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«La burqa» en France : une tempête dans un verre d'eau ?

par Haoues Seniguer *

Presque six ans après «la loi n°2004-228 du 15 mars 2004 encadrant, en application de principe de laïcité, le port de signes ou de tenues manifestant une appartenance religieuse dans les écoles, collèges et lycées publics» qui avait, soit dit en passant, principalement pour visée l'interdiction du foulard islamique, selon l'aveu de nombreux politiques et leaders d'opinion et confirmé depuis lors par bien des chercheurs, voilà que le 17 juin 2009, le député communiste du Rhône, en la personne d'André Gerin, est à l'origine d'une nouvelle proposition de résolution, légitimée au plus haut sommet de la République, pour une commission d'information, sur le port de la burqa ou du niqab en France, ou dite «mission d'information sur la pratique du port du voile intégral sur le territoire national.»

 Nul point commun entre ces deux évènements, survenus donc à quelques années d'intervalle, à une nuance près cependant: la centralité de l'islam. Car dans un cas comme dans l'autre, pour être tout à fait honnête, il s'agit bel et bien de mettre à l'index, au sens propre comme au sens figuré, une pratique (le port du niqab ou burqa), moins le fait de l'islam en tant que tel, nous le verrons par la suite, que le fait de musulmanes et de musulmans qui l'érigent, à tort ou à raison, au rang de norme ou d'obligation canonique. Or rien n'est moins contestable du strict point de vue de la casuistique ou de la disputatio théologique islamique. Du moins, c'est notre avis. L'absence de clergé en islam sunnite renforce effectivement les positions contradictoires de telle sorte qu'il devient malaisé d'être péremptoire. Dans le propos qui va suivre, lequel se voudra le plus synthétique possible, nous poursuivrons un double objectif: d'une part, interroger l'opportunité ou non, d'une telle commission d'information à propos du port, sur le territoire national, du niqab ou de la burqa dont on discutera d'autre part, et dans un deuxième temps, la terminologie, les justifications religieuses et théologiques régulièrement invoquées par les principaux concernés ainsi que quelques-uns des enjeux sociaux et politiques y afférents. Nous soutiendrons au fil de ces lignes, l'idée force suivant laquelle, si le port de ce vêtement n'a rien d'obligatoire tant dans le Coran que dans les textes ayant trait à la vie et à la législation du prophète de l'islam, Mohammed, une proposition de loi ne réglerait de toutes les façons aucunement le «problème» de celles qui continueraient de soutenir, mordicus, qu'elles le font au nom de l'islam justement. Tout au plus s'agirait-il d'un succédané de remède traitant le symptôme au lieu d'arracher, en profondeur, les racines à l'origine d'un profond mal-être d'une partie de la population française... Une telle proposition de loi ne répondrait pas aux causes ordinairement profanes qui poussent des femmes, citoyennes françaises, dans une majorité de cas au moins, à adopter ce genre vestimentaire tribal et coutumier qui, de facto, est logé au coeur de la cité moderne ! Mais, encore une fois, il n'est pas du ressort des politiques d'interférer dans un débat interne aux musulmans (sujet qui n'a pas à voir avec le principe de laïcité mais à une vision du monde et une éthique des rapports humains particuliers). De nouveau, on place sous les feux des projeteurs, sous un jour encore très négatif, l'islam et les musulmans pour des faits tout à fait marginaux. Pourquoi, a contrario, ne laissons-nous pas faire les chercheurs ? Pourquoi ne leur laissons-nous pas le soin d'enquêter, dans la durée, sans passion et sans précipitation aucune, sur ces comportements atypiques ? Pourquoi ne responsabilisons-nous pas davantage les communautés musulmanes françaises à approfondir la critique à l'égard de leurs pratiques religieuses en faisant confiance à leurs élites ? Les grandes déclarations, faussement consensuelles, les discours généreux de part et d'autre, ne suffisent plus aujourd'hui. Des actes forts manquent cruellement. D'où la nécessité impérieuse d'encourager une démarche de connaissance déconnectée de quelconque agenda politique que ce soit.

