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L'universite algérienne a 100 ans

par Djamel Guerid *

L'université, quelle idée ! C'est une idée relativement ancienne. Nous n'en sommes pas encore revenus, et déjà elle est en train de se réduire à sa propre archive, à l'archive de ses archives sans que nous ayons bien compris ce qui s'était passé avec elle.

J. Derrida

1ère partie

De l'université coloniale à l'université algérienne

En cette année 2009-2010, l'université algérienne fête ses 100 ans. C'est, en effet, en vertu de la loi du 30 décembre 1909, que cette université est fondée à partir des 4 écoles supérieures de médecine et pharmacie, de droit, de lettres et de sciences. L'université comme les écoles furent des affaires purement françaises et la présence des Algériens a été durant toute la période coloniale tout à fait symbolique. Cette exclusion, les Algériens, par une sorte de revanche historique, vont la transformer en présence massive. Le chemin parcouru depuis l'indépendance est proprement stupéfiant. Que l'on songe que les 503 étudiants de l'année 1953-1954 et les 2.750 étudiants de la rentrée 1962-1963 deviennent, à la rentrée 2009-2010, 1.164.137 (tous cycles confondus) encadrés par 35.000 enseignants.

Des écoles supérieures à l'université

La mise en place d'un enseignement supérieur dans l'Algérie coloniale a été un processus extrêmement lent. Pendant longtemps, les controverses franco-françaises ont porté sur le statut à lui conférer. La tendance largement majoritaire ne voulait à aucun prix d'un enseignement semblable à celui en vigueur en France mais était pour un enseignement spécifique. C'est cette idée qui se trouve à la base de la fondation des écoles supérieures. Celles-ci furent créées d'abord et avant tout pour répondre aux besoins de la colonisation.

 L'Ecole de médecine illustre bien cet état de choses. Créée par les autorités militaires, elle fut la première à voir le jour et elle le fut très rapidement, dès 1832 (le 2 janvier) c'est-à-dire moins de deux années après le débarquement de Sidi Fredj. Il est à remarquer qu'il a fallu une note du ministre de la Guerre (10 juin 1833) pour autoriser les étudiants non français (Maures, Turcs et Juifs) à suivre les cours de cette école. Cette école fut fermée en juin 1836 puis ouverte de nouveau en 1857 et elle recommença à fonctionner en janvier 1858. Elle avait une fonction utilitaire et pratique d'abord étant donné que la France était intervenue par un corps expéditionnaire important. Cette armée avait besoin non seulement de médecins et d'officiers de santé la suivant dans ses campagnes mais aussi d'une institution pouvant former sur place des praticiens immédiatement opérationnels. D'autre part les autorités coloniales avaient compris la nécessité d'une étude scientifique des conditions naturelles propres à l'Algérie. Elle avait une fonction idéologique ensuite puisque la médecine, comme l'école, avait un rôle missionnaire. Elle devait contribuer à la conquête des indigènes et à leur soumission.

 Les autres Ecoles, lettres, droit et sciences avaient été créées dans le même esprit par la loi 20 décembre 1979. Ces écoles organisent leur première séance solennelle de rentrée le 23 décembre 1880 et c'est l'occasion pour le recteur Belin de rappeler la mission de chacune d'entre elles. L'Ecole des sciences, dit-il, a «pour mission principale d'étudier et de faire connaître les richesses que recèle l'Algérie et qu'on n'a fait qu'effleurer encore»(1). A propos de l'Ecole de droit, il écrit qu'elle «a une grande raison d'être, non seulement par son enseignement, mais aussi par ses études sur la législation algérienne et les coutumes indigènes.» Quant à l'Ecole des lettres, il dit «ses professeurs d'histoire et de géographie, de langues arabe et berbère, étudient dans le passé et dans le présent, dans sa religion, dans ses coutumes et son état social, dans sa langue et sa littérature, cette terre septentrionale de l'Afrique qui, de tous les côtés, s'ouvre à notre influence et qu'on peut hautement appeler la France nouvelle».(2)

