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L'approche par compétences : mauvaise réponse à un vrai problème

par Oukaci Lounis

3ème partie

Actuellement, selon la Commission européenne, 75 millions de travailleurs européens (soit 32%) ne possèdent pas ces compétences de base. Dès lors, ils restent en marge du marché du travail et ne participent pas à la rotation rapide de la main d'œuvre. Si demain le réservoir dans lequel on peut puiser les «travailleurs non qualifiés mais compétents» augmentait de 75 millions d'unités, imaginez les pressions que les employeurs pourraient exercer sur les salaires et les conditions de travail... Comme le note une étude du consultant britannique «London Economics», agissant ici comme conseiller de la Commission européenne : «Pour un niveau de demande donné, correspondant à un certain type de compétences, l'augmentation de l'offre de ces compétences-là résultera en une baisse des salaires réels pour tous les travailleurs qui en disposaient déjà» [OCDE 2005].

 La formulation des compétences de base ne signifie évidemment pas que personne ne devrait aller au-delà. Une partie importante des futurs travailleurs devra poursuivre des études en vue de l'acquisition de qualifications de haut niveau. Et les élites sociales continueront aussi de s'assurer que leurs propres enfants aient accès à la formation humaniste qui leur offrira la capacité de diriger le monde. Mais cela se fera en partie en dehors de l'école et en partie dans les écoles qui sont aujourd'hui déjà réservées aux élites. Là encore, l'approche par compétences prend toute son importance puisque son caractère flou, imprécis, permet justement d'interpréter les mêmes programmes de façon extrêmement variable «Des programmes qui divisent».sujet que nous allons discuter ci-dessous.

A quoi sert l'école ?

Marcel Crahay, qui fut pourtant jadis l'un des défenseurs de l'introduction des compétences dans l'enseignement francophone belge, écrit aujourd'hui : « la logique de la compétence est, au départ, un costume taillé sur mesure pour le monde de l'entreprise. Dès lors qu'on s'obstine à en revêtir l'école, celle-ci est engoncée dans un habit trop étriqué eu égard à sa dimension nécessairement humaniste. Il est urgent que l'école se dégage de l'emprise de l'économisme qui s'insinue dans tous ses rouages, intellectuels et organisationnels» [Crahay 2005] (27). Car au fond, que nous demande-t-on ? D'appauvrir l'enseignement, d'en réduire les objectifs à une demi-douzaine de «compétences de base». Et au nom de quoi ? Des besoins d'un système économique dont la faillite est patente et la fin irrémédiable, quoiqu'imprévisible. La question qui se pose aujourd'hui à l'humanité n'est plus : «l'économie capitaliste a-t-elle un avenir ?». Mais seulement : «par quelles violences, quelles souffrances nous faudra-t-il encore passer pour mettre fin à ce système ?» Et pour l'école, la question pertinente n'est donc pas «de quels savoirs armer les jeunes pour être compétitifs dans cette économie, pour être les plus forts, pour écraser les autres», mais bien : «quels savoirs et quelles valeurs leur seront nécessaires afin de sortir le monde des crises économiques, climatiques, écologiques, énergétiques, alimentaires, sociales, culturelles... qui s'enchaînent avec une force toujours redoublée ? Quels savoirs et quelles valeurs l'éducation doit-elle transmettre - et à qui les transmettre ? - pour accélérer la fin d'un ordre économique et social anarchique et inique, qui conduit l'humanité à la ruine ?». La réponse à cette question-là ne réside pas dans l'approche par compétences mais avant tout dans une solide formation générale et polytechnique.

Piaget, Vygotski, Freinet... tous coupables ? L'approche par compétences et le constructivisme

L'approche par compétences se présente parfois à nous comme héritière de la tradition pédagogique constructiviste qui, depuis les travaux théoriques de Piaget et Vygotski et par les apports de praticiens comme Célestin Freinet, a alimenté toute la réflexion et l'action pédagogique progressiste, particulièrement dans les années 1950 à 1970. Et en effet, on retrouve dans les écrits théoriques sur l'approche par compétences, de nombreuses expressions qui semblent tout droit sorties des travaux des pédagogues constructivistes : la volonté de «mettre les élèves au travail» sur des «chantiers de problèmes», afin de «donner du sens aux savoirs et aux apprentissages», l'importance accordée à «l'activité de l'élève» comme moteur de la «construction de savoirs », ...pardon ! De compétences. Or, à y regarder de plus près, cette filiation est totalement infondée. A vrai dire, l'approche par compétences se situe à l'exact opposé des pédagogies constructivistes ou socioconstructivistes.

