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Dr Mohammed Essghir Nekkache : Un humble qui quitte

par Mostéfa Khiati *

Le Dr Mohammed Essghir Nekkache nous a quittés le samedi 29 mai 2010. Pour l’écrasante majorité des Algériens, ce nom ne signifie pas grand-chose car l’intéressé a quitté la scène nationale le 19 juin 1965, poussé par le coup d’Etat militaire mené par le colonel Boumediene.

Ce que retiendra l’histoire, cependant, c’est que le disparu-a été le principal architecte du service de santé de l’ALN durant la guerre de libération. Il a également et surtout relevé le défi du lendemain de l’indépendance, lorsque les deux mille médecins français ont quitté l’Algérie créant une situation unique dans l’histoire moderne de désert sanitaire. Le docteur Mohammed Essghir Nekkache est natif de Tlemcen, il est né le 26 avril 1918 à Lamoricière (Oran). Il est le petit cousin du Dr. Mohammed Nekkache, le premier docteur en médecine formé par l’université française à de Paris en 1880. C’est un ancien militant du MTLD.

 Il avait fait ses études supérieures jusqu’à l’obtention du doctorat en médecine à Toulouse. La thèse de médecine qu’il a soutenu en 1948, s’intitulait: «Contribution à l’étude d’un cas familial d’ostéopénie», elle est enregistrée sous le numéro 80 à la faculté de médecine de Toulouse. Parallèlement à la préparation de sa thèse, le Dr. Nekkache a obtenu à Toulouse, plusieurs diplômes d’études spéciales (CES): en hydrologie le 21 juillet 1946, en électroradiologie et radiologie le 1er juillet 1947, en hygiène le 1er juillet 1946, en microbiologie à la même date, en médecine légale et en psychiatrie le 20 décembre 1946, en sérologie et prophylaxie vénérienne le 12 juin 1948.

 Dès la fin de ses études, il s’est installé comme médecin privé dans le quartier des planteurs à Oran en 1949. (Estier Cl., Pour l’Algérie, p. 137, Paris 1964) Il peut même être considéré comme le plus diplômé des médecins algériens de l’entre deux guerres.

Il a rejoint les rangs de la Révolution bien avant son déclenchement et met en place une formation de secouristes. La première formation d’envergure est assurée durant l’été 1954, elle concerne une quarantaine de stagiaires venus de toute l’Oranie. (Lemkami M., ibid) D’autres cours de secourisme étaient dispensés aux femmes d’Oran et de sa région, ils étaient assurés par Nakkache deux fois par semaine en son cabinet. Amrane-Minne a rapporté dans son livre, que Mohammed Benyahia était venu la voir dans son cabinet le 24 décembre 1955, pour lui proposer de faire une formation de secouriste à Oran chez le Dr. Nakkache et qu’elle pourrait être logée durant le stage chez la maman de Nakkache. (Amrane-Mine D. D., Les femmes dans la guerre, p. 28, EAIK Ed, Algérie-Oran 2004) Le Dr. Durand, médecin d’Oran, socialiste et membre de l’association ‘Fraternité algérienne’ qui militait pour des négociations dès 1956 a également à pris part cette dernière formation.

 Abdelalim Medajaoui qui venait juste d’avoir son bac et qui rejoindra le maquis de la Wilaya III après la grève des étudiants de mai 1956 rapporte qu’il a été ‘’présenté au Dr. Nakkache, un ami de la famille lors d’une visite de ce dernier à Tlemcen : « Il avait l’habitude me dit-il de prendre en stage des étudiants qui débutent ou terminent leur médecine pour les mettre dans le bain et leur faciliter les premiers pas dans les études ou la carrière. Il me proposa, donc, si j’étais d’accord de le rejoindre à Oran, dès que possible pour le reste des vacances d’été. Pour le gîte et le couvert, il m’offrit de m’héberger chez lui. » (Médjaoui A., ibid) Aux cotés du Dr. Nakkache, il s’initie au nationalisme : « Le docteur Nakkache était l’animateur d’un véritable foyer culturel ouvert. Il était au confluent d’activités très diverses. Son cabinet sa transformait les matinées du dimanche et jours fériés en une espèce d’université populaire ou s’organisaient toutes sortes de cours et de conférences: séances de révision et de préparation des examens par des élèves de lycées et de collèges ; causeries animées par des spécialistes, sur des problèmes d’hygiène divers, sur des questions de musique, de peinture ou autres; où l’enseignant d’une matière était l’élève dans une autre. C’était ainsi que l’on pouvait voir, par exemple, Blaoui Houari disserter sur la chanson oranaise, puis s’initier lui-même aux secrets de l’hygiène dentaire ou respiratoire, livrés à l’assistance par tel chirurgien dentiste ou tel spécialiste d’oto-rhino-laryngologie. Tel praticien venait vous faire découvrir les dangers ‘’des maladies des mains sales», ou comment nos mères roulant le couscous, en croyant s’être bien lavées les mains, pouvaient transmettre de graves maladies dues aux salmonelles, dont l’insuffisante conscience d’une réelle hygiène ne leur avait pas permis de se débarrasser… » (Medjaoui A., ibid)