 Il faut maintenant passer à l'étape suivante, la transformation des écoles en facultés dans une université. Le processus de transformation des Ecoles en université fut long et tortueux en raison des réticences de la France métropolitaine et de l'opposition farouche des colons à travers les Délégations financières. En France, beaucoup ne voyait pas l'utilité d'un enseignement supérieur dans la colonie. L'historien Yacono cite un député de Lyon qui écrivait: «Les Algériens ont voulu avoir aussi leurs facultés: simple question d'amour-propre. On leur a donné des Ecoles de lettres, de sciences, de médecine et de droit... Quels résultats cela a-t-il donné ? Je n'hésite pas à répondre: aucun»(3). De plus, n'était pas absente la crainte de voir «l'algérianité» triompher de la «francité» et plus précisément que la nouvelle institution, l'université, ne profite qu'aux «Français d'Algérie» qui, pour la plupart, n'étaient pas des Français de «souche» mais d'origines espagnole, maltaise, italienne, juive... En d'autres termes, l'on doutait de la fidélité de ces nouveaux venus et on les soupçonnait de velléité autonomiste ou même indépendantiste et l'université, une fois mise en place, pourrait aider à aller dans ce sens en armant les élites des «Français d'Algérie» sur les plans scientifique, idéologique et politique.

 En ce qui concerne les colons représentés par les Délégations financières, les préoccupations étaient essentiellement d'ordre pratique. Ils ne comprenaient pas, eux non plus, à quoi pourrait servir une université, en Algérie, d'abord parce que des universités, il en existe et des meilleures en métropole et il suffisait d'y envoyer les étudiants algériens et ensuite parce que l'entreprise de colonisation avait besoin de chaque sou et de ce fait, disait un délégué, en 1902, on n'avait pas «le droit de jeter par les fenêtres des Ecoles de l'argent qui ne sert à rien.» Pour les colons unanimes ce dont l'Algérie avait besoin vraiment c'était de quelques bonnes écoles primaires qui insisteraient surtout sur la formation professionnelle et surtout agricole.

 Le passage à l'université se fit cependant mais dans la difficulté et après moult enquêtes, négociations et compromis. Finalement la Chambre française des députés vote le projet le 5 juillet 1909 et c'est le 30 décembre 1909 que «les écoles d'enseignement supérieur d'Alger sont constituées en université».

 Dans les écoles supérieures comme à l'université, le nombre des Algériens a toujours été très faible. Ainsi en 1882, les Algériens ne furent que 35 sur 557 soit 6,28% et qu'en 1930, soit après tout un siècle de présence «civilisatrice» de la France, les étudiants algériens à l'université n'étaient que 92 sur un total de 2.013 soit 4,5%.

 En 1909, les Français fêtent, en grande pompe, le cinquantième anniversaire de la fondation de l'université d'Alger sans se rendre compte que les enfants du pays en étaient exclus et en vérité sans s'en soucier le moins du monde. La dépossession était si totale qu'elle concernait l'identité elle-même puisque ce qu'on appelait Algériens c'étaient les Français d'Algérie.

L'université de l'Algérie indépendante

Le système d'enseignement de l'Algérie indépendante se situe dans le prolongement du système colonial. Dans ce domaine comme dans les autres, il s'est agi de conserver et de préserver ce qui existe. En ce qui concerne l'enseignement supérieur, l'université française fut intégralement reconduite à l'instar de tous les appareils de l'Etat. Elle est donc restée française par ses programmes d'enseignement, par son personnel enseignant et par son système d'équivalence des diplômes. Elle est restée tellement française que lorsque les Français ont réformé leur université en 1965 (Réforme Fouchet), les autorités algériennes ont voulu suivre mais, face à l'opposition résolue manifestée par les étudiants surtout, elles ont dû reculer. Il faut dire que l'Etat national avait fort à faire et il était entièrement occupé à remette en ordre et en marche les institutions politiques et économiques.