LA POLEMIQUE AUTOUR DU NIQAB ET DE LA BURQA COMME CACHE-SEXE DU MALAISE SOCIAL ET MORAL DE LA SOCIETE POLITIQUE FRANÇAISE

Si l'on peut légitimement être interpellé et, à certains égards choqué, y compris en tant que musulman, pratiquant ou non, par le port de ce vêtement ample qui dissimule l'ensemble du corps de la femme, visage compris, comment ne pas voir ainsi, dans cette initiative, moins politique que politicienne au demeurant, le désir d'en découdre de nouveau avec l'islam, pensé de façon essentialiste, hélas quand bien trop souvent encore dans le paysage politique et médiatique français ? Il s'agit de jeter la pierre, d'une façon peu amène, sur les musulmans de France dans leur ensemble, qui sont pourtant loin, tant s'en faut, d'être tous d'accord avec le port du niqab ou de la burqa, ici ou ailleurs du reste. En effet, au-delà du niqab et de la burqa, chacun de nous perçoit les arrière-pensées électoralistes et polémiques de ceux qui, vent debout, fustigent à chaque fois que l'occasion leur en est donnée, l'islam et les musulmans. Aussi, avant de discuter plus avant la question de la burqa et du niqab, que les musulmans doivent impérativement réinvestir et régler au sein de leurs associations respectives de même que dans le cadre des espaces consacrés à la célébration du culte, nous rappellerons brièvement les préjugés nourris par certains des commanditaires et signataires du texte d'André Gerin. Il ne s'agira certainement pas, tant s'en faut, de dédouaner de leur responsabilité morale les musulmans, lesquels, malheureusement, ont pris la fâcheuse habitude de se défausser sur Autrui, par paresse intellectuelle sinon couardise, en l'accusant allégrement des maux dont eux-mêmes sont parfois le principal foyer. Par conséquent, pas question de jouer ici la carte de la victimisation à tout crin, mais de lever autant qu'il nous sera possible, toutes les ambiguïtés et les non-dits sous-jacents à la politisation de la burqa ou du niqab. Nous prendrons comme exemples le cas d'André Gerin justement ainsi que quelques-unes des déclarations de Jacques Myard, député UMP, dont les positions sont certainement discutables quand nous croisons et comparons comportements politiques et discours.

André Gerin, naguère maire de Vénissieux dans la banlieue lyonnaise, laquelle concentre une importante population d'origine immigrée et comptant, en outre, sur son sol, de nombreux musulmans, serait le témoin, selon le témoignage corroboré d'acteurs associatifs locaux, de la présence de «plusieurs dizaine de cas de femmes en burqa sur Vénissieux depuis des décennies» sans que cela ne l'ait apparemment outrageusement gêné et ému à l'époque. Le président du Collectif de Lutte contre le Racisme et l'Islamophobie (CRI), Abdelaziz Chaambi, l'un des fondateurs de l'Union des Jeunes Musulmans de France en 1987 (UJM) souligne également, à charge, que «Monsieur Gerin a fréquenté et courtisé ces mêmes musulmans pendant plusieurs décennies et à qui il doit ses successives réélections, depuis l'Union des Jeunes Musulmans avec leur congrès de la jeunesse musulmane en 1992-93 et 94, en passant par l'imam Ben Chellali et sa mosquée Boubakeur aux Minguettes et d'autres mosquées dans lesquelles ce député-maire prenait plaisir à se déchausser, jusqu'aux musulmans turcs qui ont bénéficié de son aide pour les dernières élections municipales.» La personne de l'ancien maire communiste de Vénissieux, dont nous ne contestons absolument pas les droits légitimes d'élu et de citoyen, totalement libre naturellement, est en soi problématique si l'on en croit les suspicions nombreuses de clientélisme politique dont il se serait rendu coupable auprès des musulmans Vénissians et ce, durant de nombreuses années. Il nourrirait, selon le même Abdelaziz Chaambi, le dessein «de chasser sur les terres du Front National». Cet épiphénomène que constitue le port du voile intégral existe non seulement depuis fort longtemps, mais ne concernerait au fond qu'une infime minorité de concitoyennes. Pas de quoi s'affoler donc.

 A priori, ne s'agirait-il que d'une simple tempête dans un verre d'eau si l'on ose l'expression. En ce cas, pourquoi tant de battage politico-médiatique suscité et entretenu par certains des élus de notre nation ?

