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Le paradigme de l'Arabe, ou la représentation de l'indigène dans la littérature coloniale

par Kaddous Mohammed Zinel Abidine

2e partie

Extraits analysés de «l'Etranger», page 73 dans les éditions TALAN TIKIT, Béjaia, 2007: Le choix de cet extrait en particulier a été motivé par le fait que le noyau de cette étape dans la structure du récit est très révélateur. Le noyau, d'après, J.M.Adam, est un moment de risque du récit, où celui-ci va bifurquer, choisir une autre direction qui sera conséquente pour la suite de l'histoire. En effet à partir de ce moment de l'histoire, la vie du personnage va changer du «tout au tout»: de «promeneur sur la plage» à celle de» meurtrier», ceci d'une part, et d'autre part nous y avons vu aussi un moment crucial, parce qu'étant le moment où la tension psychologique du personnage atteint son paroxysme, nous pouvions peut-être y entrevoir, déceler ainsi la possibilité de l'aveu d'une intéressante représentation de l'indigène :  

Premier extrait :

«Il était seul. Il reposait sur le dos, les mains sous la nuque, le front dans les ombres du rocher, tout le corps au soleil. (...) J'ai fait quelques pas vers la source. L'Arabe n'a pas bougé (...) J'ai fait un seul pas en avant. Et cette fois, sans se soulever, l'Arabe a tiré son couteau qu'il m'a présenté dans le soleil (...) Tout mon être s'est tendu, et j'ai crispé ma main sur le revolver. La gâchette a cédé, j'ai touché le ventre poli de la crosse et c'est là, dans le bruit sec à la fois sec et assourdissant, que tout a commencé. (...)»

Pour dégager la représentation de l'indigène, nous nous sommes référer au travail de Mr Morad Yelles: « Culture et métissage en Algérie: la racine et la trace»dans lequel il analyse et démonte, dans cet article, la construction du personnage de l'indigène.

D'abord la scène de l'action, c'est le choix de «la plage» comme espace révélateur de l'imaginaire pied-noir qui revêt les attributs d'un symbole fort, «doublement emblématique», celui du débarquement de 1830, de sanctuaire pied-noir, et voici de quelle manière elle est décrite dans «Noces»:

«Voici un peuple sans passé, sans traditions, et cependant non sans poésie (...) Ces barbares(les pieds noirs) se prélassent sur des plages»

La plage est «un espace privilégié», c'est là où se célèbre le repos du guerrier. L'Arabe sur cette plage en était la fausse note, une hérésie, le souvenir vivace d'une résistance qu'il fallait gommer. Le souvenir de Bologhine qu'il faut effacer, celui des Sanhadja et Maghrawa qu'il faut expulser de l'histoire de l'Algérie ?'latine'' ; et c'est sur la terre de qui on appelle à l'y enterrer aujourd'hui (Quotidien du 09/01/2010). C'est-à-dire en termes claires, créer un lieu de pèlerinage pour nostalgiques et nouveaux supplétifs, un masmar dj'ha quoi !

 On doit quoiqu'il en soit, et selon les usages, en demander l'autorisation au maitre du sol (L.B): à Monsieur Bologhine el Dziri, Calife du Maghreb par décision du Grand Fatimide El Moez (fr.wikipedia.org/wiki/Alger).

 Puis, la construction du personnage de l'indigène, est traitée à la fois à la fois comme celle :

 -d'un animal «par ces postures félines»:

 -«Dès qu'il m'a vu il s'est soulevé un peu «p.72».Il s'est laissé aller en arrière «p.72».Je devinais son regard (...) entre ses paupières mi-closes «p.72».

 -de « minéral»:

 -«Le front à l'ombre du rocher (...) p72,»Peut être à cause des ombres sur son visage, il avait l'air de rire «p.73.»

Suite à ce désassemblage, nous pouvons à notre tour relier ces éléments pour faire apparaitre l'image d'un indigène qui, du fait de sa présence en un tel lieu sacré, commet un acte sacrilège ceci d'une part, et d'autre part est provocateur, car il était en fait «porteur d'une mémoire physique (...) celle d'une dépossession». La présence de l'arabe est acte de résistance, et rappelle surtout, en sous texte, « que quoi qu'on fasse les arabes sont toujours là».

