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L'université algérienne a 100 ans

par Djamel Guerid *

Suite et fin

C'est ce modèle enfin que l'on tua avec Bologne. Dans la longue marche vers l'édification de l'Europe unie, l'éducation en général et l'université en particulier ne pouvaient manquer à l'appel.

 Le problème c'était que face à des systèmes européens hétérogènes, à des traditions différentes et des sensibilités nationales à fleur de peau (chaque Etat exige que l'on tienne compte de son «exception culturelle»), la marge de manoeuvre était étroite. Devant l'impossibilité de choisir, dans le consensus, le système universitaire d'un pays membre et l'élever au rang de modèle pour toute l'Europe, les bâtisseurs de l'Europe trouvèrent, par un véritable coup de génie, la solution qu'aucun Etat ne pouvait refuser: remonter le temps et faire un saut de plusieurs siècles en arrière pour retrouver la première université de l'histoire de l'Europe et qui fut d'emblée européenne. Revenir à Bologne, c'est retrouver l'Europe. C'est faire le choix non de la compétition et de la confrontation mais celui de la coopération et de l'alliance. Revenir au XIe siècle, c'est gommer symboliquement 900 ans de guerres et de confrontations sanglantes.

 Le système de Bologne a toujours été présent dans les systèmes d'enseignement européens et même dans ceux du reste du monde. D'abord à travers l'appellation université même si la signification a changé. Ce n'est plus une union (universitas) mais une institution. Elle a toujours à sa tête un recteur; elle est divisée en facultés dirigées par des doyens; elle dispose d'un système à trois paliers avec trois titres universitaires: le système LMD (Licence, Magister, Doctorat). De plus les universités «primitives» étaient d'emblée européennes parce qu'elles recevaient des étudiants de différents pays et parce que la langue commune utilisée, le latin, était, en Europe, la langue de l'enseignement, de la philosophie, de la théologie et des sciences, de l'édition, de la vie officielle et religieuse...

L'entrepreneur au poste de commande

Le point de départ des nouveaux réformateurs se présente comme un constat d'évidence: le monde, l'Europe ont changé profondément et l'université est restée la même, reflet d'une société qui a disparu. C'est ce qui explique le grand décalage entre une société et une économie en pleine mutation et une université restée partie prenante d'une société qui n'existe plus. Après le constat, vient le moment de l'action: il faut mettre fin à cette préjudiciable distorsion et faire sortir l'université de son splendide isolement et lui faire rattraper son retard. Tout se passe comme si l'intervention s'imposait d'elle-même et réformer signifie prendre acte d'une évolution objective d'une réalité et adapter l'université au monde tel qu'il est devenu.

 Dans cette intervention, c'est l'économie qui est au poste de commande. Il s'agit de mettre l'université au service de la nouvelle société et de la nouvelle économie. L'édification européenne se présente d'abord comme un effort de dépassement du stade historique de l'Etat-nation parce que ce que l'Europe entend devenir, à brève échéance, c'est «le bloc économique le plus dynamique et le plus compétitif du monde entier» (Convention de Lisbonne). Et il ne s'agit pas de n'importe quelle économie mais de l'économie la plus avancée d'entre toutes, l'économie de la connaissance. Il s'agit ni plus ni moins que de «faire de l'Europe l'économie de la connaissance la plus compétitive et la plus dynamique du monde» (idem).

 Qui dit économie de la connaissance dit immanquablement université et la première des tâches c'est d'imposer, de l'extérieur, à cette institution plutôt récalcitrante le passage à l'ère du savoir. Cette imposition faite au nom de la société est, en vérité, une exigence des entrepreneurs.

 Cette nouvelle manière de voir est théorisée et légitimée par tout un ensemble de penseurs essentiellement anglo-saxons et elle est construite sur l'opposition entre l'université d'hier et l'université de demain. Dans la première, les scientifiques posaient les questions et y répondaient; dans la deuxième c'est la société (ie les entrepreneurs) qui pose les questions et ce sont des groupes d'experts qui y répondent. Et si les universitaires n'acceptent pas d'entrer dans le nouveau jeu tant pis pour eux, on se passera d'eux. Cela signifie que l'université est désormais sommée de produire les compétences dont le système économique a besoin et c'est ce système qui définit ces compétences. Dès lors, l'université doit revoir son «offre de formation» de manière à la rendre conforme à la demande des entrepreneurs. Seules compteraient dans l'avenir les enseignements et les recherches orientées vers l'application. Le savoir sera appliqué ou ne sera pas.

 La normalisation ou mieux la standardisation des universités (par le système LMD) doit aboutir à terme à la construction du marché commun de l'enseignement supérieur en particulier et de l'éducation en général. Ceci est en totale rupture avec l'idée même d'université humaniste et ouverte développée par des gens aussi différents que Humboldt(1), Newman(2) ou Jaspers(3). L'enseignement supérieur devient désormais un marché.

