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Politique de l'offre ou politique de la demande ?

par Derguini Arezki

1ère partie

Dans un livre récent «La fabrication de l'Algérie» (2009), le professeur Abdellatif Benachenhou se place dans le «débat public» sur l'économie algérienne en faveur d'une politique de l'offre. Il faudrait peut-être replacer le livre dans le sillage du rapport de la Banque mondiale sur l'investissement en Algérie.

En établissant cette filiation je veux seulement souligner qu'il faille assurément distinguer entre le point de vue conseil d'une institution internationale comme la Banque mondiale, nécessairement externe, adressé à un acteur particulier, un Etat client disposant de fortes liquidités, et le point de vue interne d'une société et de ses acteurs. Je ne ferai pas mien le point de vue selon lequel ce dont se préoccupe l'Etat, son propre équilibre (ce qui est déjà beaucoup), puisse recouvrir ce dont se soucient les acteurs sociaux, leur dynamique d'accumulation de pouvoir. Il faut prendre acte de leur réalité distincte, ce qui ne veut pas dire les opposer systématiquement.

 Je voudrai pour ma part me situer d'un point de vue interne à la société et soutenir une politique de la demande qui ne soit pas apparentée à une politique keynésienne de soutien à la consommation mais à une politique de demande nécessaire à une politique de formation et d'accumulation de «capital humain» (G. Becker et les nouvelles théories de la croissance) et plus largement de développement des capacités individuelles et collectives (A. Sen). Cela bien entendu dans le contexte d'une économie de rente. Je considère que sans un certain pouvoir d'achat, les dépenses d'éducation ne pourront s'élever au niveau requis par l'investissement dans l'éducation formation ; et qu'ensuite, sans une certaine disposition de la demande sociale en faveur de l'éducation plutôt que de la consommation de masse, il ne sera pas possible d'accumuler. C'est pourquoi je parlerai de construire une demande sociale, avec une structure des dépenses en faveur de l'éducation formation.

Deux hypothèses soutiennent cette démarche : premièrement, l'unité de l'offre et de la demande précède leur opposition et s'exprime dans la dynamique de différenciation de la demande qui «comprend» la formation de l'offre, ensuite, accumuler du capital c'est accumuler dans une certaine structure du capital. De ce point de vue, c'est l'autonomie de la demande qui garantit une dynamique interne, et c'est l'accumulation selon une structure où la composante «actualisante» est celle du «capital humain» qui garantit une accumulation durable. Sans ce «capital humain», sans le développement des «capacités» telles qu'entendues par A. SEN, le progrès technique ne peut pas être incorporé durablement par la société et il risque d'arriver aux infrastructures économiques et sociales ce qui est arrivé aux «industries industrialisantes» : elle valorise un capital mondial mais ne donne pas naissance à la formation de capitaux locaux. Le «capital» forme un tout, il est compris dans des structures mondiales et gravite autour d'un certain nombre de centres, le «capital humain» étant la composante chargée de la mise en cohérence du capital1 dans son ensemble.

 Méthodologiquement, avant d'opposer offre et demande, il faut donc poser leur identité de principe, à la suite de Marx et de Keynes mais pas seulement, et rendre compte de leur identité réelle qui est un enjeu à l'échelle du monde. Elle a été défaite (autoconsommation) sans être reconstruite (division du travail et économie de marché) à l'échelle nationale, nôtre société n'ayant pu connaître un «développement naturel» de son travail et de ses marchés, à la suite de son insertion violente dans l'économie du monde. On doit donc supposer dans notre cas une désarticulation locale, c'est-à-dire l'existence à cette échelle de forces qui s'opposent à leur unité. Nous pouvons affirmer sans craindre de nous tromper que «nos» marchés après avoir été instrumentalisés par la France coloniale, le sont par ce qu'on pourrait appeler aujourd'hui le «capitalisme d'Etat»2. Je ne vois pas comment on pourrait penser que les deux expériences postindépendance, avec «la voie non capitaliste de développement» et le «capitalisme d'Etat», aient pu donner à notre pays ce que les économistes appellent des «marchés efficients». Parler donc de politique d'offre ou de demande suppose donc des marchés qui ne sont pas donnés en réalité mais qu'il faut construire si l'on ne veut pas qu'ils fonctionnent autrement que comme attendu. A mon avis, historiquement, il s'agit plus d'émanciper des demandes qui n'existent pas pour elles-mêmes que de construire des offres qui existent à l'échelle mondiale et s'imposent à l'intérieur mais qui ne peuvent être incorporées par la société à cause de la défection des marchés en particulier.

