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En attendant la prochaine Coupe du monde africaine

par Abed Charef

Nelson Mandela a porté l'Afrique du Sud à bout de bras pendant deux décennies. Mais même les prophètes ne peuvent porter autant de malheurs pendant si longtemps.

Si l'Egypte est, dit-on, un don du Nil, l'Afrique du Sud est en train de devenir une création de Nelson Mandela. L'ombre du grand militant anti-apartheid est, en effet, devenue une sorte d'immense source de vie et de lumière, à travers laquelle vit et respire ce pays au passé douloureux et à l'avenir incertain. L'effet Mandela plane sur tous les aspects de la vie de ce pays qui, comme l'Afrique, balance entre deux extrêmes : entre un mouvement qui promet de faire de l'Afrique du Sud une grande puissance, d'un côté, et de l'autre côté, une tendance qui risque de le faire basculer dans la violence. Et c'est toute l'Afrique qui est désormais liée à ce mouvement de balancier, car si l'Afrique du Sud réussit son décollage, c'est tout le continent qui sera aspiré vers le haut.

 Cette influence décisive de Mandela s'est encore vérifiée lors de la Coupe du monde de football. La stature du leader sud-africain a été décisive dans la décision de confier à son pays l'organisation de la Coupe du monde de football, comme elle le fut auparavant pour la Coupe du monde de rugby, une épopée immortalisée par un film de Clint Eastwood, Invictus. C'est toute l'Afrique qui s'est sentie alors concernée, et elle ne s'y est pas trompée. Le continent a eu «son» Mondial, et il le doit largement à cette légende.

 Mais aussi grande soit son influence, Nelson Mandela ne pourra porter indéfiniment tous les drames de son pays et du continent. Son aura ne pourra occulter les tares d'un continent ni les souffrances de larges pans de la société sud-africaine. Et une fois les lampions éteints, il faudra bien revenir au réel, et regarder cette Afrique du Sud et cette Afrique autrement qu'à travers le miroir déformant de la Coupe du monde et celui de l'empathie. En Afrique du Sud même, deux grands fléaux ont été occultés pendant la Coupe du monde : les inégalités et la violence. La presse internationale a pudiquement fermé les yeux pour ne pas gâcher la fête du premier Mondial africain. Elle a montré les townships, ces immenses bidonvilles devenus un emblème de l'Afrique du Sud, ainsi que les quartiers de cette nouvelle classe moyenne sud-africaine supposée prendre en mains les destinées du pays. Mais on a peu vu les quartiers huppés où une population blanche vit toujours retirée sur elle-même, comme du temps de l'apartheid. Car si la ségrégation a été officiellement abolie, ses séquelles ne disparaîtront pas avant des décennies. Le miracle sud-africain n'a pas encore opéré sur le plan social. La redistribution des richesses, timidement entamée après l'abolition de l'apartheid, n'a pas constitué la priorité. Elle n'a pas encore donné de résultats probants. Et malgré la formidable puissance économique du pays, les réformes n'ont pas été suffisamment tranchées pour sortir de la pauvreté des millions de personnes demeurées hors système. La pauvreté n'a fait qu'aggraver la violence endémique qui secoue l'Afrique du Sud. Et comme toujours, ce sont les catégories les plus vulnérables qui en sont les victimes. Au bas de l'échelle, on trouve toujours les travailleurs étrangers les plus pauvres. C'est ainsi que, ultime paradoxe, s'est développée en Afrique du Sud, une violence raciste visant les étrangers. Une ultime blessure pour Mandela. Par ailleurs, l'Afrique du Sud a raté son Mondial sur le plan sportif. Tout comme l'Afrique. Ce qui renforce ce sentiment de résignation alimenté, d'un côté, par de formidables promesses, et de l'autre côté, une grande déception en raison de ces promesses non tenues. Un échec qui se répète sur le plan politique et économique, et qui s'étend désormais au plan sportif ; un échec qui semble difficile à dépasser quand on voit les perspectives qui s'offrent au continent.

 L'échec sportif est dû à deux facteurs : la faiblesse économique du continent et l'absence d'institutions sportives viables. Les meilleurs joueurs du continent sont contraints de s'exiler, et leur retour en équipe nationale n'est qu'une escapade passagère, presque folklorique, dans leur carrière. Ce qui n'encourage guère l'établissement de structures viables, capables de favoriser le développement du football. Le Nigeria et le Cameroun fournissent l'exemple de ce qu'il ne faut pas faire, avec l'existence d'un potentiel sportif évident, détruit par des querelles, des luttes de clans, des interventions de dirigeants politiques et des immiscions de n'importe qui dans n'importe quel domaine. Des stars de niveau mondial, comme Samuel Etoo, adoptent un comportement d'enfant gâté destructeur pour son équipe. Cette faiblesse risque d'empêcher l'Afrique d'organiser la Coupe du monde (ou les Jeux Olympiques) dans les décennies qui viennent. Car à part l'Afrique du Sud, aucun pays ne semble en mesure de le faire. Les grands pays africains, Nigeria, Egypte, Algérie, Maroc, manquent d'assise. Aucun d'entre eux ne possède le potentiel structurel nécessaire pour engager une telle tâche. Même si des pays comme l'Algérie et la Libye peuvent mobiliser les ressources financières nécessaires pour organiser une Coupe du monde, ils n'ont pas la crédibilité requise. La prochaine Coupe du monde en Afrique n'est donc pas pour bientôt. Elle ne sera possible que si le continent réussit un décollage économique et institutionnel. Et il n'y a qu'un seul chemin qui y mène, un chemin montré par Mandela.