Le Dr. Nakkache était déjà dans une logique de confrontation armée avec les forces coloniales. Il allait régulièrement aux ‘puces’ certains dimanches : « je l’y voyais acquérir tout un bric-à-brac, des chaussures et des tenues de chasse des surplus américains, des gibecières, des havresacs, des sacs et du matériel de camping, et même de la bâche et du matériel de bourrellerie, pour travailler le cuir et la bâche. Quand il trouvait un établi ou des outils de menuiserie ou autres, il les achetait.

 Dans la maison de sa mère, il avait équipé un grand hangar d’établis de menuiserie où venaient apprendre le métier les jeunes de la section scoute de la vile, sous la conduite de scouts dont c’était la profession… » (Medjaoui A., ibid)

« Dr. Nakkache est un homme éthique, un jour un pharmacien de sa connaissance lui a demandé de lui adresser ses clients, en retour de quoi, il partagerait avec lui sa marge bénéficiaire. Le Dr. Nakkache lui a répondu : « Je n’ai pas besoin de partager avec toi, quoi que ce soit. Je t’envoie mes clients, mais tu leurs feras des cadeaux utiles (sacs à main, biberons…). Je m’inquiéterai de ce que tu leur donneras ». (Medjaoui A., ibid)

 L’Ordre de médecins, à composition colonialiste contrôlait de prés l’activité des médecins musulmans. Il avait l’œil sur le Dr. Nakkache dont le cabinet drainait une grande clientèle. Il l’a passé un jour en conseil de discipline, pour avoir prescrit de nombreux produits en même temps. Il était accusé de délivrer des ordonnances trop couteuses pour la caisse de sécurité sociale.

 Les malades concernés étaient des anciens combattants, souffrant de rhumatismes séquelles des tranchées et des casemates. Il lui était reproché de leur donner plus que l’aspirine, des vitamines, des anti-inflammatoires non stéroïdiens ! Il a répondu aux membres du conseil : « Il n’est que juste, messieurs mes confrères, que je leur prescrive des vitamines et autres antalgiques ‘nobles’, en plus de l’aspirine ! » (Medjaoui A., ibid)

 Il a commencé à faire l’objet de pressions policières dès le lendemain du 1er novembre 1954, il était convoqué par la police. Médjaoui rapporte qu’en 1956, il l’avait rencontré, il lui avait alors dit : « Ils ne me laissent pas tranquille ! Ils sont tout le temps après moi.» (Medjaoui A., ibid)

Il avait caché chez lui Hadj Ben Alla qui sera président de la première Assemblée nationale, et qui était recherché. Il l’a déguisé. Une de ses sœurs, l’a accompagné en train comme si elle était sa femme.

C’est lui qui a installé à Alger la première cellule FLN à vocation santé. Elle était dirigée par la regrettée Mme Lalalim et comptait parmi ses membres Medjaoui, Khatib, Liassine ... Mme Laliam avait deux assistantes Salima B. et Malika M. mais également de Nani Bouderba avant son départ au maquis. L’objectif de la cellule était la collecte des médicaments notamment les antibiotiques et les instruments de petite chirurgie au travers d’une vaste fourmilière mise en place à Alger, dont les maillons étaient des pharmaciens, des médecins, des étudiants en médecine et des infirmières. La cellule assurait la liaison avec les familles qui hébergeaient les ‘pensionnaires’ de l’organisation FLN-ALN. Cette cellule était aussi chargée de former des dizaines de jeunes lycéens et étudiants aux gestes de secourisme. La cellule était en outre chargée de mettre en place les contacts nécessaires pour faciliter aux recrues « réseau santé» de l’ALN de rejoindre leur destination.