 Ensuite, cette même unité de l'offre et de la demande suppose une autre unité, celle de l'économie et de la société. Avant de les séparer elles aussi, il faut poser leur unité de principe et rendre compte de leur unité réelle. Il n'est pas difficile de voir que la production et l'échange étant d'abord le résultat d'une division sociale du travail, l'économie doit se former en même temps que la société. C'est là, les deux conditions d'une dynamique sociale vertueuse et d'une dynamique d'accumulation réelle : unités de l'économie et de la société, de l'offre et de la demande.

 Ce à quoi Adam Smith s'opposait déjà, c'était la prétention de ce qu'appellait Herbert Simon la «rationalité limitée» à effectuer ce travail de construction complexe et simultané des différents champs sociaux que présuppose la construction des offres. Il refusait de croire qu'une instance externe aux producteurs puisse être mieux placée que ces derniers pour savoir ce qu'il convient le mieux de produire. Il croyait cependant que ces derniers ne pouvaient pas seuls se donner le cadre de leur activité (la défense de l'intérêt général, dans son cas, de l'industrie nationale,). Il faisait alors allusion à la main invisible pour effectuer ce travail hors de portée de la raison et pour ne pas s'en remettre à la multitude.

 Ce que je crois aujourd'hui, c'est que la construction d'une société complexe exige un travail permanent de la société sur elle-même, par lequel elle actualise sans cesse son intelligence collective, ses mémoires communes qui ont de plus en plus tendance à s'objectiver, mouvement que suggère nettement l'intelligence artificielle rendue possible par la numérisation et qui ne peut être l'œuvre que du riche, libre et discipliné travail social de la multitude en même temps que de la main invisible. Nous sommes comme des animaux sociaux qui travaillent leurs mémoires et leurs intelligences et nous sommes comme des navigateurs qui voguent dans un univers qui ne leur est pas soumis. Nous entrons donc dans le débat avec le point de vue suivant : la construction de l'économie de marché, de l'autonomie et de l'efficience de l'économie, s'effectue dans le mouvement de la construction de la société et du politique3. Cependant ces constructions ne peuvent s'effectuer aujourd'hui comme hier, car ayant à évoluer dans des contextes objectifs et subjectifs, internes et externes, très différents. L'industrie nationale qui a été le fondement de l'Etat-nation ne peut plus s'envisager qu'au travers de grands ensembles, tels la Chine, l'Inde ou le Brésil aujourd'hui. Et encore, ces constructions sociales ont aujourd'hui besoin d'être pensées dans le cadre d'une nouvelle division internationale du travail et d'un nouveau modèle de développement auxquels ne manque pas de pousser la nouvelle compétition internationale. La rapidité du changement n'autorisant plus un développement à un «rythme naturel» (en fait celui d'une société dominante), elles on besoin d'être pensées avec les nouveaux instruments des sciences sociales et humaines, les développements récents de l'économie expérimentale, de la microéconomie et de la sociologie économique (la terminologie s'enrichit des termes d'évaluation des politiques, d'entrepreneurs sociaux, d'ingénierie économique), pour ne citer que ces deux disciplines qui concernent notre sujet de près, et par une pensée autonome (composante intellectuelle d'une demande sociale autonome) en mesure de penser un système de pratiques et de l'instruire. Les constructions sociales s'apparentent de plus en plus à des constructions artificielles qui ont de plus en plus besoin d'une explicitation sociale pour émerger.  

Dans la réalité algérienne, la pensée n'émerge pas d'une dynamique de la demande sociale mais lui est extérieure, et ce malgré la nature du rapport politique (qui s'oppose de prime abord à un rapport de classe) dont elle se réclame à la suite du mouvement de libération nationale. La cause en revient, à mon sens, à l'absence d'unité des différentes formes de capital de notre société. Un des soubassements idéologiques sur lesquelles s'est édifiée notre politique économique, suite à ce rapport d'extériorité, c'est que l'économie devait être conçue comme un instrument externe de transformation sociale : changer les conditions matérielles de la vie, la société changera (ce n'est qu'ensuite que la société sera en mesure de changer ses conditions matérielles. Malheureusement le troisième temps attendra indéfiniment). Il n'est pas question de laisser la société SE changer, on ne se voyait pas dedans, participant à la construction et l'unification de ses représentations, concepts, instruments et structures. Cette conviction (de ne pas avoir la société qu'il faut), l'aisance financière aidant, établissait un rapport entre le politique, l'économique et le social qui dure jusqu'à nos jours : le politique surplombe la société et du fait de son extériorité ne peut exercer d'action directe sur elle, mais seulement de manière indirecte par l'économique. La politique n'est pas conçue comme l'instrument de la société (sa volonté extériorisée, objectivée et évaluable), comme un moyen d'action sur elle-même et sur le monde. Ce qui convenait parfaitement à l'état de la science économique qui représentait la politique de développement comme une simple politique macro-économique, malheureusement la politique d'un «Etat sans économie», le premier terme ayant seul de l'importance. Aujourd'hui une telle croyance ne bénéficie, plus de manière aussi directe, d'une telle couverture scientifique. L'économie expérimentale, la microéconomie contemporaine et la sociologie économique offre d'autres moyens.  