 Nous porterons ensuite notre attention sur deux mots en particulier, qui nous ont semblé être porteur de sens, et qui pourraient nous informer sur le fond de la pensée de leur scripteur, et peut être aussi sur la portée à laquelle ont les avaient destinés.

 «J'ai fait quelques pas vers la source. L'Arabe n'a pas bougé.» Page 73.

 En analysant deux mots «source» et «Arabe» nous tenterons de proposer une autre image et représentation de l'indigène:

 - source : dénoté, peut avoir comme signification de base» point d'eau», «fontaine», mais connoté nous pouvons lui donner le sens de «symbole de la vie», et de» pureté».

 - Arabe : dénoté signifie» Algérien»,» autochtone», connoté, et en référence au texte de Louis Bertrand cité plus haut, il peut prendre le sens de pouilleux, sale, laid, misérable, stupide, barbare, taré et vicieux.

 Opérant la commutation donc, nous ferons la proposition suivante :

 « J'ai fait quelques pas vers la source (la vie, la pureté) l'Arabe (pouilleux, sale, misérable) n'a pas bougé.»

 Et dire que dans « le quotidien» du samedi 21 novembre 2009, p.17 on nous suggère que A. Camus s'identifiait à l'Arabe. Il y a de quoi s'arracher les cheveux !

 Oui Momo(quotidien du 28 décembre 2009)avait raison de dire que «choisir entre sa mère et la justice, c'est sa mère qu'il choisira»était la phrase la moins absurde de Camus, car c'est à l'aide de cette phrase qu'il faudrait relire «l'Etranger», en effet ,si parce que la mère du personnage est morte de mort naturelle, celui ci ira se «catharciser» en exécutant un arabe, non pas d'une balle, mais de quatre, qu'est ce qu'il aurait fait si sa mère l'eut été par une bombe jebhiste?

 Meursault est il un double, un transfert psychanalytique qui libère son auteur ?

 Pour lui peut être que les mères déchiquetées dans la rue des Abencérages n'en étaient pas! Qu'elles n'étaient que des ?'fatma'',que ça ne comptait pas ! Il est algérien veut- on nous en persuader. Oui, mais il n'est que né en Algérie au même titre que Salan, Ortiz, et Susini, c'est tout.

 Deuxième extrait :

«mais j'ai fait un pas, un seul pas en avant. Et cette fois-ci, sans se soulever, l'Arabe a tiré son couteau.»

 Nous nous sommes proposés d'analyser cette image de «sans se soulever, l'arabe a tiré son couteau», image implicite de l'indigène toujours armé d'un couteau, qui fait corps avec son couteau autant que peut l'être sa main ou sa jambe, en vérifiant si nous n'avions pas encore ici une stabilité dans cette représentation de l'indigène par rapport à d'autres écrits d'Albert Camus, nous lirons :

 Un extrait de» le Premier homme» pouvait nous fournir l'opportunité de vérifier :

 Soldat en 1905, le père du narrateur dans ce roman, évoque ce qu'il avait vu:

 «C'était la nuit (...) dans un coin de l'atlas, Comery et Levesque, devaient relever la sentinelle (...) Ils avaient trouvé leur camarade la tête renversée (...) Il avait été égorgé (...) La deuxième sentinelle avait été présentée de la même façon.»

 Donc, nous voyons que l'image de l'«indigène-couteau» n'est pas pour le moins accidentelle, mais elle semble être stable dans la caractérisation de l'indigène chez Albert Camus, elle se répète.

Troisième extrait tiré de «Le Premier Homme», éditions Gallimard 1994, page 257-258.

«Ce peuple attirant et inquiétant, proche et séparé, qu'on côtoyait au long des journées (...) et, le soir venu, ils se retiraient pourtant dans leurs maisons inconnues, où l'on ne pénétrait jamais, barricadés aussi avec leurs femmes. (...) Ils étaient si nombreux dans les quartiers où ils étaient concentrés, si nombreux que par leur seul nombre, bien que résignés et fatigués, il faisait planer une menace invisible. (...)»