 Avant toute chose, il faut s'entendre sur le sens des mots. Outre son acceptation particulière en histoire de l'art, le terme «constructivisme» recouvre au moins deux théories extrêmement différentes, selon que l'on se situe dans le champ de la psychologie et de la pédagogie d'une part, de la philosophie, de l'épistémologie et parfois de la sociologie d'autre part.

 Les deux sens du mot «constructivisme» :

En pédagogie, le constructivisme désigne un ensemble de conceptions issues notamment des travaux du psychologue suisse Piaget (1896- 1980) et, davantage sans doute, du Russe Vygotski (1896-1934). Pour désigner l'héritage de ce dernier, on parle parfois de «socioconstructivisme », parce qu'il mettait davantage l'accent sur l'importance des relations sociales de l'enfant (avec son environnement, ses condisciples, ses professeurs) que sur le développement autonome de son intelligence. Pour l'essentiel, le constructivisme pédagogique affirme simplement, sur base d'observations scientifiques, que les concepts s'acquièrent plus facilement et plus efficacement lorsque durant l'apprentissage l'élève passe par un processus de (re)construction des savoirs, c'est-à-dire, techniquement, par sa participation à une démarche hypothético-déductive. La «mise en situation de recherche», l'activité de l'élève sur des «chantiers de problèmes» qui «donnent sens» aux apprentissages, est plus efficace qu'une démarche exclusivement transmissive, d'une part parce qu'elle est source de motivation, d'autre part et surtout parce que le va et vient de questionnements, de tâtonnements, d'erreurs, d'hypothèses qu'elle engendre permet de progresser réellement dans la compréhension. Il s'agit en quelque sorte d'amener l'élève à parcourir à son tour un processus identique ou similaire à celui qui a vu éclore le savoir qu'il étudie. Toute théorie scientifique apparaît en effet historiquement comme réponse à une interrogation, comme produit d'une démarche faite d'hypothèses et de vérifications mais aussi d'erreurs et de conflits. Tous les savoirs sont, historiquement, des «constructions sociales et culturelles», marquées par les idées, les contradictions propres à l'époque qui les a vues naître. En physique, la théorie de Galilée sur la chute des corps a vu le jour, comme chacun sait, au cœur de la lutte pour affranchir la science de la domination idéologique de l'Eglise catholique. La conception de Newton sur la gravitation et les mouvements des planètes a dû s'imposer contre l'idée cartésienne d'un éther tourbillonnant.

 La théorie du champ électromagnétique de Faraday et Maxwell n'a trouvé sa formulation «définitive» qu'après des cheminements tortueux et conflictuels.

 Et le développement de la mécanique quantique au XXe siècle n'a été qu'un long combat entre de multiples interprétations divergentes. La pédagogie constructiviste ne dit évidemment pas que chaque élève doit tout redécouvrir. Ni même que la contextualisation des savoirs scolaires doit nécessairement être conforme au cheminement historique.

 On peut amener les élèves à découvrir et à formuler des éléments des théories de Galilée et de Newton à partir de questionnements qui, aujourd'hui, seront plus efficaces et davantage porteurs de sens que de vouloir les replonger dans le contexte culturel du XVIIe siècle.

 L'important n'est pas là, mais dans le fait que les savoirs répondent à des questions qui font sens pour l'élève et qu'il ait, par ses tâtonnements, ses hypothèses, ses erreurs, suffisamment participé au processus de construction du savoir pour en comprendre la portée. Cette nécessaire activité de l'élève peut prendre mille formes, depuis le simple jeu de questions-réponses entre la classe et le professeur jusqu'à la «pédagogie du projet», pour autant qu'elle soit efficacement dirigée et encadrée. Le constructivisme pédagogique bien compris se situe en tout cas à des années-lumière de l'espèce de fétichisme méthodologique que certains ont voulu en faire avec leurs immuables «mise en situation de recherche», «recherche documentaire », «production individuelle ou collective »...

