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Du syndrome du «zaimisme» chez des intellectuels du monde arabe

par Mohamed Ghriss*

«Si je savais quelque chose utile à ma famille, et qui ne le fut pas à ma patrie, je chercherais à l'oublier. Si je savais quelque chose utile à ma patrie, et qui fut préjudiciable à l'Europe, ou bien qui fut utile à l'Europe et préjudiciable au genre humain, je la regarderais comme un crime»

(Montesquieu, Pensées, 741, Robert Laffont, « Bouquins », 1991, p. 341)

1ère partie

Les préoccupations actuelles sur les modernistes et traditionalistes dans le monde arabe, et leur échec suscitent actuellement nombre d'interrogations, principalement celles tournant autour des raisons majeures de ce revers. Le monde arabe demeurant tributaire, d'une manière générale, d'un conditionnement socioéconomique-culturel désastreux venant s'ajouter aux chocs de la modernité et des séquelles coloniales, à l'origine ainsi, d'une désadaptation chronique aux idéaux et réalités du monde contemporain. Conditionnement entravant, certes, mais qu'il fait avoir le courage de reconnaître qu'il a été perpétué par certaines élites qui ne retiennent, visiblement jamais, dirait-on, les enseignements des expériences du passé. A tel point que certaines catégories d'élites présomptueuses de zones coutumières, sont devenues célèbres dans l'art de transformer les défaites en victoires, leurrant pour un temps leurs peuplades qui ne manqueront pas de se ressaisir, inéluctablement, à la fin de l'hypnose propagandiste, pour se rendre compte et demander des comptes, pour le ridicule carnavalesque international gratuit dans lequel elles ont été plongées (Voir notamment sur ce sujet de la manipulation et hypnose des masses l'excellent ouvrage «L'age des foules» de Serge Moscovici (1).

La raison majeure de cette fâcheuse attitude consistant à tourner le dos au réel pour se réfugier dans les logorrhées chimériques, mensongères, est due essentiellement- qui ne le sait-à cette conception particulière du mond bne, caractérisée opiniâtrement, par un certain mode de pensée autarcique aux conceptions tout à fait exclusives. Ainsi l'idéal hautain du panarabisme hégémoniste cultivant cette vision des choses autocentrée, qu'en sciences de l'anthropologie culturelle on lie, nous apprend-t-on, à un certain type de mentalité n'admettant que sa propre logique de raisonnement étriqué, concevant, généralement, la civilisation humaine évoluant en un sens absolument univoque et linéaire!?

 Dans tout les cas, cette conception étroite des choses s'apparente grandement à celle que l'éminent anthropologue Claude Lévi- Strauss (récemment décédé) qualifie «d'ethnocentrique», traduisant un même mode de pensée: «On refuse d'admettre le fait même de la diversité culturelle, on préfère rejeter (?) tout ce qui ne se conforme pas à la norme sous laquelle on vit» (2)

 Et aux fins d'éviter la dérive de ce type d'interprétation se fiant à l'unilatéralisme de sa propre vision du monde, un F. Laplantine montre que la démarche dans toute approche, soucieuse de justesse objective dans une grande proportion, dans tout ce qu'elle appréhende et considère, se doit d'impliquer un décentrement radical, un éclatement de l'idée qu'il existe un «centre du monde» et, par la même, susciter une «révolution du regard», qui puisse entraîner un élargissement du savoir et une mutation de soi-même».(3). Considérer les phénomènes culturels comme objet d'étude scientifique oblige, par conséquent, à adopter une posture de neutralité axiologique, notamment vis-à-vis de sa propre culture L'échec des modernistes dans le monde arabe Ainsi, et à la lumière des considérations évoquées ci-dessus, on pourrait dire que les modernistes dans le monde arabe, n'ont pu jouer un rôle efficient quelconque dans l'effort de progrès et d'adaptation à la modernité scientifique, technologique et culturelle promotionnelle des valeurs libertaires et citoyennes universelles, l'individu dans la quasi-majoritéé des pays arabes n'étant jamais considéré comme citoyen libre, à respecter dans ses convictions et considérations personnelles, qui sont souvent sujet aux manipulations politiciennes éhontées, évinçant tous sons de cloche divergents, comme en régime totalitaire! Et pour cause : ces systèmes d'autarcie et de cloisonnement de la libre pensée émancipatrice étant, depuis longue date, à l'origine des échecs répétés de développement dans ces infortunés pays, en raison de stratégies étroites persistantes, aux rigorismes et unilatéralismes stricts, n'admettant exclusivement que leurs thèses restrictives, rejetant pratiquement toutes éventualités de concertations démocratiques (comme, par ailleurs, les traditionalistes rejettent toutes initiatives de «choura», de pluralisme juridique islamique ou d'Ijtihad réformiste), allant jusqu'à bannir tout ce qui est de nature à contester la mainmise doctrinale chauviniste, ou exégèse religieuse particulière coutumières, notamment de ceux qui se sont complus dans des rôles autoproclamés de zaimisme panarabiste grandiloquent, perpétuellement beaux discoureurs apologétiques des «Amjads» d'antan et des glorioles factices d'un soi démesurément amplifié ne reposant sur rien d'éminemment productif sur le plan évolutif civilisationnel moderne, depuis déjà des lustres. Situation vaine qui ne continue pas moins de sévir, dans la plupart des cas, avec ces intellectuels des contrées qui se conforment, généralement, dans des rôles rigides, notamment certains «doctours», n'admettant absolument aucune contradiction, si bien qu'ils ont fini avec le temps par arranger les affaires des régimes autocratiques en place. Quand ils ne se complaisent pas dans des oppositions stériles de salons, prônant rarement ces taches de médiateurs autonomistes de l'entendement démocratique pluriel, dans un souci d'objectivité constructive convenant, vraisemblablement, mieux au statut des libres penseurs, débatteurs et communicateurs sociaux?

