du commun, doit se présenter devant Obama et Netanyahu pour une tentative de liquidation de la question palestinienne.

Alors que le dirigeant israélien a soumis ses conditions non négociables et clame à qui veut l'entendre qu'il ne reculera pas d'un pouce sur ses exigences, le président de l'Autorité palestinienne est forcé de se rendre à des pourparlers sans aucune condition au préalable, sans aucune demande et sans objectif précis. Benjamin Netanyahu, comme s'il voulait pousser le sadisme un peu plus loin et tester le point de rupture d'une Autorité palestinienne qui n'en a pas, a arrêté ses conditions. L'Israélien est clair: aucun gel de la colonisation; la reconnaissance d'Israël, non comme Etat, point barre (c'est déjà fait), mais comme «état juif,» soulignant le caractère raciste de l'entité sioniste et justifiant de futures horribles mesures envers les populations arabes vivant sous sa juridiction; la démilitarisation d'un éventuel Etat palestinien «viable» (personne n'a encore expliqué le sens de ce terme selon les règles du droit international!); et, pour finir, la cessation finale et définitive des doléances palestiniennes.

Les principes de la diplomatie veulent que l'on aille en négociations avec des atouts, des cartes en mains. Abu Mazen n'a rien de cela, sauf peut-être une vague lettre du fantomatique quartette soulignant son désir que tout traité de paix se fasse en tenant compte des décisions de l'ONU sur le retrait d'Israël aux frontières de 1967 et avec Jérusalem-Est comme capitale du futur Etat palestinien. Et il semble que Mahmoud Abbas manque de discernement pour comprendre la logique de cette tactique: des vœux pieux d'une partie tierce non invitée aux négociations et qui n'engagent en rien Israël. Il faudrait donc se demander avec qui, et surtout sur quoi, Abbas va négocier.

D'où la problématique sémantique de ces négociations. Tout type de pourparlers implique que le négociateur ait des objectifs à atteindre ou plutôt une fourchette d'objectifs: un maximum, idéal mais peu probable, et un minimum, un seuil au-dessous duquel il serait suicidaire de tomber dans les concessions. Feu Yasser Arafat le savait. Il se rendit compte au Sommet de Camp David (2000) que le prix à payer était impossible, que sa situation était intenable; il le fit clairement comprendre à Bill Clinton qui voulait lui forcer la main. Entre le marteau américano-israélien et l'enclume légitime de son peuple, Arafat fit le choix historique qui reflète sa nature patriotique et la raison d'être de sa lutte depuis des décennies. Il décida de ne pas succomber dans le piège de la sémantique dans laquelle il est tombé à Oslo en 1993. Et bien sûr, son refus à Camp David de brader les droits du peuple palestinien signa son arrêt de mort. Le lauréat du prix Nobel de la Paix redevint très vite aux yeux des Américains et des Israéliens un «terroriste» et un «obstacle» à la paix. Tout le monde connaît la suite.

Pour revenir aux Accord d'Oslo, le problème de «avec qui» et «pour quoi» négocie-t-on s'était également posé. En 1992, Yasser Arafat tomba dans le piège de la sémantique du contenu des accords. L'intellectuel Edward Saïd réagit vivement aux termes de ces accords et critiqua le leader palestinien et ses négociateurs pour ne pas avoir compris l'ampleur des dégâts qui en résulteraient.

Les mots ont leur sens, et chaque sens compte.

Le texte d'Oslo était vague sur tous les sujets sensibles. Les points qui normalement devaient être clairs et sans ambiguïté quant aux intérêts palestiniens étaient, au contraire, matière à maintes explications et interprétations. Tout était reporté à des négociations ultérieures et hypothétiques. Alors qu'Israël bénéficiait d'une reconnaissance sans équivoque d'une normalisation certaine avec la future Autorité palestinienne (et même avec certains pays africains et asiatiques qui soutenaient la cause palestinienne); alors que ces accords lui ouvraient la voie vers un traité de paix global avec la Jordanie, rien n'était décidé sur le sort des Palestiniens; ou plutôt tout était décidé du côté israélien mais rien n'était assimilé et/ou déclaré du côté palestinien. Les millions de réfugiés parqués dans les pays arabes soi-disant «frères» et ceux qui vivaient sous occupation se voyaient ignorés des tractations. Pis, rien sur le statut de Jérusalem/ Al Quds, rien sur l'eau, et bien sûr rien sur la colonisation.

Les résultats furent dévastateurs. La première conséquence de ce piège sémantique fut une abdication implicite sur le droit au retour des réfugiés. Les déclarations des officiels palestiniens et arabes changèrent donc pour s'accorder au rythme du nouveau champ sémantique: l'expression «droit au retour» fut remplacée par «solution négociée et juste quant aux statut des réfugiés». Une autre conséquence fut la création d'une Autorité palestinienne faisant besogne de police pour le compte d'Israël, fragmentant les centres de pouvoirs de la résistance. Ceci exacerba les dissensions entre les différentes factions qui commencèrent à s'enliser dans des luttes intestines.

Il y eut aussi le morcellement des territoires occupés en zones d'administrations A, B et C, les reléguant à un Bantoustan proche-oriental (pour reprendre le mot du politicologue américain Norman Finkelstein). Des centaines de colonies poussèrent comme des champignons venimeux à Gaza et en Cisjordanie avec des centaines de milliers de colons accaparant l'eau, asséchant les terres agricoles des Palestiniens et détruisant tout le tissu géographique et économique de la région. A Al Quds/Jérusalem, le visage historique et multiconfessionnel de la ville commença à disparaitre avec l'annexion des nouvelles colonies avoisinantes. L'expulsion de hiérosolymites arabes (maqdissis) s'est accrue ces dernières années avec une déchéance de leurs droits de possession dans la ville. Et bien sûr, la construction d'un mur ghettoïsant les poches de terres éparses où vivent les Palestiniens. Bref, les Accords d'Oslo mirent en application le projet sioniste en territoires occupés sous l'assentiment involontaire et ignorant des dirigeants palestiniens.

Ce mois-ci, un nouveau chapitre vers la liquidation s'ouvre à Washington, et il est fort peu probable qu' Abu Mazen ait la carrure d'un Yasser Arafat. Les pressions seront si fortes ces semaines que le chef de l'Autorité palestinienne risque de tout abandonner d'un coup; sans oublier que ses seuls «soutiens» présents aux négociations sont le président égyptien Moubarak et le roi jordanien Abdallah (suivez mon regard...). Il est aussi fort à craindre que si ces «négociations» aboutissent à un traité final, le texte de ce dernier sera aussi un piège sémantique probablement miné de clauses secrètes, ne présageant rien de bon pour le futur des peuples de la région. Que reste et que restera-t-il de la Palestine après ces négociations? En tout cas, la politique présente des dirigeants israéliens avec une colonisation à tout va et la disparition graduée d'un pays devant les yeux du monde risque d'être de deux choses l'une: ou contre-productive pour le projet sioniste ou génocidaire pour le peuple palestinien. En effet, en suivant une telle politique, Netanyahu ne se dirige-t-il pas vers son pire cauchemar, un état binational pour les deux peuples? Quand il ne restera rien aux Palestiniens, Israël devra soit les intégrer soit les déporter. Ces deux solutions sont inconcevables pour les différents acteurs politiques de la région.

* Maître-assistant en civilisation américaine, Université Mohamed-Khider de Biskra