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Lalla Sfiya: L'aïeule des Ouled N'Har

par Omar Dib

1re partie

Le XVème siècle vit le Maghreb musulman entrer progressivement dans une nouvelle ère historique ; les trois Etats monarchiques traditionnels, Hafside, Mérinide et enfin Zianide, connurent à des degrés différents de graves crises : l'époque médiévale s'achevait dans une atmosphère de perturbations économique, sociale, politique et culturelle.

Cette situation allait plus tard se compliquer davantage: certains rois européens, «sous la férule de la toute puissante Eglise romaine ambitionnèrent de reprendre à leur compte de nouvelles croisades sur les terres africaines». Ce fut pour l'Empire Ottoman l'occasion d'affirmer ses devoirs historiques envers les pays de l'Occident musulman menacés. Néanmoins face aux agitations de toutes sortes résultant de la voracité des uns et des carences du Makhzèn turque, la société maghrébine finissait de mettre en place une organisation, reposant sur le mysticisme religieux, susceptible de lui redonner de nouvelles vigueurs.        Dés lors le Tasawwuf prenait, au fur et à mesure de son extension, une orientation adaptée aux circonstances rencontrées.

Dans un premier temps, des confréries inspirées par des initiés, quittèrent les cités urbaines pour occuper d'abord les zones rurales, puis finirent de s'étendre à travers les grands espaces du sud du pays.     Bientôt dans chaque contrée allait apparaître une zaouia avec ses écoles coraniques où des talebs soufis dispensaient, aux adultes comme aux plus jeunes, les sciences religieuses ou profanes.

Cette époque marqua ce que certains n'hésitèrent pas d'appeler «la révolution mystique» qui débordera-nous le verrons plus tard, jusqu'au littoral. A priori, des hagiographes s'étaient inspirés des légendes qu'entretenaient «les grandes tentes» afin de «nous restituer la geste historique de l'une des tribus au passé prestigieux en l'occurrence les ouled N'har!»

Rien ne nous interdit de croire que leurs ancêtres, les Bekriya, (*) remonteraient aux premiers siècles de l'Islam.

(*) Branche appelée également Seddikiya issue d'Abou Bekr le Calife du Prophète.

On dit qu'ils furent chassés de la Mecque à la suite de quelques différents d'importance, d'ordre familial ou religieux. Ils errèrent çà et là, sans buts précis, jusqu'au jour où l'un d'eux, un ami de Dieu, homme de sagesse au savoir immense, décida de se mettre à leur tête. Après une longue marche il les mèna d'abord en Ifriquiya (la Tunisie actuelle) ; ils y demeurèrent jusqu'à la fin du XIV ème siècle.

A cette époque ils quittèrent les terres Hafsides sous la conduite de leur chef spirituel Sidi Maâmar ben Alia (*) qui les installera en plein coeur du royaume Zianide sur le territoire originel des Beni Amer. (Ces derniers furent semble-t-il peu à peu refoulés jusqu'au littoral).

(*) - On rencontrera des Ben Alia au Maghreb el Aqça, plus précisément à Fes où quelques uns finirent de se distinguer. A Tlemcen, de nos jour, le tombeau du saint sidi Maâmmar Ben Alia, fort ancien du reste, constitue un lieu de recueillement pour de nombreux visiteurs. Pas loin de Djelfa, le fameux Djebel Mechentel fut le théâtre des aventures héroïques de Sidi Mohammed ben Alia, allié par sa mère aux mythiques Sahari dont les légendes animaient les veillées des Ouled Naïl !(*)

(*) - A en croire certains les Sahari seraient issus des magiciens de pharaon ayant fui devant les menaces de leur sanguinaire maître pour avoir suivis Moïse Prophète du Dieu Unique.