L'image, la représentation de l'indigène, celle de tout le groupe social, que nous allons essayer de faire ressortir est faite d'au moins trois aspects :

 Le premier aspect est celui qui évoque, sous-entend, la présence en un face-à-face entre deux communautés distinctes, c'est ce que peut bien laisser comprendre l'emploi pertinent de l'adjectif démonstratif «ce» qui désigne en fait le peuple qui est regardé. Un peuple qui regarde un autre peuple. Voyons un peu comment celui qui écrivait en « s'identifiant» à l'Arabe s'y était pris pour se faire reconnaître de son lecteur.

 Un regard posé qui suggère que les deux communautés sont étrangères l'une pour l'autre, et ce que restituent les passages suivant:

- « leurs maisons inconnues.»

- « où l'on ne pénétrait jamais.»

Ce sentiment d'être en présence de deux communautés distinctes est renforcé par un autre, celui de la méfiance :

- « barricadés aussi avec leurs femmes.»

Le deuxième aspect est cette référence répétitive, à la limite de la paranoïa, au nombre :

- « si nombreux.»

- « concentrés.»

- « si nombreux.»

- « leur seul nombre.»

Le narrateur qui écrivait, paraît-il, en s'identifiant à « l'Arabe», pardon de le rappeler encore, se présente aux autres de façon bien étrange et bien inquiétante. Nous voyons bien ici que ce n'est pas du tout à l'Arabe qu'il s'identifie, mais plutôt qu'il attise chez les européens le sentiment de vivre un siège, de « peur sur la ville», d'être en permanence submergés, écrasés sous le nombre, il attire l'attention, il souligne, il met en relief, il insiste sur cette situation dangereuse. Et tout cela est loin d'apaiser les esprits. Il s'agissait de faire comprendre de qui il faut avoir peur. Une autre image, additive à celle du nombre, est celle que suggère l'emploi la forme pronominale « se retirer». Le dictionnaire» le Robert» des synonymes, donne pour le sens dénoté de ce verbe « partir», mais au sens connoté il lui donne les synonymes suivants : « se replier», « reculer», « battre en retraite».

 Si nous devions encore opérer par commutation, nous pouvons avoir la proposition suivante qui traduira la représentation de l'indigène:

 « (Qu'après nous avoir envahi,) le soir venu, ils se retiraient (ils se repliaient, ils reculaient, ils battaient en retraite,) dans leurs maisons inconnues (...)»

 La représentation des indigènes, ici, peut-être très bien rendue par « une armée d'envahisseurs, etc.»

 Le troisième aspect est contenu dans» bien que résignés et fatigués, ils faisaient planer une menace invisible.»

 «bien que «locution conjonctive, a, nous semble-t-il ici, pour particularité d'éclairer, d'attirer l'attention, d'alarmer, de ne pas se méprendre sur les intentions de ce peuple, cela peut vouloir indiquer de se méfier de l'image que l'indigène se donne de lui car elle est fausse, parce que :

 - « résignés» suppose qu'ils ne l'ont pas toujours été.

 - « fatigués» suppose les innombrables soulèvements de ce peuple.

 Après avoir indiqué ces trois aspects, nous ferons la proposition suivante de l'explication de la représentation de l'indigène à partir de cet extrait, en fait la vision de la société regardante: « ce peuple si nombreux et qui nous est resté étranger, qui vient chez nous alors qu'on ne va jamais chez eux nous, et qui dès le jour levé se répand dans notre ville, ce peuple, sous ses airs de vaincu, reste potentiellement dangereux.»

 Nous pensons avoir pu mettre en évidence un aspect de la représentation de l'indigène, d'où la vision de L.B n'en est pas exempte, et que si Meursault est narrateur, il n'en reste pas moins un être de papier construit pour « le faire», à qui on prête une voix pour « le dire»,et on essaiera de convaincre que c'est lui qui organise le récit, et on oublie qu'il n'est qu'un produit , qu'il n'existe pas en dehors du roman.