 En d'autres termes ce sont ces sempiternels conflits oppositionnels d'autarcie et d'imposition doctrinale intellectuelle ou religieuse, dogmatiques unilatéralistes, qui sont à l'origine de beaucoup de déviations, empêchant à chaque fois, inévitablement, la possibilité d'entrevoir l'éventualité d'une évolution autre, peut-être, plus appropriée dans la scène intellectuelle arabe, constamment en régression, du fait de l'absence d'un minimum de dialogue concerté. Initiatives de concertations dans ce contexte précis d'imposition des autoritarismes néoféodaux obsolètes, contrecarrant, franchement, en maintes circonstances, les possibilités d'évolution et de maturation socioculturelles de leurs milieux conditionnés, et partant l'ajournement des perspectives de démocraties citoyennes concomitantes de gouvernances démocratiques et transparentes, fondées sur des formes de communications pluralistes reposant sur le droit souverain et la légalité internationale. Malheureusement, force est de constater qu'à chaque fois que ces initiatives sont entreprises par les rares bonnes volontés de par le monde arabe, soucieuses du décloisonnement intellectuel salutaire, elles sont généralement compromises par l'esprit hégémoniste du zaimisme, qui prend souvent, entre autres prétextes, l'argument de l'outil d'expression linguistique en usage majoritaire (quoique pas tout à fait évident) chez la communauté arabe la plus surpeuplée (comme si l'aspect quantitatif devait automatiquement primer sur l'aspect qualitatif des choses ?) pour imposer manu militari la domination de la chefferie panarabe. Cette dernière légitimée, donc, par l'aspect quantitatif du plus grand nombre statistique démographique sur la scène arabe, alors que c'est à l'aspect qualitatif de le hautement compétitif et moderniste et démocratiquement désigné, qu'échoit, surtout, le rôle de digne représentant collégial, quand bien même ce dernier serait d'un nombre électif plutôt réduit, l'important résidant, dans pareil cas de figure, dans la représentativité légitimement élue par la collégialité agréant le leadership consensuel digne de ce nom. Celui, précisément, mandaté par l'ensemble du monde arabe, de façon tout à fait démocratique, approuvant et consentant, ainsi, la présidence panarabe s'observant dans l'alternance comme c'est le cas dans l'exemple probant des familles des grands ensembles européens, latino-américains, etc., parfaitement adaptés aux exigences nouvelles de «l'ère des structures en mouvement» ( dixit Louis Armand) du monde contemporain des profondes mutations sans pareilles sans l'Histoire.

Cette alternative va, bien entendu, à contre-courant des desseins des fervents de l'idéologie ultra- conservatrice des dinosaures du panarabisme hégémoniste des chefs totémiques d'un autre age, soucieux d'asseoir leur domination, principalement, et écarter tous ceux qui divergents avec leurs doxas. Alors que rien ne justifie la mise sous l'éteignoir, par ces adeptes de l'unanimisme sans faille, des aspirations d'émancipations libertaires d'un nombre abondant d'intellectuels dans le monde arabo- musulman, ou par-delà ses diasporas éparses à travers le globe, usant généralement, en plus de l'arabe littéral «supranational» quand ils le maîtrisent, d'autres idiomes nationaux et étrangers, absolument enrichissants, dans ce contexte.

