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Du syndrome du «zaimisme» chez des intellectuels du monde arabe

par Mohamed Ghriss*

Suite et fin

Dans cette optique, on n'insistera jamais assez sur le rôle attendu des intellectuels surtout, qui se doivent de conjuguer et coordonner leurs efforts en vue des développements spécifiques et concertations d'expériences communes ou partenariats profitables à leurs communautés respectives.        Surtout que les conjonctures mondialistes actuelles imposent, de plus en plus, ce souci d'ententes coopérationnelles entre les différentes parties prenantes de la société civile, et au niveau externe celui des partenariats économiques des grands ensembles de proximité ( tel l'idéal du grand Maghreb), en même temps qu'il importe de se méfier des pièges des comparaisons stéréotypées poussant à adopter, comme par le passé, des stratégies de conduites, -tant au niveau des gouvernances qu'à celui des oppositions,-qui tiennent le plus souvent de prototypes importés, inadaptés aux particularismes locaux.

Dans le cas d'un pays maghrébin, par exemple, certaines données spécifiques du terroir nécessitant un développement approprié ne pourraient tenir, probablement, ni des méthodologies clefs en main d'un Occident européaniste ultra-marchand, ni d'un Orient machrekiste panarabiste hégémoniste, et encore moins des influences d'une certaine subculture néoféodale locale héritée : de la sorte, le facteur incontournable de l'adaptation indispensable aux spécificités nationales du terroir ne manquerait pas de présenter, vraisemblablement, de meilleures chances de développement évolutif et émancipateur d'une modernité adéquate et cohérente (on parle bien aujourd'hui de modernité aussi bien américaine, que japonaise, ou malaisienne, comme on parle de démocratie à l'anglaise, à la suédoise ou à l'australienne ou à la sud- africaine, quoique la démocratie revêt, en principe, un caractère universel, mais comme pour la modernité, voire la religion même, elle s'imprègne inéluctablement des paramètres culturels et us spécifiques à chaque contrée?.

Autrement dit, dans le contexte maghrébin, l'on chercherait, peut-être de façon pragmatique, à parvenir in fine, d'une part, à cet au-delà du fantasme moderniste séducteur d'une société laïque permissive très éloignée, calquée sur la culture occidentaliste de l'européocentrisme hors bord, et d'autre part, à cet au-delà du leurre passéiste traditionaliste fascinant d'une communauté islamique d'équité sociale des khalifats, par trop mythique, tenant de la cité idéale de l'antique Orient théocratique hors jeu. Tout en évitant les pièges du conservatisme néoféodal et chauviniste étroit traditionnel local : en un mot tenter d'édifier, ce qui est du domaine du possible et en rapport avec les faits, cette société relativement harmonieuse, à la fois démocratique- moderne, et riche de ses diverses cultures traditionnelles, patrimoniales et valeurs spirituelles - civilisationnelles, promues et valorisées, en symbiose avec les apports multiculturels-transfrontières de l'universalité planétaire. Une parenthèse s'impose ici pour rappeler dans ce contexte que chaque peuple, chaque nation a ses particularités sociales et spécificités historico-culturelles, et c'est dans cet ordre d'idées que l'on s'est mis à évoquer divers types de modernités adaptées en diverses contrées du monde, ( modernité japonaise, modernité indienne, modernité chilienne, etc.) si bien que beaucoup se sont rendu compte que la modernité ne signifie pas forcément occidentalité, et qu'il y a des confusions à éviter. Comme, par ailleurs, on pourrait ajouter, pour notre part, que l'authenticité ou originalité culturelle, (Assala) dans le contexte Maghrébin, par exemple, ne signifie pas automatiquement orientalité, ou machrek, en ce sens qu'elle renvoie, d'une manière générale, aux référents du patrimoine local véhiculé essentiellement dans ses langues nationales populaires et régionales vernaculaires, et non pas au patrimoine culturel oriental véhiculé, principalement, dans la langue arabe littérale.  

Et à propos de la langue arabe, commune à tous les pays du monde arabe, et dont les hégémonistes du panarabisme en font souvent un fonds de commerce aux dépens de la souveraineté des autres, il y a lieu de signaler que cet idiome partagé apparaît comme une langue «supranationale» chapotant tous les pays du monde arabe qui ne sont pas, sans disposer de leurs propres langues nationales ou langages vernaculaires spécifiques. Et étant donné que l'arabe, langue officielle commune à tous les pays arabes, apparaît, donc comme une langue «supranationale», et que les langues des parlers locaux spécifiques de chaque terroir sont celles le plus couramment utilisées par les populations de ces contrées, ces idiomes autochtones ne sont?ils pas, en principe, dans la situation de droit d'aspiration légitime à la promotion et officialisation de leurs langues nationales -patrimoniales, injustement minorisées par rapport à la langue supranationale?littérale officielle, partagée et utilisée, de façon limitative, par tous les pays du monde arabe essentiellement dans l'administration, l'enseignement, les médias et la diplomatie et non socialement ? populairement ?   