 L'université restée française durant la première décennie de l'indépendance (1962-1971) se caractérisait par l'élitisme et le malthusianisme, ce qui explique le nombre très réduit d'étudiants et le taux élevé de déperdition entre les cycles, par l'hégémonie des sciences de la culture sur les sciences de la nature, par la faible représentation des filles et par l'hégémonie de l'enseignement théorique et général sur l'enseignement pratique et la formation au métier. Autant dire qu'on avait affaire à une université qui exprimait une autre société, une société qui n'existait plus. L'université s'est donc trouvée en retard par rapport à la société. La réforme de 71 était précisément destinée à mettre fin à ce retard, Le grand tournant de 1971 Le 23 juillet 1971, c'est avec solennité que, dans le grand amphithéâtre de la faculté de droit d'Alger archicomble, le ministre de l'Enseignement supérieur et de la Recherche scientifique, M.-S. Benyahia, lit le texte de la «refonte» de l'enseignement supérieur. C'est une véritable révolution. Jamais on n'a été aussi loin et aussi profond dans l'intervention.

 Cette réforme radicale a fait voler en éclats l'université classique et libérale héritée et a installé en son lieu et place une tout autre université qui lui était en tous points opposée. Ainsi elle mit fin à l'autonomie universitaire, organisa la formation autour de disciplines qui deviennent entités administratives ou instituts et met au premier plan la relation formation-poste de travail.

 Il faut dire que toutes les conditions étaient favorables et qu'en particulier les exigences de la société et de l'Etat allaient de pair. l'Etat parce qu'il s'était lancé dans un ambitieux plan de développement très gourmand en cadres. S'apercevant que l'université classique ne pouvait pas lui être d'une grande utilité dans la production de ces compétences, il entreprit de fabriquer l'université de ses ambitions. La société parce qu'il s'agissait, pour elle, d'une sorte de revanche historique comparable au mouvement d'occupation des terres laissées vacantes par les colons en 1962 et qui a pris l'allure d'une ré-appropriation de quelque chose dont elle avait été spoliée par la violence coloniale.

 Pour comprendre l'ampleur de la réforme de l'institution universitaire, il faut se souvenir de ce que fut l'université avant juillet 1971. Dans l'université des années soixante du siècle dernier, les effectifs étudiants restèrent très faibles puisqu'ils n'atteignirent que péniblement les 10.000 (10.083) vers la fin de la décennie (1968-1969).

 Cette situation de très grande faiblesse des nombres d'étudiants et de diplômés a été perçue comme proprement «scandaleuse» par les promoteurs du développement. Très tôt, en effet, et en particulier lors de la préparation des plans de développement, les industrialistes se sont heurtés à l'«obstacle» scolaire. Cet obstacle devient d'autant plus insupportable, à leurs yeux, que le fossé entre les besoins considérables en cadres et main-d'oeuvre qualifiée requis par la stratégie de développement et les productions dérisoires attendues de l'appareil d'éducation et de formation était énorme.

 C'est ce constat qui a été à l'origine de leur action en vue d'imposer à cet appareil les transformations nécessaires pour le faire fonctionner selon leur logique. A terme, ce qu'ils voulaient c'était, en fait, de s'en rendre maîtres. C'était devenu, affirmaient-ils, une exigence du projet de développement lui-même.

 Dans l'ouvrage, «L'Exception algérienne»(4), j'ai étudié, en détail, le processus de mise en place du système industrialiste d'éducation et de formation. Celui-ci commence avec l'élaboration d'une doctrine au cours des séminaires nationaux «Formation et développement» qui réunirent, à trois reprises (novembre 1968, janvier 1970 et mars 1971), formateurs et utilisateurs de main-d'oeuvre qualifiée. Cette nouvelle conception de l'éducation s'articule autour d'un principe central qui se présente comme un postulat et comme un credo: l'économique au-dessus de tout; l'économique prime tout. Plus précisément c'est de lui que le système éducatif tire sa philosophie, les principes de son fonctionnement et ses contenus. C'est vers lui qu'il dirige l'essentiel de ses produits. En un mot, c'est de lui qu'il tient sa légitimité. De plus l'appareil d'éducation et de formation n'est pas seulement subordonné à l'appareil de production, il est lui-même conçu comme appareil de production. Dès lors, c'est en termes économiques d'efficacité et de rentabilité que se juge l'appareil d'éducation et de formation.

