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De l'histoire et de la loi

par Abed Charef

La loi est trop étroite pour rendre compte de la colonisation. Et Bernard Kouchner paraît si dérisoire dans tout ça.

Le colonialisme est un crime. Un député FLN a fait cette étonnante découverte au début de l'année 2010, un demi-siècle après l'indépendance de l'Algérie. Et ce député ne s'arrête pas en si bon chemin. A partir de cette découverte, il veut faire une loi. Un texte qu'il veut soumettre au vote à l'un des parlements algériens les moins crédibles de l'histoire du pays.

 Y-a-t-il vraiment besoin d'un texte pour se convaincre que le système colonial impose un ordre criminel? Apparemment oui, puisque, paraît-il, des gens continuent d'en douter. La loi du 23 février 2005, en France, en est la preuve évidente. Non seulement elle révélait qu'une majorité de la classe politique française ne croyait pas au caractère criminel du système colonial, mais que les députés français du mérite à cet ordre.

 Pour d'autres, pourtant, des hommes qui symbolisent ce qu'il y a de plus noble dans l'histoire de l'Algérie, le doute n'a jamais existé. L'émir Abdelkader, Larbi Ben M'Hidi, Mustapha Ben Boulaïd, Ahmed Zabana, et tant d'autres, ont toujours considéré le colonialisme comme un crime absolu. Des militants d'origine française ont adopté la même attitude, comme Pierre Chaulet et Henri Maillot. Ils considéraient que le système colonial, au même titre que l'esclavage ou le racisme, doit être rejeté, combattu, et éliminé. Un pays comme l'Algérie a accepté le sacrifice de dix pour cent de sa population pour y mettre fin. Cela veut tout dire.

 A quoi servirait alors une loi criminalisant le colonialisme? A occulter des difficultés internes, peut-être. A offrir au bon peuple un ennemi externe. A contrer des personnages douteux, dans le genre de Bernard Kouchner, et même à faire pression sur la France. Mais le gain semble dérisoire par rapport à la mise. Et il semble rien que l'Algérie a tout à perdre en réduisant le colonialisme à une loi.

 Le système colonial a traversé les siècles. C'est un phénomène qui a impliqué toute la société occidentale, gauche et droite, avec ses catholiques, ses protestants et ses athées, ses socialistes et ses libéraux. Des personnalités s'affirmant héritières des lumières ont soutenu le crime colonial, par leurs actes ou leurs silences, comme Victor Hugo et Albert Camus. Pire : des personnages devenus des héros dans le combat contre le nazisme sont devenus les pires soutiens du système colonial.

 Peut-on demander à ceux qui ont été les piliers du système colonial de faire acte de repentance, de s'excuser pour leurs crimes ? Encore faudrait-il qu'eux-mêmes soient convaincus qu'ils ont commis un crime. Ce qui n'est pas acquis. La représentation la plus démocratique de la société française, l'Assemblée Nationale, a très librement décidé que le colonialisme avait du bon ! C'est dire le décalage qui sépare encore l'ancien colonisateur de l'ancien colonisé, et comment ce qui est si évident au sud reste hypothétique au nord.

 Ceci est du à de nombreux facteurs, comme l'aveuglement des anciennes puissances coloniales, leur volonté de se faire bonne conscience face aux malheurs des pays nouvellement indépendants, les promesses non tenues des indépendances, et même à l'attitude équivoque de certains dirigeants des anciennes colonies. Mais l'Algérie, qui a pourtant payé un prix effrayant pour mettre fin au système colonial, a elle aussi enregistré des défaillances. Elle n'a pas mené le travail nécessaire pour mémoriser et expliquer ce que fut le système colonial, ni à l'adresse des nouvelles générations algériennes, ni à l'adresse de celles des anciens pays colonisateurs. Seule une partie infime de la société française sait, par exemple, que le système colonial déniait aux Algériens le droit de vote, de propriété, de voyage, et que la colonisation a failli mener à l'extermination à la population arabo-berbère d'Algérie à la fin du dix neuvième siècle. Qui, en Italie, en France, en Allemagne, sait qu'à l'époque du Front Populaire, au moment où apparaissent les congés payés dans les sociétés du nord, la plus grande avancée dans les colonies a été d'accorder à une poignée d'Algériens une demi-citoyenneté ?

 De même, aucun criminel de guerre n'a été poursuivi pour ce qu'il a commis en Algérie. Non parce que les crimes n'existaient pas, mais parce que l'Algérie indépendante n'a pas su gérer ce dossier. Elle n'a pas su mener le travail de documentation et de recherche nécessaires pour recenser les crimes de guerre et crimes contre l'humanité, imprescriptibles, et poursuivre leurs auteurs. Par ailleurs, l'histoire est une affaire qui concerne tous les Algériens. Personne n'a le droit de se l'accaparer, encore moins d'en faire un fond de commerce. A ce titre, elle droit faire l'objet d'un consensus national, et dépasser éventuellement ce cadre pour englober l'ensemble des peuples qui se sont solidarisés avec l'Algérie et ceux avec les quels l'Algérie s'est solidarisée. Cela va au-delà d'une loi. Et bien au-delà d'une déclaration stupide d'un homme considéré comme le symbole de la trahison dans son pays.