Parmi les descendants illustres de Sidi Maâmmar ben Alia il y eut Sidi Bousmaha ben Haya ben bou Laâla. C'était un «tûrûqui» aux allures nobles, un seigneur des ksours et des parcours sahariens reliant d'un bout à l'autre les confins de l'horizon.. De son arrière grand-père Sidi Maâmmar, il avait hérité une insatiable soif de culture et de recherche du savoir.

Un jour à la suite d'une retraite qui dura, assurait-on, pas moins de quarante nuits consacrées aux dikr et aux pratiques de dévotions, il prit une grande décision : réunissant sa nombreuse famille, ses gens, ses biens ainsi que ses troupeaux, il finit ensuite de suivre les pas de son maître Abou el-Hassan Chadely. La longue caravane qu'il commandait s'engagea sur le chemin de l'Orient pour «la siyaha rituelle des pèlerins soufis». Il s'arrêta, affirme-t-on, «dans les environs de la célèbre ville du Delta, Alexandrie berceau de la Tariqa Chadeliya». Ce fut-là qu'il mourut, laissant une descendance aussi forte que vigoureuse.

A vrai dire, l'histoire retient que lorsque Sidi Bousmaha quitta ses terres et sa patrie il y laissa le plus cher parmi ses enfants, son fils Sidi Sliman !

Celui-ci était vraisemblablement déjà marié et, de surcroît, père d'un garçon Mohammed. Elevé dans la Voie, il était nourri aux valeurs du Tasawwuf, plus précisément dans la Tariqa que suivait son noble père !

Homme de lettres réputé, Sidi Sliman fut connu pour avoir donné la pleine mesure de ses qualités de pédagogue, notamment à travers son œuvre majeure: «Cherhoun ?alâ Moukhtaçar es-Soghra», un commentaire célèbre sur «Le petit article de foi» de l'illustre Imam Chaykh Mohammed Ben Youcef Sanouci (Abrégé par Sidi Sliman en faveur des femmes et des gens du peuple, El Bostan, p.347). Poète, il composa également des Dikr et des qaçida en l'honneur de l'Envoyé de Dieu.

De plus, veillant à perpétuer les pratiques traditionnelles de la Chadeliya, il présida les célèbres Medjlisse Dikr et Medjelisse es-Salat au sein de sa communauté.

Son second fils Sid Ahmed el-Mejdoub Bou Amar allait laisser un très grand renom de sainteté. Tandis que son troisième enfant, fut une fille devenue célèbre parmi les saintes femmes de nos contrées sous le nom de Lalla Sfiya (*) (Nous y reviendrons plus loin !)

(*) - En réalité elle se nommait Safia, comme l'une des filles du grand roi Almohade Abdelmoumène Benali, cependant tout le monde l'appelait Sfiya !

On sait que Sidi Sliman avait consacré sa vie à donner aux siens le meilleur de lui-même en offrant à chacun une éducation exemplaire. Cependant, de sa progéniture ce fut Abdelkader ben Mohammed, sans doute le plus savant de ses petits enfants, qui allait semer sur une vaste partie de l'immense Sahara, l'amour d'Allah et les valeurs irremplaçables de l'Islam.(*)

(*) - Mohammed ben Sliman eut deux garçons; «l'aîné, Brahim, un personnage sans prétention semble-t-il serait enterré à El Abiod et ses descendants résideraient à Béni Ounif ou aux environs de Bou Semghoun. Son second fils Abdelkader devenu célèbre sous le nom de sidi Cheikh naquit en 1544 de J.C. »

Bien que vivant à une «époque et dans une région où le fusil faisait loi, sidi Cheikh ne s'occupa que d'exercices de dévotions»; par la seule autorité de son nom et de son caractère, il devint l'arbitre du Sahara et, à la satisfaction de tous, il réglait selon les principes de l'équité et de la justice toutes les contestations et les différents qui surgissaient entre les nomades. Les faibles et les opprimés venaient en foule vers lui. Par ses vertus et sa piété «sidi Abdelkader ajouta encore au prestige de sa naissance; en outre il s'était toujours acquitté d'une façon édifiante des devoirs que lui imposait son titre de moqaddem des Chedeliya.- lequel lui fut attribué par l'éminent savant cheikh Mohammed ben Abderrhmane Soheili, disciple de Sid Ahmed Ben youcef el-Meliani (*)

(*) - Cheikh Md ben Abderrahmane el-kéfif Soheili avait eut parmi ses élèves le célèbre instituteur Ahmed ben Mohammed Cherif (mort en 1577) père d'Ibn Meriem l'auteur du Boustan..