 Dans une interview accordée, il y a quelques mois déjà, au journal en ligne, Top chrétien, Jacques Myard, député de la 5e circonscription des Yvelines, partie prenante active de ce dossier, ne critique pas uniquement le port de la burqa ou du niqab, mais surenchérit bien volontiers, dès qu'il le peut, sur l'islam et les musulmans en déclarant notamment, sans nuance aucune, «qu'il y a un véritable problème avec l'islam, parce que la vérité islamique, c'est la lettre (...) Soyons francs, il est manifeste que la lecture première du Coran est totalement incompatible avec nos sociétés démocratiques, et notamment en ce qui concerne l'égalité des sexes et la dignité de la femme.» Ce qui est proprement déplacé et malsain, ce n'est pas tant de s'interroger sur l'état d'esprit et le genre de moeurs culturelles, religieuses et sociales des adeptes de cette tenue, mais le soubassement idéologique de celles et ceux qui se saisissent de ce phénomène pour régler des comptes avec l'islam et les musulmans de manière tout à fait essentialiste et culturaliste en biaisant ouvertement les règles du dialogue serein, ouvert, contradictoire dans une ambiance d'écoute et de respect mutuels. On lui doit aussi, au cours de la même interview, des propos à l'emporte-pièce du type: «Dans la Bible, il y a une dynamique du progrès ! Il y a une dynamique de l'évolution, et cela n'existe pas dans le Coran.» Ainsi, si l'on veut parler, discuter et débattre raisonnablement du port de la burqa ou du niqab en France, lequel trahit le décrochage social des minorités «visibles» de ce pays, la crispation identitaire et les difficultés de politiques en panne de projets face à la crise morale, doit primordialement se situer, non pas sur la scène politique prioritairement, mais au contraire, dans la société civile, au sein des cercles associatifs et intellectuels, au premier rang desquels musulmans ; et bien sûr aussi, au sein des laboratoires de recherche en sciences humaines et sociales de nos universités qui regorgent des meilleurs spécialistes au monde.

LE NIQAB ET LA BURQA: DE PRATIQUES LOCALES, TRIBALES ET COUTUMIERES AUX JUSTIFICATIONS THEOLOGIQUES

 Avant toute autre chose, il convient de signifier, au plan formel, que la burqa et le niqab désignent des vêtements différents avec des origines ethniques elles-mêmes différentes. Le niqab est un habit ample de couleur noirâtre ne laissant généralement transparaître que les yeux à l'aide de trous. Celui-ci provient essentiellement d'Arabie mais s'est étendu, sous l'effet des flux migratoires et de la mondialisation, bien au-delà de ses frontières géographiques originelles, en étant adopté, entre autres endroits, au Pakistan, au Yémen ou encore au Maghreb. La burqa, qui en langue arabe désigne aussi bien «le voile qui enveloppe la tête de la femme, que celui qui couvre la tête du cheval», s'est développée majoritairement en Afghanistan, particulièrement sous les talibans, avec la particularité d'avoir des grillages au niveau des yeux de celles qui le portent. Ces deux types de vêtement n'ont, ni l'un ni l'autre, aucune origine coranique puisque les vocables en question sont littéralement absents du Coran. A ce titre, comme le souligne l'universitaire lyonnais Mohamed Chérif Ferjani (auquel on doit les deux précédentes citations entre guillemets), dans une interview accordée au Progrès le 23 juin 2009, «leur port relève de traditions préislamiques» ayant pris, par ailleurs, «des formes différentes localement.» Le politiste ajoute à juste titre que la burqa à l'afghane n'est pas du tout portée par les femmes françaises de religion musulmane, contrairement au niqab que l'on peut croiser quelquefois dans nos villes.

QUI SONT CELLES, EN FRANCE, QUI PORTENT AU JUSTE CE NIQAB ET CEUX QUI, EN GENERAL, JUSTIFIENT CETTE PRATIQUE AU NOM DE L'ISLAM ?

S'il existe des passages du Coran qui exhortent indéniablement les femmes croyantes, musulmanes en l'occurrence, à porter le foulard, en certaines circonstances, dans une relation verticale totalement intime et libre, le terme utilisé est celui de khimar lequel, selon la traduction qu'en donne Chérif Ferjani, représente «une voilure que l'on rabat sur l'échancrure des vêtements.» La forme exacte qu'il prend n'est pas détaillée dans le passage du Coran qui va suivre, ni ailleurs dans le corpus coranique, du moins nous semble-t-il. A l'appui, nous pouvons donc en référer au verset suivant tiré de la sourate «La Lumière» (chapitre 24 verset 31): «Et dis aux croyantes de baisser leurs regards, de garder leur chasteté (...) et qu'elles rabattent leur voile sur leurs poitrines.». Il existe le terme hidjab qui est mentionné dans le Coran, notamment à la sourate «Les Coalisés» (chapitre 33 verset 53) dans laquelle Dieu déclare: «Et si vous leur demandez quelque objet demandez-le leur de derrière un rideau.»