Histoire sociale ou histoire événementielle ?

Le titre du livre, «La fabrication de l'Algérie» (si l'on suppose que le terme «fabrication» n'a rien de péjoratif), ainsi que son introduction, présentent l'ouvrage comme un travail d'historien économique placée sous les auspices d'un certain constructivisme social. L'Algérie en question, aurai été ainsi «produite» par un certain nombre de choix politiques. Le livre en examine une douzaine. Cette analyse qui s'attache à des évènements et des choix ayant «marqués» l'histoire nationale depuis l'indépendance, que l'on pourrait considérer comme les «faits saillants d'une mémoire», ne nous informe pas vraiment sur le contexte de ces faits, sur ce qu'est le chantier de cette Algérie en construction. Ils apparaissent comme sans fond et sans perspective. Rapportés à l'échelle sociale et historique, ils nous paraissent n'avoir eu pour résultat que de défaire davantage la société algérienne plutôt que de structurer son activité, leurs effets réels entrant parfaitement dans la problématique du premier ouvrage du Professeur Benachenhou sur le sous-développement : l'économie en tant que moyen de transformation sociale par le politique s'inscrit dans la poursuite de l'accumulation primitive du capital, de l'expropriation, de la prolétarisation de la société. Notre société est une société de prolétaires qui n'en a pas l'air : derrière les apparences que lui donne un «Etat importé» (B. Badie 1992) financé par le pétrole, elle est expropriée de son patrimoine, de son savoir faire et n'a pas de prise sur le savoir du monde. Il est vrai que l'économiste peut abandonner ce fonds à cet autre ouvrage, s'il ne voulait faire œuvre d'historien économique.

 De plus, ces évènements ne nous informent pas davantage sur la culture de la société dominante (le rapport de ses pratiques à ses intérêts, à son savoir et ses croyances) au sein de laquelle ces choix ont été faits.

 Plutôt que de donner donc à ces évènements une consistance qui m'échappe, je serai porté ici à les attribuer à une histoire événementielle, celle de la mémoire d'une génération, plutôt qu'à une histoire sociale. La longue durée, si chère à cette dernière, étant absente et pas plus présents des temps que l'on attribuerait à l'économie. Il n'y a pas travail de la société sur elle-même, mais seulement effets externes sur une société qui n'a pas le loisir d'avoir une loi, d'être assistée par un Etat dans la construction de ses structures. La société, comme l'affirme quelque part textuellement l'auteur, subit de manière indirecte, par l'intermédiaire de «l'économie», les effets de la politique. Les rapports du politique, de l'économique et du social sont pris tels que les donnent une croyance paternaliste dominante, non tels qu'ils peuvent s'établir et devraient être construits4. C'est le temps du politique qui est ici examiné, et dans ce cas précis, celui d'une génération qui dirige le pays depuis l'indépendance. Dans le livre, l'auteur dissout les rapports du social et du politique dans un flou culturel en même temps qu'il prend acte de l'instrumentalisation de l'économie. En effet, l'aisance financière et la dépense publique ont perpétué la direction politique d'une génération sur la société pendant un demi-siècle sans que ne puissent être mis en question, réfléchis, les rapports du social au politique, de la société et de sa culture. Bien installée dans la confusion de l'économique et du politique5, cette génération a été épargnée de «l'épreuve économique» pour laquelle n'ayant pas été préparée, elle a pu se dérober. Cette épreuve aurait pu être le creuset d'une conversion de son capital vers les nouvelles générations, du capital symbolique, des capitaux des champs militaire et politique aux champs économique et culturel6. La démarche de l'auteur est particulièrement silencieuse sur la formation des capitaux. On ne pourra donc parler de démarche (dé)constructiviste visant à établir les différents champs ou dimensions dans leur coprésence telle que peut le supposer une histoire sociale. Les rapports entre politique, économie et société qui sont actifs dans la construction d'une politique d'offre ou de demande, les choix qui structurent le parcours d'une société, tout cela reste hors champ. La société étant passive (ce que supposait la croyance articulant les rapports entre politique économie et société et qu'entérine la «conclusion» d'un chapitre de l'auteur sur la faiblesse politique de la paysannerie algérienne), l'action étant étatique plutôt que politique, il apparaît dans l'ordre des choses, que l'acteur ne puisse participer que de la construction d'une politique de l'offre, publique de fait (bien loin d'une autre des conclusions de l'auteur, celle se rapportant à l'inefficacité de l'investissement imputée à sa structure à dominante publique). Nous voilà ainsi bien loin de la démarche du constructivisme social : la démarche de l'auteur a perdu la société, son parcours et sa perspective en route7.