En d'autres termes, ce qui doit retenir l'attention aujourd'hui, c'est que la diversité linguistique, par exemple au Maghreb surtout, et en Algérie particulièrement, ait été réappropriée par la société civile qui en appelle à la reconnaissance de ce caractère pluraliste des langues en présence qui coexistent de façon plus pacifique qu'autrefois.

 Dès lors, il apparaît tout à fait légitime de s'interroger sur les perspectives d'un système d'enseignement, entre autres, s'il saura dépasser les faux clivages, entre une culture savante qui ne s'exprimerait qu'en arabe classique, et une culture populaire qu'en «Daridja».      D'où la question légitime qui s'impose d'elle-même : le système d'enseignement actuel ne devrait- il pas être repensé pour refléter, justement, ce phénomène de réappropriation de toutes les composantes de l'identité algérienne plurielle ? A quand donc, comme se le demande le linguiste Abdou Elimam (4), un enseignement qui fera place à la Daridja ( ou Maghrébi populaire comme il la qualifie dans son ouvrage «L'exception linguistique») comme lien pédagogique entre la maison et l'école et se servira des similitudes qu'elle présente avec l'arabe classique pour enseigner cette dernière aux enfants, sans dénigrer leur langue maternelle ? De la sorte, loin de mettre dans l'embarras la langue arabe scolaire, la Daridja contribuerait au contraire au renforcement de celle-ci ! Faut-il rappeler que pratiquement chaque pays du monde arabo- maghrébin dispose de sa propre «Daridja» populaire spécifique, quasiment utilisée dans l'univers des arts audiovisuels, théâtraux, les joutes oratoires, les parlers populaires etc., tandis que l'arabe littéral du registre soutenu n'est utilisé que dans les services administratifs, religieux et les domaines d'études scientifiques et littéraires ?

 «Et du moment que l'idiome de l'arabe académique officiel est en usage dans toutes les contrées de la sphère arabo-maghrébine et servirait de moyen de communication et d'échanges culturels, commerciaux, sportifs, et de liaisons diverses donc, cette situation géoculturelle particulière générant et étendant, en quelque sorte, une langue «supranationale» que partageraient tous ces pays linguistiquement apparentés, ces pays-là, n'est-ce pas finalement, la reconnaissance et promotion officielle de leur «Daridja» locale nationale qui est à même de les distinguer, chacun, dans son authenticité langagière populaire et culturelle-identitaire spécifique?», comme l'écrivait l'auteur de ces lignes dans l'édition d'El Watan du 30 août 2007.( Cf. De la réconciliation des langues après l'affaiblissement des idéologies). Ceci étant donné qu'il n'existe pas du tout à l'état de nature un Arabe racial, ou un quelconque «homo arabicus» pur, et si oui, s'agirait-il de l'Irakien qui est d'origine mésopotamienne? Du Syrien d'origine assyrienne? Du Libanais d'origine phénicienne? Du Palestinien d'origine cananéenne? Du Soudanais d'origine nubienne? De l'Algérien, Marocain, Tunisien, et du Mauritanien, ces Maghrébins qui sont d'origine numido ? berbèro-mauresque ou afro-amazigh ? Ou s'agirait ?il de l'habitant de la Péninsule arabique qui a subi depuis la nuit des temps, toutes sortes de brassages humains ?

Et effectivement, l'Arabe racialmythique, ne pourrait jamais prétendre à une quelconque pureté, et ce, en étant resté aussi bien dans sa presqu'île désertique -ou s'y sont continuellement entremêlés et ne cessent de l'être, à ce jour, les diverses vagues de «migrants» islamisés, (sans parler d'une bonne partie des anciens habitants de cette Péninsule arabique de descendance historique d'ex-infortunés «esclaves» originaires d'Afrique devenus «arabes émancipés de la cité» fondus parmi leurs semblables frères de la communauté des croyants, après leur conversion à l'Islam; alors même que de nos jours, on assiste encore, dans cette zone arabique, à l'afflux important de migrants asiatiques musulmans et autres, qui s'y établissent, en se naturalisant, et une fois devenus parties prenantes de la société péninsulaire, ces nouveaux néo- Arabes sont, donc, venus aussi s'ajouter aux résidents originels et ex- migrants de la contrée, accroissant cette communauté «arabe» métissée), - ou en étant allé porter le message coranique sur les cinq continents au contact d'une bonne proportion des nouveaux convertis qui ont tout autant influencé et enrichi, en retour, l'Arabe acquis des messagers de l'Islam, et surtout intégré ce dernier, à un niveau autre, supérieur, en élargissant au concept universaliste de Umma, son espace tribal restreint d'origine, avec l'apport formidable, notamment, de savoirs multiples et traductions des civilisations et cultures islamisées non arabiques.

Dans ces conditions, donc, quel est le mythique Arabe de souche qui pourrait se targuer d'avoir pu garder, de la sorte, un tant soit peu de sa légendaire «pureté raciale» qui n'a, pour ainsi dire, plus rien de fondamentalement arabique ? Etant entendu que la dénomination «Arabe» galvaudée aujourd'hui l'est dans son sens large, surtout, d'ordre essentiellement culturel, donc, comme l'a d'ailleurs tôt signifié Kateb Yacine lorsqu'il a spécifié que l'arabité est d'ordre culturel et non racial.