 Il s'est développé un peu partout dans le monde, peut-être depuis les années 90, là où les musulmans vivent justement en nombre, un courant minoritaire de l'islam sunnite appelé salafisme. La France fait face, depuis lors, à ce phénomène qui semble se développer dans nos banlieues. Si nous ne disposons pas pour l'heure d'une véritable sociologie des acteurs retraçant avec minutie les parcours ou trajectoires de ses fidèles, nous pouvons cependant, selon nos observations et notre expérience propre, les décrire de la façon qui suit: ce sont plutôt des jeunes âgés entre 20 et 40 ans, nés et socialisés la plupart du temps en France, ayant une formation scolaire minimale, parfois universitaire, dans des filières généralement scientifiques, et d'autres fois, déscolarisés et sans emploi ou sous-employés en tous les cas. Ceux-ci n'ont généralement pas suivi, ou en tout cas très rarement, de cursus religieux. Ces derniers se contentent souvent d'assimiler, de manière embryonnaire, en autodidacte, quelques bribes de connaissance tirées d'Internet et de lectures éparses d'ouvrages de théologiens d'Arabie Saoudite ou du Golfe traduits et mis en vente dans certaines librairies confessionnelles. Tout porte à croire que c'est un mouvement de jeunes. Pour ces derniers, la seule vraie voie, l'authentique chemin de l'islam est le leur. Il n'y en a pas d'autre. Autrement dit, il n'est qu'un chemin possible: «le minhaj salafi» ou la voie salafie qu'auraient suivie les véritables disciples du prophète de l'islam, Mohammed, celle de ses Compagnons ainsi que par tous ceux qui leur ont succédé au cours des trois premiers siècles de l'Hégire. D'où la tendance chez une bonne partie d'entre ceux-là à rejeter avec virulence toute autre obédience ou courant de pensée au sein de l'islam et les tentations permanentes qui l'accompagnent: l'excommunication des autres musulmans. Ce qui génère des tensions permanentes au sein des lieux de culte qu'ils fréquentent, puisqu'ils remettent quasi systématiquement en cause l'autorité de l'imam en place quand il n'est pas lui-même issu de leurs rangs. Or pour ces derniers précisément, le niqab relève de la quasi-obligation en référence à quelques traditions prophétiques très rares. Leur lecture particulière et combien particulariste des textes coranique et prophétique est non seulement littéraliste mais rigoureusement fermée. Elle n'accepte pas la contradiction.

Il est pourtant des hadiths (paroles ou gestes du Prophète) qui prouveraient qu'au temps même du Prophète, les femmes avaient le visage découvert. Al Boukhari, qui est un traditionniste musulman reconnu de tous les sunnites, rapporte qu'Ibn Abbas aurait dit un jour: «Mon frère Al Fadl ibn Abbas était en croupe de l'animal monté par l'Envoyé d'Allah lors du pèlerinage d'adieu, une femme de la tribu de Kath'am étant venue (voir le Prophète), Al Fadl se mit à la regarder tandis qu'elle le regardait également au point que le Prophète détourna le visage de Al Fadl d'un autre côté.» Le Prophète n'a pas ordonné, dans ce cas, à la femme de se couvrir le visage. Le problème majeur posé par le salafisme et ses thuriféraires est le littéralisme doublé d'une forme de sectarisme puisque sont tout bonnement exclues les autres sensibilités religieuses au sein même de l'islam. La raison et la critique historique, au même titre, sont exclues et vouées aux gémonies ; le raisonnement est annihilé et le contexte spatio-temporel est complètement nié dans l'interprétation des sources ou de la vulgate officielle. Les tenants du niqab, en revanche, estiment, sur la base d'un commentaire coranique d'Ibn Mas'oud, que le visage devrait être recouvert également d'un voile. Le débat reste pleinement ouvert au sein des communautés musulmanes. Le niqab est loin de faire l'unanimité. Les enfants, de bas âge, au sein des familles musulmanes, sont interpellés et parfois choqués par le port du voile intégral considérant les personnes qui le revêtent, et cela arrive, tels des «fantômes»... C'est dire le choc unanime à la vue d'un habit en rupture radicale avec les us et coutumes de la France ainsi qu'avec les pratiques ordinaires des musulmans du monde. Or il faut savoir que même dans les écrits théologiques et apologétiques musulmans, les coutumes du pays font partie intégrante de la définition du rapport que doit développer le musulman à l'égard de sa foi et la façon de la vivre. Mais est-ce à dire qu'un dispositif législatif soit le bienvenu ? Personnellement nous ne le pensons pas. Affirmer que c'est pour arracher les femmes de cette prison à ciel ouvert, qu'une telle commission a été investie, est à l'évidence fallacieux dans la mesure où des femmes qui portent le niqab le font au nom de la foi, en conscience et librement.

 Nos élites politiques ont laissé filer, une fois de plus, l'occasion de réfléchir aux conséquences fâcheuses qui pourraient succéder au vote d'une telle loi, notamment parmi les citoyens et étrangers de confession musulmane. Ces derniers vivent maintenant depuis des décennies en harmonie et en cohésion parfaites avec leurs concitoyens. Il serait temps d'ouvrir les yeux et de s'attaquer de plein aux causes profondes du malaise social et des crispations identitaires quand elles existent réellement.

* Gremmo/Lyon II