 Les idées de base dégagées lors de ces rencontres vont constituer le fondement doctrinal de tous les projets élaborés par la suite, c'est-à-dire ceux des instituts de technologie, de la réforme de l'enseignement supérieur et de l'école fondamentale polytechnique. Dans cette conception, l'université est considérée comme une unité de production, comme une usine qui, à partir d'une matière première (les élèves), fabrique des produits (des cadres). C'est cette conception qui explique et justifie l'intervention des utilisateurs dans l'appareil d'éducation et de formation. Ce sont eux qui décident d'abord de la définition de la formation (c'est un investissement productif), du type de cadre à former (technicien immédiatement utilisable et opérationnel), de la hiérarchie des sciences et disciplines à enseigner (au sommet, les sciences exactes et les technologies), des modalités de leur distribution (prédominance des TP-TD, fréquence des stages en entreprise).

Les grandes transformations

La «refonte» de l'université de 1971 a eu des effets nombreux et importants qu'il est possible de condenser dans les faits suivants: croissance des effectifs étudiants et enseignants, extension du réseau universitaire, modification des rapports entre sciences de la culture et sciences de la nature, augmentation de la représentation des filles, arabisation.

1- Croissance des effectifs étudiants. Au mois de juin 1954, 4 mois avant le déclenchement de la guerre de libération (1er novembre 1954), l'université d'Alger comptait 503 étudiants (dont 22 filles) sur un total de 5.000 étudiants. En juin de 1963, à la fin de la première année universitaire de l'Algérie indépendante, ce nombre s'éleva à 2.750. A la rentrée 2009-2010, les effectifs étudiants avoisinent 1.200.000.

 La croissance rapide des effectifs étudiants a eu des effets sociaux et culturels d'une grande importance. Elle a permis d'abord une ouverture incontestable de l'université en direction de couches sociales qui n'y avaient jamais été représentées: des couches inférieures de la petite bourgeoisie des villes entre autres ou même plébéiennes.

2- Développement de l'encadrement enseignant et son algérianisation. Le nombre d'enseignants passa de 1.854 en 1972-73 à 27.067 en 2005-06 et à 35.000 en 2009-2010. De plus l'algérianisation est, en 2005-06, de 99,7% alors que les corps des assistants et des collaborateurs techniques ont disparu.

3- Extension du réseau universitaire. En 1962, l'Algérie ne disposait que d'une seule université, héritage colonial et de deux petites annexes à Oran et Constantine. En 2005-2006, le réseau universitaire est constitué de 60 établissements répartis dans 40 wilayate. Désormais, les universités ne sont plus le monopole des grandes métropoles du Nord mais elles sont présentes aussi dans les villes des hauts plateaux et du Sud. En 2005-06, les universités des trois grandes métropoles (Alger, Oran, Constantine) qui étaient le tout universitaire regroupent moins du tiers des effectifs.

4- Augmentation de la représentation des étudiantes. En juin 1954, les filles étaient extrêmement minoritaires à l'université d'Alger et elles ne représentaient que 4,36% de l'ensemble. En juin 1963, à la fin de la première année universitaire de l'Algérie indépendante, le taux monta à 15,57%. Il faut attendre la fin de la décennie 90 pour voir la représentation féminine dépasser, pour la première fois, la représentation masculine (50,6 en 1998-99) et, au milieu des années 2000, cette représentation atteignit 56,8 (en 2005-2006).

