Envoyer à un ami | Version à imprimer | Version en PDF

Le paradigme de l'Arabe, ou la représentation de l'indigène dans la littérature coloniale

par Kaddous Mohammed Zinel Abidine

(Lecture croisée d'extraits d'œuvres d'Albert Camus et de Guy de Maupassant)

1ère partie

Nous avons longtemps attendu la réaction des autorités en charge de la culture face à ce forcing qui semble être engagé pour «soigner» l'image d'un certain écrivain algérianiste1 ,de lui trouver des excuses pour sa réaction «face au fait établi,» (2)de tenter de faire croire qu'il s'identifiait à «l'Arabe» quand il écrivait; qu'il faut baptiser une rue d'Alger de son nom (,car on commence là-bas à le considérer «comme un frère», des propos tenus au cours de l'émission «La bibliothèque Médicis « » qui fait partie de cet appareil de lecture institutionnalisé qui indique au lecteur ce qu'il «doit» lire, du douze décembre 2009 passé.

 Mais, hélas ! Aucune réaction n'a lieu face à ce cheval de Troie d'un autre type qu'on présente si délicatement, aux portes d'Alger, presque dans du papier cadeau.

 Et pour ne pas sembler paraître en faire, nous aussi, un abcès de fixation, nous tenterons donc de donner notre avis et, plutôt que polémiquer, intégrer notre façon de voir dans un cadre didactique à destination de ceux que ça devrait intéresser au premier chef, les étudiants en littérature. Donc c'est à travers un concept somme toute, tout à fait littéraire, l'Imagologie, que nous tenterons de faire apparaître l'implicite, la vision du monde, l'idéologie artistiquement dissimulée dans le sous texte d'œuvres d'apparence si innocentes.

 L'imagologie, spécialité de la littérature comparée, s'intéresse en fait à ce procédé de littérarisation qui, produisant représentation et image de l'autre, tend à être significatif du fonctionnement d'une idéologie et d'un imaginaire social.

 En effet, c'est rechercher et découvrir comment, par rapport à la société regardée, une autre société se voit et se pense en réalité. Et souvent, conclure ce travail de recherche et de découverte, équivalait à indiquer qu'image (et donc représentation), mise en évidence, résultait d'un mélange de sentiments et d'idées partagées par telle ou telle collectivité humaine.

 Daniel Henri PAGEAUX écrira dans «Recherche sur l'imagologie : de l'histoire culturelle à la poétique» que :

«L'image est donc l'expression, littéraire ou non, d'un écart significatif entre deux ordres de réalité culturelle. Ainsi conçu, l'image littéraire est un ensemble d'idées et de sentiments sur l'étranger prises dans un processus de littérarisation mais aussi de socialisation.»

Mais en nous intéressant à la représentation de l'indigène dans la littérature coloniale, et bien loin d'avoir l'impertinence de discuter de l'avis de la référence en matière de littérature comparée, nous ne nous sommes pas empêchés de nous questionner sur l'origine de ces idées et de ses représentations, et dans le cas présent, sur l'origine de celles sur l'indigène :

- était-ce dû à une réminiscence d'un imaginaire presque mythique : celui de l'Orient visité par Marco Polo ?

- à celui d'un autre imaginaire nourri aux «Chroniques des Croisades» de Villejoint ?

- ou bien à celui d'une certaine manifestation, une réaction, d'un réflexe d'autodéfense envers tout ce qu'on ne connaît pas, ce qui nous est étranger ?

 Aussi pour répondre à la question de la représentation de l'indigène dans la littérature coloniale, avions été amené à émettre les hypothèses suivantes :

 D'abord sur l'origine de ces sentiments et de ces idées :

 En effet, en portant un intérêt aux écrits du chantre de la colonisation, Louis Bertrand, nous devrions peut être trouvé des indications sérieuses quand à cette origine.