 Pour sa part, le constructivisme philosophique (qui se qualifie aussi parfois de «constructivisme radical») n'affirme pas seulement que toutes les connaissances élaborées par l'humanité sont des constructions sociales - ce qui est une évidence historique - il professe en outre que toutes ces théories ne sont «que» des constructions sociales. Ce petit mot fait toute la différence. Il pose ainsi en dogme que les théories élaborés par l'homme ne peuvent jamais et en aucune manière prétendre au statut de «vérité objective», qu'elles n'ont de valeur «que» relativement au contexte social, historique, culturel où elles ont été construites. C'est pourquoi cette conception épistémologique est aussi parfois appelée «relativisme». Pour le constructiviste radical, pour le relativiste, il n'y a pas de vérité, il n'y a que «des» vérités dont aucune ne peut prétendre être supérieure aux autres. A ses yeux, les conceptions antiques des Egyptiens sur l'origine de l'univers et celles du Big Bang ne sont pas plus ou moins «vraies», l'une que l'autre. Elles se réfèrent seulement à des cadres culturels différents; elles répondent efficacement, l'une et l'autre, aux exigences de leur époque. L'absurdité d'une telle position est patente dès qu'on la confronte à la pratique scientifique et technologique. Si l'on compare par exemple les conceptions aristotélicienne et newtonienne sur la gravitation, on constate que la seconde permet d'expliquer non seulement tous les phénomènes décrits par la première (le fait qu'une pierre tombe, alors que la fumée chaude s'élève dans les airs par exemple) mais aussi les mouvements de la lune, des planètes, des comètes ainsi que les marées.

 Dès lors, même si l'on sait aujourd'hui que la théorie de Newton a été supplantée par la relativité générale d'Einstein, même si l'on ne peut exclure que les anomalies des mouvements des galaxies n'ouvrent un jour la porte à une révision plus déchirante de la théorie de la gravitation, il est néanmoins absurde de prétendre qu'il n'y aurait pas de différence entre la «vérité» de la théorie de Newton et celle d'Aristote. Car la première est tout simplement supérieure en tous points, dans la pratique. Comme l'indiquent Jean Bricmont et Alan Sokal, adopter le point de vue du constructivisme philosophique ou du relativisme «équivaut à renoncer à la recherche d'un savoir objectif et, partant, au but même de la science» [Sokal 2005] (28). En définitive, le constructivisme philosophique n'est qu'une resucée postmoderne du vieil idéalisme subjectif pour lequel il n'existerait aucune réalité en dehors du sujet pensant.

Un renversement des buts et des moyens

Mais revenons à nos moutons de l'approche par compétences. A entendre certaines déclarations de ses porte-parole, on pourrait avoir l'impression que l'approche par compétences s'inscrit résolument dans une optique de pédagogie constructiviste.

 Selon Perrenoud, par exemple, «une partie des élèves en échec n'accrochent pas aux connaissances décontextualisées et coupées de toute pratique qui constituent le menu principal des disciplines à la fin du primaire et durant le secondaire. Pour eux, les savoirs scolaires n'ont pas de sens aussi longtemps qu'ils restent déconnectés de leurs sources et de leurs usages sociaux. L'approche par compétence établit des liens entre la culture scolaire et les pratiques sociales» [Perrenoud, cité par Bosman 2000] (29). Ici, la similitude du discours avec celui des pédagogies constructivistes semble flagrante. Mais cette ressemblance au niveau du langage cache, en réalité, un retournement complet des moyens et des buts.

 La différence radicale entre l'approche par compétences et les pédagogies constructivistes, la voici : dans la première (l'approche par compétences), le savoir n'est qu'un outil, un accessoire, dont on peut occasionnellement avoir l'usage dans la réalisation d'une tâche. Au contraire, dans une démarche constructiviste bien pensée, le savoir constitue le but même de l'apprentissage.