5- L'extension de l'arabisation s'est faite en quatre temps. Le premier (les années 60) a été celui de l'arabisation intégrale de l'histoire et de la philosophie, le deuxième (les années 70) celui de l'enseignement dans les deux langues de disciplines comme le droit, les sciences sociales et quelques disciplines scientifiques, le troisième (à partir du début des années 80) a été celui de l'enseignement dans la seule langue arabe des sciences sociales; le quatrième moment en vigueur aujourd'hui est celui de la division entre les sciences de la culture qui sont dispensées en langue arabe et les sciences de la nature qui sont enseignées en langue française. Cette division reflète, bien sûr, la division de l'élite algérienne en arabistes et en modernistes et à laquelle nous avons consacré de larges développements dans notre ouvrage, «L'exception algérienne».

6- Les variations dans la hiérarchie des disciplines c'est-à-dire dans le rapport sciences de la nature - sciences de la culture. Dans l'histoire de l'Algérie indépendante, il est possible de distinguer trois grands moments différents. Le premier est celui de la première décennie qui ne connut aucun changement dans ce domaine. Comme les deux «métiers de rêve» demeurèrent la médecine et le barreau, ce sont les études médicales et les études juridiques qui occupent le sommet de la hiérarchie des disciplines universitaires.

 Le second moment est celui de la décennie de développement socialiste qui vit l'émergence d'une nouvelle figure sociale, celle de l'ingénieur. La forte représentation des disciplines scientifiques et technologiques traduit bien les besoins mais aussi l'enthousiasme développementiste et modernisateur qui a imprégné la société tout entière durant cette période.

 Le troisième moment commence à partir de la seconde moitié des années 80; la hiérarchie des disciplines et des métiers subit une autre transformation significative mais c'est pour revenir à une configuration qui rappelle, en tous points, celle qui fut en vigueur dans les premières années de l'indépendance.

Le quantitatif et le qualitatif Que dire de l'université «réformée» ? Qu'elle a mené deux grandes batailles:

- Une bataille qu'elle a totalement gagnée, c'est la bataille de la quantité, du nombre. L'illustration la plus spectaculaire en est cette fantastique explosion des effectifs étudiants. En 1954, les étudiants algériens étaient au nombre de 503. En 2000-2001, ils sont 500.000 c'est-à-dire 1.000 fois plus; en 2009-2010, ils sont presque 1.200.000. Il faut citer également l'accroissement considérable des institutions universitaires, leur distribution sur tout le territoire. L'accroissement des effectifs dont plus de la moitié est constituée de filles a eu, sur le plan culturel, des effets positifs certains en participant à l'élévation du niveau culturel général du pays et en offrant plus de chances, statistiquement parlant, à l'émergence des Mozart et des Ibn Khaldoun.

- Une bataille qu'elle a, en grande partie, perdue. L'accroissement rapide parce que non maîtrisé a eu aussi des effets négatifs incontestables. En amont, la forte demande de formation n'a pu être satisfaite qu'au prix de conditions plus que médiocres d'accueil des étudiants, dans les «amphis» et dans les cités. En aval, l'offre de diplômés mise chaque année sur le marché est de plus en plus supérieure à la demande, ce qui explique l'extension rapide de ce qu'on a appelé le chômage des diplômés. De plus, le «produit» offert s'est révélé de qualité bien médiocre. Enfin et du fait des sureffectifs présents dans les «amphis», c'est le niveau, forcément moyen, de la moyenne des récepteurs, qui s'impose à l'enseignant comme le niveau obligatoire de l'émission, ce qui accentue encore la baisse générale du niveau universitaire.

 En vérité, l'explosion quantitative ne tarda pas à se muer en changement qualitatif. C'est véritablement la grande transformation de l'université. Sous l'effet du nombre, il s'est produit comme un passage de la quantité à la qualité et ce sont désormais de nouvelles manières d'être, de penser et d'agir qui s'installent. C'est un nouveau système de normes et de valeurs qui s'impose. Il s'est produit à l'université ce qui s'est produit dans l'entreprise: l'émergence puis l'hégémonie d'une figure beaucoup plus représentative de la société réellement existante.