Les évènements qui sont analysés dans le livre même s'ils ont marqué la mémoire d'une certaine génération politique (à laquelle participe l'auteur d'un certain point de vue) ont empêché la structuration d'une action collective de construction de la société et de l'économie, qui sont agies de l'extérieur8, et la politique de l'offre de l'auteur ne nous éclaire pas beaucoup sur la manière de construire une telle action collective à la base d'une dynamique sociale et économique vertueuse. Il parle de la nécessité de construire une offre et nous renvoie à des potentiels de croissance. En abandonnant la société en cours de route, l'auteur lui a substitué, comme acteur, celle politique qui se réclame d'elle. La société, comme projection d'un être collectif complexe, reste donc le grand absent de la démarche de l'auteur et nous sommes en fait en présence d'une génération (et par conséquent d'une société) qui se défend du monde comme elle le peut, c'est-à-dire agissant comme au jour le jour, dirigée par ce que l'on pourrait appeler un certain nombre d' «instincts politiques», noyaux d'une sorte d'habitus qui ne peuvent se reproduire qu'en instrumentalisant les champs modernes, surimposés, de la compétition sociale. La société est ainsi abandonnée aux effets externes de la politique de la dépense publique, et de ce fait, hors de certains noyaux, à une large déstructuration, l'action des forces du monde et de l'économie ne pouvant être incorporée et faire composition avec ses propres forces. Et la réflexion qui partant d'une expérience particulière, seul point de départ interne possible, mais ne pouvant comprendre celle plus large de la société, échoue à rendre compte d'une de ses constructions terminales.

A suivre

Notes

1- On peut supposer que l 'unité du capital est mondiale , sa valorisation fonction de sa localisation et de son rôle . Je parlerai indifféremment de capital et de travail social quand je n 'aurai pas besoin de distinguer entre les deux formes de travail direct et indirect.

2- J 'entends capitalisme au sens de F. Braudel. Le capitalisme renvoyant à une position de domination de l 'économie et non à l 'existence d 'une classe. Par ailleurs, le capitalisme mondial n

'a pas besoin de classes dans les pays dominés.

3- Il est facile de se rendre compte que l a division du travail, la spécialisation qui font l 'efficience de l 'économie mais ont des effets centrifuges sur la société, exigent une certaine efficience sociale qui réunit ce que sépare l 'économie : des biens communs, un «capital social», des institutions qui normalisent et orientent les comportements autrement que ne peuvent le faire

le seul calcul marchand .

4 - L 'écart entre le monde et la société continue à se traduire par une opposition entre la société en général et la société dominante.

5 - La compétition politique ayant échoué à commander à la compétition économique. A la différence de la classe dominante en Europe qui a pu différencier ses capitaux et intégrer les différents champs de compétition, la société dominante en Algérie n 'ayant pas la cohérence d 'une classe et ne portant pas le projet explicite d 'une société, ne peut développer une telle propension à la différenciation interne et à la spécialisation. Aussi est-il patent qu 'elle ne peut incorporer les différentes machines techniques et sociales de la compétition dans sa gestion politique de la société.

6- Car il peut en être des espèces de capital comme des espèces animales , on pourrait parler de transferts d 'intérêts comme on parle de transferts génétiques d 'une espèce à une autre par quoi pourrait se justifier une certaine redondance globale sans que des liens explicites ne puissent être établis.

7- On pourra bien parler ailleurs de nouveaux entrepreneurs, de nouvelles clientèles du développement, c 'est toujours du point de vue étatique qu 'il s 'agit.

8 On peut opposer au principe interne de structuration, un principe externe.