 «Le docteur Nakkache nous rendait souvent visite et nous le logions alors dans une de nos chambres, la mienne ou celle de Youcef [Khatib], pendant que nous nous installions, tous deux, dans l’autre. Nous passions avec lui une bonne partie de la nuit à compléter notre apprentissage du secourisme auquel je m’étais initié à Oran et dont j’avais fait profiter Youcef ; nous devions adapter alors ce savoir-faire pour des besoins bien précis : envisager des ordonnances pour les affections les plus probables (diarrhées, toux…); conditionner les doses de médicaments dans des petits sachets en plastique transparents- nous avions acheté une thermo-colleuse pour les fermer hermétiquement-; réfléchir aux besoins d’un djoundi de l’A.L.N., à ce qu’il faudrait lui emballer dans le plus petit empaquetage possible –nous apprenions également à confectionner, en nous initiant à la bourrellerie, des sacs en bâche pour de telles exigences.      «N’oubliez pas, nous disait-il, les besoins de toilette»-; nous avions acheté une provision de brosses à dents en forme de doigtier en caoutchouc hygiénique, muni de pointes de la même matière: placées sur l’index, on pouvait très bien se brosser avec les dents et les gencives. Nous nous étions également procuré un bon stock du Manuel du sous-officier qu’on trouvait en vente dans les librairies : «Il sera très utile là-bas. Chaque frère qui monte au maquis doit en prendre avec lui », nous conseillait le docteur… » (Medjaoui A., ibid, p. 181)

 Repéré par la police coloniale, il se réfugie en Tunisie où il intègre les rangs de l’ALN en juin 1956, il effectue des missions le long des frontières (Buy F., la République Algérienne démocratique et populaire, p. 246, Paris 1965) et surtout supervise les activités de santé au niveau de la base Est. Ainsi, la direction de la santé, de la base d’appui Est, relevait du Dr. Nakkache qui du temps où il était responsable d’une filière médicale à Alger même, avait retenu deux choses: qu’il fallait veiller aux premiers soins sur place et pouvoir communiquer à distance. Tous les nouveaux arrivants, médecins ou étudiants étaient astreints au stage de secourisme: «Dès mon arrivée, je fus présenté au Docteur Nakkache, il accepta mes services et voulu que je suive d’abord les cours destinés aux brancardiers–manipulateurs de T.S.F.» (Bensalem D.-E., Voyez nos armes, voyez nos médecins, Enal Ed, Alger 1985) Cette mission de supervision, il va l’assumer jusqu’en 1957, date de la mise en place d’un organisme unique de supervision pour les deux bases d’appui Est et Ouest.

Ainsi, face au manque aigu de cadres de santé, il fait de la formation paramédicale son objectif principal tout en assurant des prestations de soins aux premiers blessés évacués du maquis. D’abord répartis dans plusieurs maisons louées dans la ville de Tunis, ces derniers sont regroupés dans un seul lieu appelé la ‘zaouia Bakraoui’ à Tunis. L’arrivée de Mahsas, nommé par Ben Bella, à la tête de la base Est, entraine des modifications organisationnelles avec la mise en place d’un Conseil de la santé présidé par Mohammed Toumi.

 Le Congrès de la Soumam et la proclamation de la primauté de l’intérieur sur l’extérieur amène de nouveaux changements avec la nomination du docteur Tédjini Haddam à la tête des services de santé.

 Le docteur Nakkache continue durant cette période ses activités de formation et de soins.

 Il revient à la tête des services de santé avec la proclamation du GPRA et de la création de l’état major général. Il prend en charge la santé militaire alors que les problèmes de santé des réfugiés sont confiés au ministère des affaires sociales du GPRA dirigé par Youcef Ben Khedda. Il conservera sa place jusqu’à l’indépendance.