 C'est alors que l'on assiste au repli de l'institution universitaire et presque son effacement ou sa démission en tant qu'instance de production de sens et de savoir en direction de la société. Cette situation de crise est visible, par exemple, dans l'intervention de plus en plus fréquente de groupes de pression notamment régionaux dans les affaires de l'université, dans l'absence d'une stratégie consensuelle et à long terme et partant d'une définition claire de l'université et de sa mission, dans la non-émergence d'un contre-pouvoir académique

 L'exemple le plus parlant de cette désaffection, c'est la nouvelle attitude développée par les enseignants et les étudiants. Trois faits peuvent être avancés à l'appui de cette thèse. Le premier est que bien des enseignants voient le salut individuel dans l'accès à l'administratif et au politique perçus comme sources de promotion sociale. Ce sont, en effet, ces deux instances qui peuvent être dispensatrices d'avantages matériels, de prestige social et de pouvoir. Le deuxième est que des étudiants cherchent à consolider leurs chances d'avoir un emploi à la sortie de l'université en militant dans une organisation estudiantine, prolongement d'un parti politique. Le troisième enfin est que les étudiants comme les enseignants n'avancent plus que des revendications de type corporatiste. Seules les mobilisent les revendications de type matériel alors que la lutte pour la qualité de l'enseignement ou la défense de l'autonomie universitaire font désormais partie de l'histoire.

 Les multiples projets de réforme ne trouvent que très peu d'échos dans le milieu universitaire préoccupé avant tout par la brutale dégradation de ses conditions d'existence et la chute de sa crédibilité. Les conditions matérielles et socio-culturelles des étudiants dans les cités-U et dans les amphis constituent un véritable repoussoir. La dégradation de l'image de marque de l'enseignant universitaire et la dégradation de son statut social incitent beaucoup d'entre eux à déserter l'université algérienne vers le privé ou l'étranger ou vers l'administratif.

 Lorsqu'on examine avec attention l'université algérienne d'aujourd'hui, on ne peut pas ne pas noter ce double paradoxe. Le premier est qu'il y a, d'un côté, une puissance sur le plan de la masse qu'illustrent la multiplication du nombre des institutions universitaires, leur répartition sur tout le territoire national, l'accroissement des effectifs étudiants et enseignants et qu'il y a, de l'autre, le recul du point de vue scientifique, culturel idéologique, en fait la diminution du poids de l'université dans la nation. Le deuxième paradoxe réside, d'un côté, dans la reconnaissance de l'université en tant qu'instance principale de reproduction de l'élite dans ses différentes composantes et de l'autre dans la disparition de tout débat de fond sur cette institution comme si la manière de reproduire cette élite avait perdu toute importance.

 L'impression qui prévaut aujourd'hui est une impression de fin de période mais d'une fin de période qui semble s'installer dans la durée. Et s'il y a consensus pour dire qu'il faut passer à «autre chose» c'est le grand flou qui domine lorsqu'il s'agit de parler pertinemment de cette autre chose. Cette mutation indispensable s'appelle passage de l'impératif quantité à l'impératif qualité, c'est-à-dire l'accouchement de la nouvelle université algérienne. Il faut se rendre compte, cependant, que le problème premier n'est pas l'université mais la société. Il n'est pas pensable d'arriver au consensus sur l'université en l'absence d'une sorte de compromis historique sur l'organisation de la société. Ce n'est pas le système universitaire qui est en cause et en crise. C'est la société entière avec l'ensemble de ses institutions.

La Grande Charte des universités, 1988 Les pays européens, dans leur quasi-totalité ont adopté le système LMD (Licence-Master-Doctorat). Ce qu'il faut retenir c'est que la construction d'un espace commun de l'enseignement supérieur ou plus généralement l'édification d'un marché commun de l'éducation est, en fait, partie d'un tout et ce tout c'est la construction européenne elle-même. Ce qu'il faut retenir aussi c'est que la nouvelle université européenne unifiée se présente comme le produit d'une évolution historique commune endogène. C'est dire, en d'autres termes, que le mouvement de réforme des universités européennes est véritablement un travail de la société sur elle-même pour reprendre l'expression heureuse d'Alain Touraine.