 Car permettant, justement, un élargissement de cette vision du monde typique qui persiste par son caractère autocentré à voiler la grille de perception et d'interprétation du monde, chez nombre de néo-communautaristes autarciques des pays arabes. Ces derniers évacuant, généralement, l'essentiel. Consistant, à l'opposé, à tout déployer pour que tous les intellectuels de divers horizons puissent communiquer et communier entre eux, notamment à la faveur de dynamiques de concertations constructives, entreprises résolument autour de projets de développements et partenariats multidimensionnels, même si le langage d'usage recourt à des idiomes autres que l'arabe. Sachant que l'essentiel c'est de faire participer l'effort conjugué de toutes les compétences sincères dans cette entreprise urgente de développement et d'évolution coopérationnels, et sachant aussi que ce n'est pas la communication dans telle ou telle langue qui divise, mais c'est, surtout, le courant d'appartenance théorique sectaire, ou idéologie d'affiliation doctrinaire intransigeante, qui sépare les esprits, indépendamment de leurs différences de classes, de langue, ou de zones territoriales, en général.( cela les Israéliens l'ont très bien compris en sollicitant constamment les apports des juifs des diasporas plurilingues de toutes les contrées du globe, même si nombre d'entre ces derniers ignorent l'hébreux voire même la pratique religieuse parmi les laïques, les marxistes, les libéraux, les agnostiques, etc., dans leurs rangs ).

 Malheureusement, le souci de stratégie de coopérations et d'efforts conjugués dans la perspective d'un objectif de développement multisectoriel de partenariat commun concerté entre les élites éparses en chaque pays, - ou au niveau international, autour de projets de croissance socioéconomique prenant en considération conjointe la richesse des diversités spécifiques de chaque communauté d'appartenance, - c'est assurément ce qui a toujours fait défaut, comme on ne le sait que trop bien depuis belle lurette, aux intellectuels modernistes ou traditionalistes accros du panarabisme et panislamisme, préoccupés, principalement, par ces obsédantes questions de leadership sans partage. Leurs positions unilatéralistes et intolérantes, tendant, à reléguer, par conséquent, à l'arrière - plan, pratiquement toutes priorités urgentes de développement concerté, de rapports démocratiques ou de «choura» profitables. C'est le cas constaté, également, au niveau national de diverses contrées abritant certaines catégories d'intellectuels entretenant les idéologies de l'exclusion, s'activant aussi bien au niveau d'instances étatiques que privées.

 Chaque camp ou fraction clanique demeurant figés dans leurs positions, convaincus qu'ils sont de la justesse infaillible de leurs vues partisanes chauvinistes qui les mettent en droit, selon eux, de se réclamer ouvertement devant leurs ouailles et les autres, de leur leadership autoproclamé

Une situation, on ne peut plus,véritablement symptomatique, se rencontrant en divers domaines de la pensée intellectuelle arabe : politique, socioéconomique, culturelle doctrinale, ou religieuse d'imposition dogmatique-exégétique exclusive, etc., allant, évidemment, à contre-courant de moult recommandations d'appels, et à la concertation démocratique civique pluraliste n ou à l'observation des préceptes de la « choura » musulmane, défiant, ainsi, absolument tout bon sens par ces postures persistantes imposées de prééminences arrogantes et autres aveugles considérations présomptueuses d'«intellectomanes» hantés en permanence par le complexe du zaimisme. Ces derniers, laissant choir, naturellement dans ces déplorables attitudes de course à la suprématie du leadership hégémoniste, le véritable rôle attendu d'eux, en l'occurrence celui dévolu d'intellectuels éclaireurs-médiateurs et communicateurs sociaux, malheureusement, totalement dévié par ces tendances sournoises d'adeptes acharnés des idéologies partisanes de l'idéal impérial des tutelles paternalistes, s'estimant le droit proéminent de prévaloir de façon abusive sur celui dédaigné de tous les autres, ainsi, indignement déconsidérés et minorisés de la sorte ! ? Autrement dit, le déni de la réalité présente, l'absence de volonté de l'examiner, la répugnance ou la peur de se remettre en cause et de se voir en face, ici et maintenant, ont amené souvent certains spécimens d'intellocrates, à s'arc-bouter sur des attitudes d'autoritarismes figées qui les empêchent perpétuellement de s'adapter convenablement au monde moderne, et à y trouver leur place.

Du syndrome «zaimiste» Cette situation, que personne n'ignore, est surtout favorisée par le comportement nocif d'intellectuels au service de dirigeants et monarques, n'admettant jamais les remises en question des voix discordantes contestant leurs politiques unilatéralistes, ce qui semble, à priori, témoigner d'un type de comportement, qui finalement, ne semble jamais tenir compte des enseignements du passé, notamment ceux des expériences vécues des violentes contestations sociales restées dans l'histoire.

A suivre



*Auteur indépendant de textes journalistiques, littéraires, dramatiques

(presse culturelle indépendante et sur le Net via google et oboulo.com )

Notes de renvoi

1- Serge Moscovici, L'age des foules », chap. V, p. 115,Editions Complexes, Bruxelles1060, Belgique 1985.

2- Claude Lévi- Strauss, Race et histoire, Gallimard, Paris 1960)

3- François Laplantine, dans Clefs pour l'anthropologie, éd. Seghers. Paris 1987).