«- D'après la tradition, Sidi Md Ben Abderrahmane Soheili était un aveugle originaire de Yambo (sur la mer Rouge). Après avoir reçu en Orient son affiliation à l'ordre des Chadelya, il finit de venir compléter ses études au Maghreb - Il s'était d'abord attaché à cheikh Mohammed Ben Abdeldjebbar (*)

(*) - Sidi el-Djebbar, dans la mémoire populaire des habitants de derb Sensla, naquit à Figuig et mourut à Tlemecn en 1543, Cet homme vertueux et ami de Dieu, fut également un grand poète mystique qui influença sidi Sliman Ben Bousmaha. Il compta également parmi ses disciples Ahmed ben Hadj Nemich el-Amiry et Ahmed Ghomary Tilimçani. D'une générosité proverbiale, on lui doit une Zaouia, une mosquée ainsi qu'une maison, le tout construit à Haddouche dans le Tessala, destiné aux fakih novices dans la voie soufie.           

On dit qu'il fit des progrès si importants dans le Tasawwuf qu'il finit d'occuper un haut rang dans sa hiérarchie.

Sidi benAbderrahman el-kefif Soheli acheva ensuite son instruction sous la direction de cheikh Bouabdallah Chami dont il suivit les leçons dans son école à Tlemecn. Il quitta ensuite ces maîtres pour choisir de vivre dans la solitude et la retraite au djebel Sehoul du Tafilalet ; là, des bienfaiteurs l'aidèrent à bâtir un oratoire où il s'adonna à la vie contemplative, sans chercher à faire de disciples ; toutefois sa réputation était devenue déjà grande ; bien vite le nombre de ceux qui vinrent lui demander de les instruire augmenta dans de telles proportions qu'il fallut construire une imposante zaouïa ; même une ville s'éleva autour de la demeure de sidi Mohammed Ben Abderrahman lequel, dès lors, prit le nom de Soheli puis de Moulay Sehoul ; il porta finalement le titre de cheikh el-Mechayekh !

Sidi Sliman s'était toujours conformé à respecter une vieille tradition familiale consistant à associer ses enfants - et plus tard, ses petits enfants - aux rencontres qu'il réservait aux visiteurs éminents qui possédaient un savoir vaste et un raisonnement clair; au cours de ces séances Sfiya se tenait derrière ses frères, attentive jusqu'à donner l'impression de boire littéralement les paroles des cheikh qui intervenaient dans les discussions.

Parmi les savants auxquels le vieux seigneur sidi Sliman accordait autant de déférence que de considération, il y avait le moqaddem des «sehoulya», un savant d'une grande urbanité, versé dans toutes les sciences et que les enfants adoraient. Du reste, pour honorer la mémoire de sidi Bousmaha, son fils n'avait-il pas consacré un waqf, à la zaouia du Tafilalet, composé d'un important troupeau d'ovins et de caprins : pour autant que l'on sache, on ne vit jamais troupeau plus florissant que celui-là!

Disons-le tout net: Lalla Sfiya, devenue adolescente était de l'avis de tous ceux qui l'avait approchés une jeune fille d'une grande beauté. Son père l'aimait par dessus tout. Il veilla à lui donner une éducation digne de son rang. Douée d'une intelligence exceptionnelle, elle acquit très tôt, l'apprentissage du Saint Coran selon la tradition en usage dan les grandes familles.  