 En Algérie, des signes forts, nombreux et concordants indiquent que l'université vit la plus grande crise de son histoire. Un mal profond la ronge. Jamais depuis l'indépendance, on a tant parlé de l'université. Les articles de presse et les interventions d'enseignants et d'étudiants n'ont jamais été aussi nombreux et critiques, les grèves n'ont jamais été aussi fréquentes, aussi longues, aussi dures. Il ne fait pas de doute: le malaise est profond et les mots pour le dire se font de plus en plus virulents. C'est, pour les parties prenantes réduites à l'impuissance, soit la frustration soit la désaffection soit la colère.

 En rapport avec les réformes et les avancées européennes, notre projet, ici, est de suggérer l'idée que seul un immense effort collectif de réflexion et d'imagination est en mesure de conduire à la reconstruction de l'université algérienne de notre temps.

Pourquoi Bologne

Vers la fin du XIe siècle (en 1088) naquit, à Bologne, en Italie, la première université européenne(5) et à la fin du XIIe siècle (1198)(6) vit le jour à Paris, en France, la deuxième université. C'est à ces deux universités originelles que les Européens reviennent, plusieurs siècles plus tard, pour penser leur université d'aujourd'hui et de demain. C'est dire que la réflexion et la mise en oeuvre de l'université européenne commune s'insère dans une histoire globale, l'histoire de la construction de l'ensemble européen contemporain. L'Europe unie, une vielle idée longtemps caressée par des politiques et rêvée par des penseurs mais devenue impérieuse nécessité après les désastres de la Seconde Guerre mondiale est en train de devenir réalité.

Le passé commun est invité à contribuer à l'édification d'un présent et d'un avenir communs. Il y a dans cette entreprise quelque chose de tout à fait remarquable car, quoi de plus rassembleur et de plus consensuel et de plus encourageant à aller de l'avant et à réduire sinon détruire les méfiances et les rancunes longtemps accumulées que de faire ce saut en arrière dans l'histoire. Secondarisées ou oubliées les guerres interminables, les massacres, les destructions... Exit ces guerres dont les durées se calculent en années, la guerre de cent ans (1337-1453) qui mit aux prises Français et Anglais, la guerre de trente ans (1618-1648) qui mit à feu et à sang l'Europe à l'exception de l'Angleterre et de la Russie, les guerres napoléoniennes (1799-1815) qui opposèrent les Français au reste de l'Europe. Revenir 900 ans en arrière pour retrouver l'Europe et rien que l'Europe. L'Europe d'avant les Etats-nations. L'idée géniale c'est de revenir à l'Europe du Moyen-Age pour construire l'Europe du new age. Ainsi se trouvent évacués, au grand soulagement de tous, les conflits et guerres ininterrompues qui ont scandé l'histoire de ce continent. Tout cela pour dire toutes les difficultés qui se dressaient devant l'entreprise européenne et tous les mérites qui doivent être mis au crédit des Européens pour avoir réussi à les surmonter.

 Le retour à l'Europe du Moyen-âge et à ses universités naissantes a également le grand avantage de régler un autre problème difficile, celui du modèle universitaire à promouvoir pour toute l'Europe. Devient, alors, impossible toute manifestation de «chauvinisme universitaire.» S'ajoute à ces conditions favorables le recours, pour inspiration, à un système qui a les avantages d'être non européen mais d'origine européenne, qui a fait ses preuves et qui bénéficie de la reconnaissance de tous, le système universitaire américain.