 Sur la base de cette «idée de l'université» en tant qu'instance au service quasi exclusif de l'économie, se mettent progressivement en place les universités de la société européenne de la connaissance. C'est ce que l'on appelé le processus de Bologne. Aller à Bologne c'est «reculer pour mieux sauter». On célèbre tout en l'instrumentalisant le fait historique européen, l'invention de l'université du Moyen-Age; on rend hommage à son meilleur prolongement, l'université humboldtienne mais pour affirmer tout de suite qu'elle a rempli sa mission historique, celle d'accompagner la formation des Etats-nations en Europe en les dotant d'une âme c'est-à-dire d'une identité et d'une conscience nationales. Il n'est pas indifférent que le constructeur de l'unité de la nation allemande, O. V. Bismarck soit un produit de l'université de Berlin.

 Il faut noter qu'afin de rendre acceptable sinon désirable cette intervention, les réformateurs profitent d'une conjoncture défavorable pour tous pour faire miroiter l'idée que ce qui est proposé est synonyme de sortie de crise. En particulier aux yeux de la partie la plus nombreuse et la plus sensible, les étudiants dont les conditions de vie et d'étude devenaient insupportables. La nouvelle université, l'université de la société du savoir (celle qui a ré-inventé le système LMD) se présente comme une oeuvre collective, comme une construction méthodique à laquelle ont participé autorités politiques et autorités académiques, les enseignants, les étudiants, les entrepreneurs. C'est un processus toujours en cours et dont l'objectif déclaré est l'université européenne pour 2010.

Bologne ET L'université algérienne

Le développement qui précède est destiné à montrer que l'université européenne en construction s'insère harmonieusement dans une évolution historique commune. Mais ce que l'on observe aujourd'hui c'est que le système LMD se mondialise et il est adopté par nombre de pays non européens. Par exemple les pays du Maghreb. En 2004 (19-20 novembre), se tient, à Marseille, une rencontre des recteurs et présidents d'université des pays du Maghreb et des conférences francophones de l'Union européenne sous le thème «Les réformes de l'enseignement supérieur des pays du Maghreb et la perspective du processus de Bologne». L'objectif est la construction de l'espace euro-méditerranéen de l'enseignement supérieur un peu à la manière de l'espace européen dont l'édification a commencé à Bologne (1999). On a même parlé, au cours de cette rencontre, du processus de Marseille dans la lignée du processus de Bologne.

 En Algérie, le système européen du LMD est mis en application à la rentrée universitaire 2004-2005, dans 10 institutions universitaires sur 60 en attendant sa généralisation. Et à la rentrée 2007-2008, les premiers Masters sont ouverts.

 La question que l'on ne peut pas ne pas poser est: est-il possible d'emprunter le système LMD ? La question tient sa pertinence du fait que le système LMD, il faut le répéter, se présente fondamentalement comme un produit historique de la société européenne, comme une contribution à l'intégration des pays européens et comme une adaptation de l'université à la nouvelle ère dans laquelle le savoir devient élément moteur et structurant.

 Il n'est donc pas possible de parler, à ce propos, de simple emprunt à caractère technique libre de toute culture puisque le système LMD européen porte bien évidemment la marque de la société qui l'a vu naître et qui l'a développé «tout naturellement» c'est-à-dire en phase et en symbiose avec son histoire et ses valeurs et selon sa logique et ses intérêts. L'université LMD s'insère, sans problème, dans une société toute prête à la recevoir et qui, en fait, l'attendait.

 Sur le plan de la faisabilité pratique, on ne peut répondre que par la négative car il est évident que les moyens politiques, matériels, techniques et humains font défaut. Voici quelques exemples:

- Est-il possible de respecter la condition posée en Europe, celle de l'autonomie de l'université par rapport à l'Etat. En d'autres termes, peut-on imaginer, dans notre pays, l'instauration d'un pouvoir universitaire autonome, maître et responsable de ses initiatives et décisions ?

- Est-il possible d'instaurer un partenariat sérieux avec le monde du travail et en particulier construire des rapports étroits universités-entreprises alors que les grandes entreprises des deux premières décennies de l'indépendance ont cessé d'avoir une existence économique, politique et culturelle significative au grand profit de l'informel et du «trabendisme» ?

- Est-il possible d'instaurer le tutorat, c'est-à-dire de procéder à un suivi personnalisé de l'étudiant ou de garantir la libre circulation de ce même étudiant en l'absence d'un encadrement pédagogique, technique et administratif digne de ce nom ?

 Mais c'est sur le plan culturel que les problèmes difficiles se posent. Et pour essayer d'y répondre procédons par analogie. En effet, cette situation d'emprunt culturel n'est pas sans rappeler une autre situation d'emprunt encore plus vaste que la société algérienne a connue à la fin des années soixante et dans les années soixante-dix, je veux parler de l'industrialisation. Pour industrialiser le pays, nous eûmes recours à un emprunt: la révolution industrielle européenne considérée comme modèle universel. Il s'agissait, pour arriver à la réussite de l'Europe de répéter le plus fidèlement possible son histoire industrielle avec cette seule différence: la répéter de manière accélérée.