 Puis, qu'une analyse d'extraits d'œuvres d'auteurs de l'Algérie coloniale, et de métropole, devrait permettre de mettre en évidence la nature de cette représentation.

 Et enfin que cette lecture, en la croisant, nous devrions retrouver la stabilité de certaines images de l'indigène chez ces auteurs en particulier.

 Louis Bertrand, idéologue: Louis Bertrand, à notre sens, est un passage obligé, un auteur incontournable dès qu'il s'agira de s'intéresser, un tant soit peu, aux débuts et origines de la littérature coloniale, tant par son importante production littéraire que par les traits de sa personnalité.

 En effet, c'était presque Saint-François terrassant le dragon en Algérie.

Aussi avions nous commencé par visiter le site des «Algérianistes», et par découvrir un article de Paul Mangion, in Revue «Les Algérianistes» nº 20 et 21 des 15 décembre 1982 et 15 mars 1983, qui relate les débuts du Louis Bertrand en Algérie :

 venant d'être muté, en octobre 1895, au Grand Lycée d'Alger, il tint à ses élèves ce discours, cette profession de foi :

«Messieurs, il est à présumer, dit-il, que la plupart d'entre vous sont appelés à vivre en Algérie qu'ils ignorent. Je considère comme un devoir de révéler ce que furent, jadis, les richesses spirituelles et matérielles de cette Afrique latine (...) Je n'ignore pas que mon enseignement s'écartera sensiblement des programmes (...) J'estime que j'ai auprès de vous mieux à faire qu'à jouer le rôle d'entrepreneur de succès scolaires.»

 «Ce mieux à faire» qu'est-ce que c'était en fait ?

 Et c'est peut-être la préface de «Les Villes D'Or», Afrique et Sicile antiques, qui va nous l'expliquer:

 en effet, Louis Bertrand y dévoile l'ampleur du travail de déconstruction et de reconstruction qu'il avait entrepris:

«D'abord, écrit-il, je crois avoir introduit dans la littérature romanesque l'idée d'une Afrique latine toute contemporaine, que personne auparavant ne daignait voir.»

Pour introduire cette idée il s'y était pris de la manière suivante :

 «D'abord, j'ai écarté le décor islamique, et pseudo-arabe.»

«Cette Afrique latine, j'ai montré ensuite qu'elle n'était point un accident, un fait anormal du à la conquête française mais qu'elle avait des racines profondes dans le passé (...) Mon unique mérite a été de les rétablir (les ponts entre le passé et le présent), de faire la synthèse de concevoir les Afriques (...) comme un seul et même organisme, une seule et même âme collective, dans la vie se perpétue à travers les siècles.»

«Et voilà la troisième idée génératrice de mon œuvre africaine, simplement pour avoir mis l'idée en lumière, j'ai restitué alors aux colons leurs titres de noblesse et de premiers occupants. Héritiers de Rome, nous invoquerons des droits antérieurs à l'Islam (...) Nous représentons les descendants des fugitifs, des vrais maîtres du sol (...) Le monument symbolique du pays n'est pas la mosquée, c'est l'Arc de Triomphe.»

 Après avoir déconstruit et reconstruit l'espace, ce sera au tour de celui qui l'occupait:

« L'Afrique du Nord, pays sans unité ethnique, pays de passage et de migrations perpétuelles.»

D'une seule phrase, il raya de l'histoire, de l'existence, les peuples Gétules et Lybiques ancêtres des autochtones de l'Afrique du Nord, oubliant le fait qu'ils aient donné des empereurs à Rome qui avait en charge de civiliser, entre autre, la Gaule.

 L'Arabe ? Ce n'est qu'un conquérant de plus !

«Il a fallu, écrivait-il, l'éclipse momentanée de Rome, ou de la latinité, pour que l'Orient (terme à noter) byzantin, arabe ou turc y implantât sa domination. (...) Dès que l'Orient faiblit, l'Afrique du Nord retombe à son anarchie.»