 En vérité, pour construire l'université européenne, on fait le détour par Bologne mais c'est pour assassiner Berlin c'est-à-dire l'université humboldtienne, une université d'essence libérale et humaniste. C'est Von Humboldt (1767-1835), savant, philosophe et homme politique libéral et réformateur qui a été à l'origine de l'université des temps modernes, celle qui a fonctionné avec des variantes nationales, cela va sans dire, un siècle et demi durant. Il faut souligner, à ce propos, un fait important parce qu'il n'a pas d'équivalent aujourd'hui. C'est l'implication dans la chose universitaire de ce que l'Allemagne comptait comme grands penseurs et philosophes. Ainsi Schelling, Fichte, Schleirmacher, Von Humboldt, Hegel ont écrit en philosophes sur l'université. Fichte et Schleirmacher(7) ont, tous deux, proposé leur idée et leur projet d'organisation universitaire, le premier à la demande des autorités et le second par réaction à la conception du premier. Entre la conception libérale et ouverte de Schleirmacher et le projet plutôt autoritaire et fermé de Fichte, Humboldt n'hésita pas et il choisit la proposition la plus proche de ses convictions, la première. L'université qu'il fonde en 1809 et qui ouvre ses portes aux étudiants en 1810 se caractérise d'abord par l'autonomie par rapport à l'Etat. Humboldt préconise tellement peu d'Etat par crainte de sa tutelle qu'il n'en accepte que le soutien financier et encore celui-ci est réduit au minimum. Parce que l'Etat, dit-il avec raison, «ne s'intéresse pas (...) au savoir et au discours mais au caractère et à l'action». Elle se caractérise ensuite par le libéralisme et l'ouverture et ce qui explique qu'elle n'impose aucun programme, que les enseignants jouissent de la liberté la plus large dans la conception de leur cours et de leur méthode et qu'en ce qui concerne les étudiants on va jusqu'à préférer l'excès à la tutelle. Humboldt ne s'arrêta pas aux fondements théoriques mais il prit soin - avant de démissionner - de procéder lui-même à l'ouverture de l'université qui accueillit dans ses quatre facultés (droit, médecine, philosophie et théologie) à sa première rentrée 256 étudiants et 52 enseignants. C'est ainsi qu'il désigna parmi les quatre doyens les philosophes Fichte (faculté de philosophie) et Schleiemacher (faculté de théologie) et comme professeurs pour la plupart acquis à sa conception réformatrice.

 C'est cette université qui vit se succéder, au XIXe siècle, comme enseignants ou comme étudiants des noms aussi illustres que les philosophes Fichte, Hegel, Feuerbach et Karl Marx, que les physiciens Albert Einstein et Max Planck que le poète Heinrich Heine, que le stratège et homme d'Etat Otto Von Bismarck... C'est cette université qui abrita l'enseignement de 29 prix Nobel. C'est cette université que le reste de l'Europe mais aussi l'Amérique s'efforça de copier à l'exemple des autorités françaises qui envoyèrent, en Allemagne, le jeune sociologue de l'éducation, Emile Durkheim pour en tirer des leçons pour la France.

A suivre



* Professeur à l'université d'Oran, chercheur au Cread.



Notes :

1. Université d'Alger, 1959, Cinquantenaire 1909-1959, Supplément au Bulletin de l'Académie d'Alger. p. 150.

2. Idem, p. 158.

3. Yacono X., L'université d'Alger. Des origines à 1962, Itinéraires, juin 1882, n°264.

4. Guerid D., 2007, L'exception algérienne, La modernisation à l'épreuve de la société, Alger, Casbah

5. La date exacte de cette création ne faisant pas consensus, il a fallu la constitution d'un comité d'historiens dirigé par Giosué Carducci pour fixer cette création à 1088. En 2000, l'Etat italien décide, par décret, de lui donner le nom d'Alma mater studiorum.

6. Le 25 mai 1998, et dans le cadre de la célébration des 800 ans de l'université de Paris (fondée le 25 mai 1198) 4 ministres européens (France, Allemagne, Italie, Royaume uni) en charge de l'enseignement supérieur signent la Déclaration de la Sorbonne.

7. Les contributions de Fichte et de Schleirmacher (ainsi que d'autres) ont été reproduites in «Philosophies de l'université», textes réunis à l'initiative du Collège de philosophie, Paris, Payot, 1979. Celle de Fichte est intitulée «Plan déductif d'un établissement d'enseignement supérieur à fonder à Berlin» (1807) et celle de Schleirmacher «Pensées de circonstance sur les universités de conception allemande» (1808).