 Nous avons réfléchi ailleurs(4) sur les raisons profondes de l'échec de la «révolution industrielle» algérienne essentiellement parce qu'elle ne fut pas un travail de la société sur elle-même. Des historiens comme Fernand Braudel et des anthropologues comme Georges Balandier prennent très au sérieux cette entité vivante qu'est la société sur laquelle personne ne peut agir à sa guise ou agresser impunément. Il arrive qu'elle réagisse qu'elle se «rebiffe», qu'elle se venge même parce qu'elle vit sa propre vie qu'on ne peut contrarier sans dommages. Braudel dit que si l'industrialisation européenne a réussi c'est parce que la société a été complice et qu'elle a donné son feu vert et longtemps à l'avance. En Algérie, l'industrialisation est venue du dehors et s'est présentée comme une imposition, comme une greffe. Les intervenants, pour la plupart, considéraient que la société n'était qu'une pâte à façonner ou une résistance à réduire pour le plus grand bien de ses membres et pour son bien propre.

 La démarche des «ingénieurs» du LMD est comparable à celle des «industrialistes» des années 1970. Prenant à leur compte le système européen considéré comme universel, c'est-à-dire applicable dans tous pays, ils ne «voient» pas qu'ils travaillent à la construction d'une université du savoir dans une société qui n'est pas une société du savoir.  

L'idée d'université

Tout porte à penser que notre pays ne peut pas faire l'économie d'une réflexion profonde sur l'université nationale à construire, une université qui soit en phase à la fois avec la société réellement existante, son histoire et sa culture et avec son environnement international. Cette réflexion est trop importante pour être laissée aux seuls politiques.

 En Europe et en particulier en Allemagne, ce sont les plus grands qui se sont approprié la question universitaire. Durkheim et Weber, les «pères» fondateurs de la sociologie, Heidegger, le père de l'existentialisme, Jaspers, etc. Durkheim, par exemple, attachait une telle importance à l'université qu'il la voyait comme l'instance qui allait doter la France de nouvelles valeurs en remplacement de celles détruites par les révolutions politique et industrielle. Max Weber qui, en tant que citoyen, mourait d'envie de faire de la politique et qui n'en fit pas refusait l'intrusion de la politique à l'université et n'avait que mépris pour les universitaires-prophètes, «ces milliers de professeurs, transformés en petits prophètes privilégiés et stipendiés par l'Etat.» Karl Jaspers a eu à lui consacrer deux ouvrages sous le même titre, «L'idée d'université», mais avec des contenus différents, le premier en 1923 et le second en 1946. Heidegger le «père» de l'existentialisme a écrit, en 1933, «L'auto-affirmation de l'université allemande»(5) malheureusement dans sa période d'engagement avec le nazisme.

 Auparavant, les deux plus grands philosophes du XVIIIe puis du XIXe siècle, Immanuel Kant et F. Hegel, acceptèrent de descendre de leur olympe pour dire leur idée de l'université. Le premier le fit avec un ouvrage, «Conflit des facultés» (1794 et 1797) qui peut être lu comme une défense de l'autonomie de l'université parce que «seuls les savants peuvent juger les savants» et pour la liberté de penser. Le deuxième intervint à deux reprises avec des textes courts, en 1812 et en 1816 pour exposer son opinion «sur l'enseignement de la philosophie au lycée» d'abord et «sur l'enseignement de la philosophie à l'université» ensuite.

 Certains de ces grands penseurs, surtout des Allemands, ne se contentèrent pas de réfléchir sur l'idée d'université mais ils «mirent la main à la pâte»' en acceptant des responsabilités. Ainsi devinrent recteurs, Fichte à l'université de Berlin, en 1810, Heidegger à l'université de Fribourg en 1933, Jaspers à l'université de Heidelberg en 1945.

 En attendant, l'université algérienne est toujours à la recherche de son idée, c'est-à-dire de son identité. En novembre 2009, deux faits vinrent nous rappeler la gravité de la situation. Le premier est l'attitude qui dépasse l'entendement prise par certaines élites politiques, médiatiques et intellectuelles égyptiennes à l'occasion d'un match de football. Ces élites, faut-il le rappeler, sont produits de l'université de ce pays. Le deuxième est qu'aucune université arabe ne figure parmi les 400 premières universités du monde, selon le dernier classement de Shanghai. Ceci n'est évidemment pas sans relation avec cela. La pire chose serait de continuer à se voiler la face et de se dire que l'Egypte est loin car, pour paraphraser un mot célèbre, c'est de nous aussi qu'il s'agit dans cette histoire...

* Professeur à l'université d'Oran, chercheur au Cread

Notes :

1. Von Humboldt W., Sur l'organisation interne et externe des établissements scientifiques supérieurs à Berlin, in Philosophies de l'université. L'idéalisme allemand et la question de l'université, Textes de Schelling, Fichte, Schleirmacher, Humboldt, Hegel, Textes réunis à l'initiative du Collège de philosophie, Paris, Payot, 1979.

2. Newman J.H., 2007, L'idée d'université définie et expliquée, les discours de 1852, Genève, Ad Solem.

3. Jaspers K., 2008, De l'université, Paris, Parangon.

4. Guerid D., 2007, L'exception algérienne. La modernisation à l'épreuve de la société, Alger, Casbah.

5. Heidegger M., 1987, l'auto-affirmation de l'université allemande, Paris, T.E.R.