Et exit l'helléniste Ibn Rochd qui offrit la Lumière à un certain ténébreux moyen âge.

L'Arabe ? Un fléau !

«L'arabe ne lui apporta que la misère, la guerre endémique et la barbarie.»

L'Arabe ? Il n'est en rien notre égal !

«Par quel miracle une pouillerie, une saleté, une misère et une laideur affligeante, une stupidité et une barbarie toutes pures devenaient elles si admirables dès qu'elles étaient arabes ou orientales. Mais si cet éloge de l'indigène était vrai nous n'aurions peut-être qu'à nous en aller ! (ironisant) Ce serait un crime d'asservir une race qui serait notre égale (...) les tares, les vices irrémédiables du vaincu, tout ce qui, dans l'état actuel de la civilisation le voue à une infériorité méritée et sans espoir.»

Le contenu de la Préface étant très instructif, nous allons le garder comme source et référence, l' intertexte, pour le reste de notre travail, d'une part , et nous le considèrerons comme la réponse à notre première hypothèse, en ce sens que» ces idées et ces sentiments» auront une origine conséquente sur le procédé de littérarisation de la représentation et de l'image de l'indigène dans la littérature coloniale, d'autre part.

 La représentation de l'indigène dans la littérature coloniale : analyses d'extraits d'œuvres d'auteurs d'Afrique latine et de Métropole.

 Partant de cette profession de foi de L.Bertrand (ci-dessus), nous nous autoriserons à penser que la formation idéologique, pour certains algérianistes du moins, s'est faite dans ce cadre précis, ou qu'à la limite ils en avaient pleinement conscience.

 En effet, la conscience est toujours conscience de quelque chose qui la transcende, explique Husserl dans les théories sue la Phénoménologie:

 « Tout ce que nous nommons objet, ce dont nous parlons, ce que nous avons sous les yeux à titre de réalité, ce que nous tenons pour possible ou vraisemblable?, tout cela est déjà par là même un objet de conscience(?).»

Sachant que tout écrivain est tenté, sinon tenu, de reproduire, dans ses œuvres, un certain vraisemblable en puisant dans la réalité, que penser de cette dernière quand encore une fois Husserl fait remarquer dans «Ideen» livre l ? :

«Nulle réalité n'existe sans donation de sens, et que c'est la conscience qui est ici la donatrice.»

Nous comprendrons alors que cette réalité où ils étaient censé avoir puisé pour la vraisemblance, et bien cette réalité, dont ils s'inspireront, avait déjà reçue de la part de leur conscience transcendée une donation de sens. C'est donc une conscience bien « bertrandisée » si nous pouvons nous le permettre, qui va leur faire lire la réalité.

 On pourrait nous rétorquer qu'entre L.B et les algérianistes il n'y a pas de lien organique évident, que l'un pensait en termes de latinité retrouvée et que les seconds tout autrement, en « Algériens », sauf que puisque nous réfléchissons en termes d'imagologie, ce lien sera peut être à trouver au niveau de l'image, entre autre, où il sera le plus évident.

 Pourquoi l'image ? Et pourquoi ne pas s'en tenir seulement au mot comme signe linguistique arbitraire, nous demandera-t-on ? Oui, en effet, pourquoi pas ?

 Et bien, si le mot est arbitraire, son emploi l'est moins. Faut-il rappeler que le mot employé a une fonction dans la communication que l'on veut établir ?Qu'il est le résultat d'un choix pertinent ?Qu'il est fait le départ entre ce mot et non pas un autre ,parce qu'il porte le sens juste et nécessaire à la compréhension mutuelle, ?Que c'est parce qu'il appartient à ce répertoire commun entre l'écrivain et son lecteur, qu'il est choisi ? Ceci d'une part.

