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Le fantôme d'«Indigènes»

par Brahim Senouci

Je pensais que le film «Indigènes» avait été rendu à l'oubli qu'il mérite.

 A la faveur d'un débat amical sur les discriminations, voilà qu'il a refait surface. J'ai entendu des gens, d'origine algérienne, marocaine, malienne, vanter ses mérites, le saluer comme l'oeuvre qui leur a permis de recouvrer leur fierté...

 Un petit rappel s'impose. Le propos des promoteurs de ce film, Bouchareb le réalisateur et Debbouze le producteur, était de dénoncer le scandale bien réel de la cristallisation des pensions versées aux soldats issus des colonies après leur démobilisation. Ces soldats s'incarnent dans quatre jeunes gens qui rivalisent de bravoure devant l'armée allemande durant la seconde guerre mondiale. Trois d'entre eux y laisseront leur vie ; le quatrième traîne une vie misérable entre banlieue et cimetière.

 L'objectif du film a été atteint puisque toute la classe politique française a voté, la larme à l'oeil, l'alignement de la pension des combattants issus des colonies sur celles de leurs compagnons d'armes français... de souche. Ce geste de noblesse a coûté à l'époque cent millions d'euros au budget de l'Etat, soit autant que le montant de l'enveloppe dédiée à l'aide aux fumeurs désirant rompre avec leur addiction.

 Les lois de la biologie étant ce qu'elles sont, les rangs des soldats indigènes se dégarnissent rapidement et la somme qui leur est affectée est aujourd'hui d'un montant dérisoire...

 Comment interpréter la bienveillance unanime de la classe politique française à l'égard de ce film ? Comment expliquer que nombre d'enfants de l'immigration croient y trouver les clés d'une revalorisation ?

 La réponse à la première question est simple. Cette oeuvre constitue un cadeau inespéré à cette France qui a peur d'affronter son passé. Elle lui montre des braves gens qui l'aiment bien et qui ne lui en veulent que de sa pingrerie.

 Ainsi, croit cette France, il lui suffirait de quelques millions d'euros pour s'acheter une bonne conscience toute neuve et elle ne s'est pas faute de se précipiter sur l'occasion ! Oubliées, les enfumades du Dahra, les emmurements de l'Ouarsenis, les massacres conduits, flambeau au vent par des généraux ivres de violence. Oubliés, les Carnets de Bugeaud, les Lettres de Saint-Arnaud, décrivant par le menu et avec une telle jouissance les décapitations, les mutilations, les viols, la misère, la famine, l'acculturation de l'entreprise de mort conduite contre tout un peuple...

 Quant aux enfants de l'immigration, en mal de repères, en butte aux discriminations quotidiennes, comment en vouloir à ceux d'entre eux qui auraient aimé faire du film un sésame pour accéder enfin dans le saint des saints de la citoyenneté française ? Comment ne pas être ému par les vains efforts de ces jeunes gens qui s'accrochent à l'image positive de leurs pères si valeureux au combat ? Comment les condamner pour avoir succombé à la tentation de déconstruire, eux aussi, l'histoire de la colonisation si tel était le prix à payer pour leur intégration ? Que celui qui n'a jamais tenté d'emprunter un raccourci leur jette la première pierre.

 Il se trouve que cette tentative pathétique a échoué. Les violonistes ont rangé leurs instruments qui servent à distiller de l'émotion sur commande. La France officielle a payé les derniers vieillards qui se sont battus pour elle. Elle l'a fait en les sachant aux portes de la mort. Cette mesure de «décristallisation» des pensions avait été envisagée dix ans auparavant. Elle avait été écartée parce qu'elle coûtait trop cher (plus d'un milliard d'euros). Il fallait attendre encore un peu, confier à la mort le soin d'alléger la charge du budget de l'Etat... Le film est venu à point nommé, non seulement pour prendre une mesure quasi indolore, mais aussi pour l'habiller du costume de la réparation d'une injustice.

 En ce sens, le film «Indigènes» n'a pas été seulement un film inutile. Il a été une supercherie qui a bien fonctionné puisqu'elle a fourni à la France officielle le prétexte pour repousser sine die une vraie visite de son histoire coloniale. Il a de plus induit les jeunes en erreur en leur faisant croire qu'il suffisait finalement de quelques proclamations et d'un étalage de bons sentiments pour leur redonner une place dans la société. Embrassons-nous, Folleville, comme dirait l'autre !

 Il n'y pas d'issue dans le « caméléonage » politique qui consisterait à ressembler le plus possible à son environnement pour passer inaperçu, voire pour y être accepté. La citoyenneté ne s'acquiert pas au prix de la dissolution de son être culturel mais par son inscription dans le paysage de la France. Elle passe par l'insertion de l'histoire de la colonisation et de l'esclavage dans le récit national. Elle passe par l'intégration des mémoires, de toutes les mémoires dans l'imaginaire collectif.

 Citoyens de France, c'est comme Français que les jeunes beurs doivent exiger de la République, non seulement la reconnaissance des crimes commis envers leurs aïeux, mais aussi de ne pas, sous couvert d'intégration, tenter de les assimiler en leur demandant de renier leur héritage...