 Dans cette optique, explique très justement Francis Tilman, de l'Atelier de pédagogie sociale Le Grain, « Le savoir n'est pas au service de la compétence (...) ce sont les compétences, c'est-à-dire l'usage et la manipulation du savoir qui sont au service de l'appropriation de celui-ci » [Tilman 2005] (29).

 En pédagogie constructiviste, on met l'élève au travail sur une tâche, seul, en groupe ou en interaction avec le professeur, afin de lui faire découvrir, à travers le problème à résoudre, la nécessité de concepts nouveaux, afin de l'amener à formuler des définitions ou des propriétés, afin de le conduire à découvrir ou à entrapercevoir une loi, afin de l'amener aussi à déconstruire ses idées préconçues, ses a priori... La résolution d'une tâche, d'une «situation-problème», est ici un moyen, un cadre dans lequel vont se construire des savoirs. Dans l'approche par compétences, on fait exactement le contraire : la résolution de la tâche est l'objectif final et le critère de réussite. Le savoir, lui, n'intervient que comme un accessoire. Peu importe qu'on le possède ou qu'on le trouve dans un livre ou sur Internet, peu importe qu'on le comprenne ou qu'on sache juste l'utiliser, peu importe qu'on le maîtrise entièrement ou qu'on n'en maîtrise que les aspects utiles dans le contexte de la tâche prescrite. Du moment que la tâche soit menée à bien. Entre les deux approches, le rapport à l'erreur se trouve entièrement renversé. Dans la pédagogie constructiviste, le plus important n'est pas que l'élève parvienne au bout de la tâche, mais qu'il ait mis à profit son travail (et ses erreurs éventuelles) pour progresser dans la découverte et la maîtrise des connaissances. Dans l'approche par compétences, le progrès dans la maîtrise des savoirs n'est pas un objectif en soi. Seul compte le résultat final. Adieu le droit à l'erreur et, surtout, adieu à l'utilisation de l'erreur comme levier pédagogique.

 On nous objectera que c'est bien ainsi que les choses fonctionnent dans la vie courante. Si je prépare un bon couscous pour mes amis, on ne me demandera pas si je connaissais la recette par cœur, si je l'ai trouvée sur un carton- réclame ou dans un ouvrage de cuisine prestigieux ou encore sur un site internet auquel j'ai accordé ma confiance aveugle. On ne m'en voudra pas si j'ignore la qualité de la semoule. On ne vérifiera pas si je peux expliquer pourquoi telle marque et non l'autre marque... Tout cela n'a aucune importance, du moment que le résultat soit bon et beau à table. Et si le plat est raté, toutes mes connaissances théoriques ne sauveront pas mon dîner de la catastrophe. Alors pourquoi l'école devrait-elle fonctionner autrement ?

 Parce que le but de l'école n'est pas de préparer un couscous, mais d'apprendre l'art de la cuisine. Le but de l'école n'est pas de lancer dans les airs une fusée à eau sous pression, mais d'apprendre aux élèves les mathématiques et la physique. Le but de l'école n'est pas de comparer un texte de feu Boumediène et un texte de Monsieur Bouteflika, mais d'apprendre aux élèves les faits et les méthodes d'analyse historiques. Le but de l'école n'est pas d'écrire un article de journal ou de lire un mode d'emploi mais d'apporter aux élèves les outils qui leur permettront de lire et d'écrire ce qu'ils auront besoin et envie de lire et d'écrire. En pédagogie constructiviste, le travail sur un journal - comme le pratiquaient les élèves de Célestin Freinet -, sur des documents historiques, sur des problèmes de physique... ou sur un couscous peut servir de support à l'apprentissage; mais celui-ci reste l'objectif, le but de tout le travail scolaire.

A suivre

Bibliographie

27. Rey, B. et al. 2007. Les compétences à l'école, De Boeck Education.

28. Roegiers, X. & Ketele, J.D. 2001. Une pédagogie de l'intégration, De Boeck Université.

29. Ropé, F. & Tanguy, L., 2003. Savoirs et compétences, Editions L'Harmattan.