 Et d'autre part, parce que, comme nous l'explique Sartre, la conscience est imageante, et comprend un savoir, des intentions, elle est essentiellement pensée. Elle n'est donc ni une illustration, ni un support, elle est pensée, et que traduira le mot élu, le langage le support de celle-ci. On pense avec le mot. Et même ce blanc entre les mots, ce n'est pas seulement que typographique, c'est aussi la pause où l'on devrait s'investir un instant pour aborder le mot qui suit, jusqu'à la fin de la phrase, l'objet de la prose.

 Et d'un autre côté, la mémoire a un rôle à tenir, et il n'y a aucun doute là-dessus, c'est celui de conservation. Bergson écrira dans « La Pensée et le Mouvant»:

 «La mémoire n'a pas besoin d'explication. Ou plutôt, il n'y a pas de faculté spéciale dont le rôle soit de retenir du passé pour le reverser dans le présent. Le passé se conserve de lui-même, automatiquement. »

 Et dans «Energie Spirituelle» ceci: «Je crois que notre pensée est là (faire le lien avec ce qu'avait dit Sartre plus haut) conservée dans ses moindres détails, que nous n'oublions rien, et que tout ce que nous avons perçu, pensé, voulu, depuis le premier éveil de notre conscience persiste indéfiniment. »

Donc nous pensons, que pour toutes ces raisons, nous serions très avertis de ne pas négliger l'origine et le rôle de l'image dans cette représentation de l'indigène que nous essayons de faire apparaitre.

 L'analyse de ces extraits choisis devrait laisser voir de l'indigène, son image et sa nature. Notre choix, s'étant porté sur des auteurs en particulier, essayait de répondre à un souci de réelle représentativité d'une certaine classe intellectuelle qui avait eu à traiter du romanesque colonial.

 Nous croyons voir ,en Albert Camus, un de ces auteurs représentatifs pour deux raisons en particulier : celle d'avoir été prix Nobel( pour les raisons que l'on sait ), et celle aussi d'avoir été l'auteur phare du cercle des «Algérianistes» : «ces jeunes africains (qui) (...) En face de l'indigène, ils ont dressé le colon (...) C'est qu'il sont (...) Les fils du sol, c'est qu'il sont chez eux» dira d'eux en substance Louis Bertrand dans sa préface à «Notre Afrique».

 Cependant, par souci d'équité, et avant d'entamer notre travail, nous avons tenu à vérifier que chez Albert Camus il existait bien au moins des traces de l'influence bertrandiène.

 D'abord c'est l'emploi de ce mot «l'Arabe» qui nous renvoie immédiatement à l'intertexte. Et ensuite c'est dans son reportage «Misère En Kabylie», suite aux évènements du 8 mai 1945 , qu'il nous a semblé découvrir un autre aspect de cette influence, le thème de l'Orient si cher à L.B, et au texte de qui il renvoie encore, quand il écrira :

 «(C'est) l'Orient,( et non pas le colonialisme) sa culture despotique, ces structures archaïques, ses traditions désuètes, ses structures obsolètes qui maintiennent les populations dans l'arriération livrées à la misère et à l'ignorance (...)»

Cette trace nous l'avons mise en relation, en rapport, avec celle de L. Bertrand :

«Dès que l'Orient faiblit, l'Afrique du Nord retombe à son anarchie.»

Ceci a permis de relever une première stabilité dans la représentation de l'indigène.

 Notons que d'autres aspects de cette influence de Louis Bertrand peuvent être aisément relevés dans «Noces », charte idéologique de l'imaginaire pied-noir et dont il faut en finir. Il faut en finir avec cette Tipaza camusienne, car en fin de compte, elle n'est que ce qu'en avait écrit R. Boujedra dans «Tipaza» extraits:

« Mais Tipaza c'est surtout les ruines qui surplombent les criques fabuleuses et qui arrivent jusque dans la mer extraordinairement bleue. (?) et les baigneurs ne font que leurs ablutions ((?'yetwado''), terme très diplomatique pour dire certainement, qu'ils y font leurs besoins) parmi le thym et les salicornes.»

A suivre