Le crépuscule du règne des titans cosmopolitiques Bref ! Comme l'ont maintes fois rappelé des observateurs, il y a lieu de penser toujours les choses en fonction de leur réalité matérielle du terrain et état socioculturel environnant, aux fins d'une perception plus objective de leurs particularités intrinsèques. Comme quoi, le penseur dans les zones du monde arabe - qui divergent toutes les unes des autres par leurs particularités régionales, sociales, culturelles, historiques, etc., en dépit des points communs de langue, religion, et autres paramètres qui les relient, - est tenu, il va sans dire, de tenir compte des spécificités de son terroir dans l'ébauche de sa réflexion appropriée, en coordination et concertation avec ses concitoyens intellectuels. Et il ne peut, de la sorte, imposer, sous un quelconque prétexte panarabiste ou autre, sa vision particulière du monde et des relations internationales, ni sa conception restreinte des projets de développement aux arabes des autres territoires relevant du même socle civilisationnel arabo ? islamique, étant donné le caractère spécifique, donc, de chaque contrée.

 Particularités sociologiques des divers pays qui n'empêchent pas, naturellement, les concertations objectives à divers autres niveaux de communications entre intellectuels du monde arabo-maghrébo- musulman, les échanges culturels, les échanges d'expériences et éventualités de partenariats économiques, etc., etc.

Mais ce qui est certain, par les temps qui courent de la modernité universelle et ses variantes au niveau de chaque contrée du globe, c'est qu'aucun libre penseur d'un pays arabe quelconque qui se respecte, n'acceptera aujourd'hui la mainmise panarabiste hégémonique de quiconque, sous prétexte d'une soi-disant confraternité ou solidarité panarabe et panislamiste, etc., qui se devrait de considérer et de ne pas ignorer les valeurs patrimoniales et historico-culturelles de l'autre. Aujourd'hui ; cette idéologie d'antan des Big Brothers de tous acabits, cultivant l'hégémonisme sur tous les plans, les authentiques libres-penseurs du monde arabe n'en ont que faire. Et l'on sait ce que pensent, à ce propos, sur ce sujet du paternalisme cosmopolitique, les intellectuels en Occident, qui ont réservé l'accueil que l'on sait à la confraternité de leur grand frère US., et l'évolution des choses ayant été telle qu'aujourd'hui la notion de globalisation monopolaire fait de plus en plus place à celle, à visage humain, de mondialité démocratique multipolaire.

Avant de clore, il convent de rappeler que nul n'est censé détenir à lui seul «la vérité», et qui d'ailleurs n'est pas immuable, ni unidimensionnelle, d'où les changements, reconsidérations et mises à jour perpétuelles de nos vérités provisoires et inévitables erreurs, ces insuffisances et limites qui ne trouvent de répondant palliatif aux carences et possibilités, par conséquent, d'amélioration, qu'au contact de l'avis critique constructif d'autrui. Critique qui ne signifie pas dénigrement, bien entendu. Car à l'instar de la nocivité improductive de l'approbation apologétique béate, le dénigrement systématique, gratuit et sans fondement argumentaire, représente le fait avéré d'une attitude tout à fait stérile et négative.

 Quant à la critique qui se veut positive et constructive, elle reste témoin pour ce qu'elle interpelle comme taches pressantes et raisonnables à entreprendre, et quand bien même elle se heurterait aux murs d'incommunicabilité, il lui restera toujours cette porte ouverte du devoir de relecture, de reconsidération pour le mieux informer, à refaire autant de fois qu'il le faudra.

 Et partant, de continuer au-delà, à participer, autant que faire se peut, au marché du sens, des idées et de la créativité éventuelle, susceptibles de contribuer, si modestement soit-il, à l'espoir renaissant des ententes citoyennes solidaires en éveil, qui tente de se frayer, à travers les sombres chemins d'égarements persistants, son sentier de floraisons, magnifiquement éclairé par les chandelles d'esprits de ces jeunes de cette aube émergente du XXI è siècle qui promettent beaucoup.

 Ceux là même, qui, aux avatars des esprits hantés en plein jour, par les mythes perdurant des grandeurs impériales entretenant incongrûment les vestiges psychiques de tous les titans évanouis d'un autre age, préfèrent, de loin, mieux apprécier le«small is beautifull» de la modernité démocratique multiforme, les adaptant concrètement aux réalités contemporaines de la civilisation scientifique et technologique planétaire des savoirs, cultures et spiritualités tolérantes transfrontières de ce nouveau paradigme mondialiste de l'Histoire.

*Auteur indépendant de textes journalistiques,

littéraires, dramatiques (presse culturelle indépendante et sur le Net via google et oboulo.com )

4- Abdou Elimam, L'exception linguistique, éd.

Dar el Gharb,Oran 2006)