 Diderot déjà ne s'était pas tromper dans son «Eloge à Richardson» quand il s'adressa à l'auteur plutôt qu'au narrateur : «cet auteur ne fait point couler le sang(...)» et plus loin «Richardson sème dans les coeurs». Et plus prés de nous encore, Sylvie Patron dans l'article « Le narrateur», paru sur le site de Fabula.org, où elle cite Wayne C Booth : « Nous ne devons jamais oublier, que si l'auteur peut dans une certaine mesure choisir de se déguiser, il ne peut jamais choisir de disparaître.»

 Le choix d'un adjectif plutôt qu'un autre trahi son intrusion. Donc on n'a pas à demander à un écrivain d'être auteur et acteur, puisque cela va de soi, il l'est de fait, à moins de faire dans la naïveté et de prendre les gens pour ce qu'ils ne sont pas.

La représentation de l'indigène chez Guy de Maupassant:

 Après celles de Camus, nous essayerons de les mettre en évidence, à travers deux extraits de deux nouvelles en particulier:

«Allouma» et «Mohammed-Fripouille».

 Le contexte ici peut sembler différent dans la mesure où nous pouvons supposer que la métropole était peut être restée assez à l'abri de la rhétorique bertrandiène, puisque ce dernier n'hésitera pas à qualifier une partie de cette classe intellectuelle française qui s'était laissée emporter par l'euphorie de l'entreprise de (Voir la Préface de «Notre Afrique») :

«Viel exotisme romantique (qui) nous apparait comme une déformation et une mutilation systématique des réels (...) ordinaires écrivains coloniaux et (...) antiques paladins de l'exotisme».

Donc, nous pouvons nous croire être autorisé à supposer que nous retrouverons peut être une autre représentation de l'autochtone.

 Et il y a ce passage dans» Bel Ami» qui, peut être en l'ancrant dans le vraisemblable, peut nous renseigner sur l'état d'esprit, ambiant, du milieu intellectuel de l'époque:

«Faites nous tout de suite une petite série fantaisiste sur l'Algérie. Vous raconterez vos souvenirs, et vous mêlerez à ça la question de la colonisation».

 Nous tenterons donc de retrouver l'image et la représentation de l'indigène véhiculée dans les nouvelles de Guy de Maupassant, et donnée à lire et à voir au lecteur de métropole, et ceci à travers les extraits suivant:

 Extrait de «Mohamed-Fripouille»:

Premier extrait :

«la maison achetée par le capitaine était une ancienne demeure arabe, située au centre de la vieille ville, au milieu de ses ruelles en labyrinthe où grouille l'étrange population des côtes d'Afrique.»

 Dans cet extrait c'est le verbe conjugué « grouille» qui a attiré notre attention. Le verbe «grouiller» synonyme de fourmiller, abonder, pulluler, renvoie l'image du nombre, image que viendra préciser le sens étymologique de ce verbe qui est une réfection d'un mot de l'ancien français «grouler» et qui avait pour sens « s'agiter en grognant».

 Chez Maupassant nous remarquons donc que l'image suggérée est celle du nombre, un aspect dans sa représentation de l'indigène, et que donc nous pouvons la croire stable si nous la rapprochons de celle de Camus.

Deuxième extrait :

«Mohamed ordonna «au galop», et nous arrivâmes comme un ouragan au milieu du campement. Les femmes, affolées, couvertes de haillons blancs qui pendaient et flottaient autour d'elles, rentraient vivement dans leurs tanières de toile, rampant, se courbant et criant comme des bêtes chassées. (...)

 «Ils avaient l'air d'oiseaux de proies féroces avec leurs grands nez recourbés.»

 La représentation de l'indigène peut se faire d'après un relevé du lexique particulier employé par le narrateur : « tanières, rampant, bêtes, chassée, oiseaux de proies, féroces, grands nez recourbés». Ces termes appartiennent au champ lexical d' « animal» d'une part, et d'autre part le groupe nominal « grand nez recourbé»qui peut renvoyer à celui de «laideurs affligeantes» employé par L. Bertrand, et semblent ainsi être aussi d'une stabilité dans la caractérisation de l'indigène.

A suivre