 Il accomplira dans ce poste de nombreuses actions dont les plus importantes restent un meilleur niveau de formation avec notamment introduction de cours d’urgences chirurgicales dans les cursus de formation, une meilleure prise en charge des blessés notamment les plus graves avec la création d’un centre de rééducation de pointe mis en place dans le cadre du partenariat avec la Yougoslavie, lequel a fait frémir de jalousie de nombreuses délégations d’Europe occidentale qui l’ont visitées.

 Même dans ses fonctions de principal responsable des services de santé, le Dr. Nakkache passait régulièrement dans les unités, il était partout, il travaillait la nuit dans les casemates, il faisait ses consultations à la lumière du permis (lampe à pétrole) (Zemmouchi, In Communication personnelle)

 L’étudiant en médecine et faisant fonction d’interne Ahmed Taleb qui le rencontre à l’époque reste admiratif: «le Docteur Mohamed Seghir Nakkache qui me surprend à la fois par son dévouement et par des idées novatrices sur la formation intensive des secouristes ». (Taleb Ibrahimi A., Mémoires d’un algérien, p. 109, Alger 2006) Martini parle de lui comme ‘’un obsédé de la formation». (Martini M., ibid, p. 391)

Durant son séjour tunisien, il habitait un petit logement de deux pièces dans un hôpital tunisien avec son épouse qui travaillait comme sage femme dans une PMI à Tunis.

Les témoignages sont unanimes pour saluer ses qualités humaines. C’est d’abord l’ancien Président Chadli Bendjedid, responsable de la zone 1, le long de la frontière Algéro-tunisienne qui est blessé au genou, se présente à l’hôpital de Souk Larbaa (entre Baja et Ghardiamaou). Le Dr. Nakkache qui fait sa connaissance à ce moment l’emmène chez le Dr. Yagoubi qui le traite, l’emmène ensuite à Tunis où il lui fait passer des examens et l’invite à manger chez lui. C’est le Pr. Hamladji alors étudiant en médecine affecté au centre de Ghardimaou qui se rappelle : chaque fois qu’on partait en mission, le Dr. Nakkache nous réveillait à 6 h du matin, il avait déjà préparé ramené des beignets et préparé le café au lait et le thé. (Hamladji M., In Communication personnelle)

 Il aura le grade de Commandant de l’ALN en 1962. A l’indépendance, il sera désigné ministre des Affaires sociales en septembre 1963 chargé de la santé dans le premier Gouvernement de l’Algérie indépendante. Il fera un travail remarquable en essayant de mettre en place un système de soins capable de répondre aux besoins immenses d’une population meurtrie, longtemps sevrée de soins. Il mettra notamment en place la pharmacie centrale algérienne dès 1963, l’Institut national de santé publique la même année.

 Lors du coup d’Etat du 19 juin 1965 alors que tous les ministres se sont ralliés aux militaires putschistes, il est le seul à manifester son opposition : «le Dr. Nakkache, arrêté durant la nuit et blessé en tentant d’opposer une résistance » (Weiss F., Doctrine et action syndicalistes en Algérie, p. 281, Paris 1970) Sa deuxième femme suédoise est accusée d’espionnage et arrêtée avant d’être expulsée avec sa fille.

 Il passera cinq années en résidence surveillée à Touggourt, il y travaillera dans l’hôpital de cette ville. Libéré en 1970, il ouvrira un cabinet sur le boulevard du front de mer à Oran où il y travaillera jusqu’à sa retraite. Fidèle à ses amitiés, il sera l’un des principaux dirigeants du MDA, parti créé par Ben Bella à sa sortie de prison. Il sera arrêté et traduit devant la cour de sureté de l’Etat en 1982 avec une cinquantaine de personnes.

 Il sera libéré dix huit mois après que lui soit accordée la grâce présidentielle. Il a eu une fin de vie bien triste, abandonné par sa famille, il a été pris en charge par des gens généreux. Il a vécu ses dix dernières années dans un F2 à Oran, dans une quasi retraite éclairée par moments par la visite de quelque uns de ses anciens compagnons. Je lui ai rendu visite il y a moins de trois mois, sa situation m’a attristée. Il vient d’être rappelé à Dieu.

*Professeur de médecine, Université d’Alger