En outre, elle bénéficiait d'un haut degré de savoir dans les sciences religieuses et profanes. Généreuse jusqu'à remplir son âme des peines et de soucis des uns et des autres pas un jour qu'elle n'offrait à ceux que la nature avait défavorisés un peu de réconfort en même temps elle leur apportait une part de sagesse afin d'illuminer le chemin des femmes et des hommes les plus tristes. Du reste, il n'était rien qu'elle ne sut faire pour partager avec les autres son immense amour d'Allah et de Son Prophète !

«- Qu'il y ait de par le monde, disait-elle, tant de pauvres créatures qui sollicitaient le secours de Dieu, cela offrait aux êtres généreux mille occasions d'entrer dans les Faveurs Divines !»

 En cette aube du XVI ème siècle la notoriété de «la Princesse des ksours» s'étendait sur le nord Sahara pour finir de gagner les villes et les campagnes du Tell. A chaque fête ou cérémonie quelconque c'était Sfiya qu'on invitait la première; sa présence répandait sur ces assemblées féminines comme une atmosphère bienfaisante, de sérénité et de paix mêlées; chacune «l'aimant comme la prunelle de ses yeux» se disputait l'honneur de compter parmi ses proches ! et elle, le coeur léger et l'âme pure, savait qu'on l'appréciait pour les vertus que Dieu attribue à celles et ceux qu'Il choisit !

Tout le monde s'accordait à dire que Sfiya « était à proprement parler une merveille de la création, symbolisant, renchérissaient certains, la perfection de l'idéal féminin, tant sa grâce exquise dépassait tout ce qu'on n'aurait jamais espérer rêver. Ajoutons à ces qualités la finesse de son jugement et l'immensité de ses connaissances. A l'évidence, Allah le Tout Puissant l'avait guidé dans son infinie mansuétude sur les chemins de la sainteté depuis qu'Il l'appela à suivre la Voie de la Certitude !»

«- Or voila qu'un jour un homme se présenta devant sidi Sliman. C'tait un maître d'école réputé pour sa droiture, son honnêteté et sa piété. D'une amabilité toute naturelle et de belle prestance, il s'appelait Abderrahman Ben Moussa. Dans le respect des traditions ancestrales il sollicitait la bénédiction du noble père pour obtenir la main de sa fille es-Siyida Lalla Sfiya. Après un moment de réflexion, le vieux seigneur, remercia d'abord Dieu avant de répondre en termes mesurés au Khatib:

«- Je ne donnerai la main de ma fille pour épouse à quelqu'un que lorsque celui-ci me fournirait la confirmation attestée et reconnue de l'excellence de ses origines !»

Le jeune homme acquiesça poliment. Se pliant aux conditions formulées conformément aux usages, dans cette démarche hautement respectable qu'il venait d'entreprendre, «le futur taleb» s'appliqua à réunir toutes les preuves ainsi que les témoignages dignes de foi affirmant «l'honorabilité de son nom, de ses ascendants, ainsi que l'élévation de ses mérites personnels !»

Aussitôt, sidi Sliman ben Bousmaha jugea pleinement satisfaisantes les preuves ainsi que les attestations des témoins qui lui furent présentés. Dès lors, devant la djemaâ assemblée pour la circonstance, il accepta solennellement, suivant la formule consacrée, de donner la main de sa fille unique Lalla Sfiya pour épouse au cheikh Abderrhmane Ben Moussa.

«Sfiya et Abderrahmne formèrent un si beau couple, chantèrent les goual dans leur langage harmonieux et inspiré, que leur bonheur rayonna, par la volonté d'Allah, sur la nature et les êtres. Ils habitèrent au fameux château des Bousmaha à Sfissifa. (*).»

(*) - Située au Sud de Naâma cette région est entrée dans la postérité grâce à la richesse des monuments préhistoriques qu'elle recèle. Par exemple en 1892, une fresque datant de plusieurs milliers d'années fut mise au jour.

A suivre