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De l'Akfadou au Colorado

par Lahouari Addi

C'est toujours réconfortant de lire les Mémoires d'un maquisard de l'ALN. On devrait assigner à résidence tous ceux qui sont encore en vie et ne les libérer qu'après remise d'un manuscrit relatant leurs expériences de combattant, moyennant compensation financière de la part du ministère de l'Enseignement supérieur et de la Recherche scientifique.

L'histoire de l'ALN et des différentes wilayates n'est pas suffisamment documentée et les sources algériennes, fournies par les acteurs eux-mêmes, sont insuffisantes compte tenu de l'importance historique de la guerre de libération. Le récit des maquisards n'est pas l'histoire, discipline scientifique qui a ses règles académiques d'écriture, mais il est une source indispensable à l'historien qui confronte les différents témoignages et reconstitue l'événement dans sa totalité pour l'insérer dans un cadre plus vaste. Hamou Amirouche, ancien combattant de la wilaya III, apporte sa contribution personnelle à l'écriture de cette histoire qui a marqué sa vie et dont il a été un acteur. Dans son livre Akfadou, un an avec le colonel Amirouche (Casbah Editions, 2009, 458 p.), l'auteur - qui n'a aucun lien de parenté avec le colonel - raconte le vécu dans les maquis de la wilaya III. Auparavant, il commence par rappeler son enfance dans un style qui rappelle les pages inoubliables de Mouloud Feraoun. Il parle de l'engagement de son père, Ahidous, forgeron de profession, militant du PPA-MTLD qui avait été arrêté et torturé en mai 1945, et emprisonné de nouveau en novembre 1954. En 1945, le jeune Hamou, âgé de 7 ans, développe des sentiments de haine à l'endroit de l'armée coloniale qui a violé l'intégrité physique (torture, emprisonnement) d'un père adoré par son fils. C'est avec une émotion vive qu'il restitue les conditions de l'arrestation de son père, suite aux événements qui avaient endeuillé le constantinois (Sétif, Guelma, Kherrata). Il avait été choqué de voir son père - symbole de l'autorité et de la droiture dans son imaginaire d'enfant - se faire arrêter, rudoyer et malmener par des soldats. Ces images sont restées gravées dans sa mémoire et vont peser dans sa vie future. Hamou écrit des pages touchantes sur ce forgeron dont la foi nationaliste est empreinte du fer sur lequel il travaille. Fervent admirateur de Messali Hadj, perçu comme le père de la nation en lutte, Ahidous opte néanmoins pour le FLN dès novembre 1954, regrettant que le mouvement se soit divisé et que des frères de combat s'entre-tuent.

Le livre relate l'itinéraire personnel de l'auteur durant les années 1950, mais fait de nombreuses digressions sur des questions politiques nationales, en mêlant trajectoire individuelle et évolution politique de la région, voire du pays. C'est la mort dans l'âme que Hamou Amirouche apprend l'assassinat au Maroc d'un ami de son père, Larbi Oulebsir, nationaliste de la première heure malheureusement resté fidèle à Messali Hadj. La guerre fratricide entre FLN et MNA, selon lui, aurait pu être évitée si l'insurrection du 1er Novembre 1954 avait été retardée de quelques mois pour ressouder les rangs des nationalistes. Il est vrai que la Kabylie, plus que d'autres régions, a souffert de la division FLN/MNA. Le fait que Messali Hadj, adulé dans cette région, soit originaire de Tlemcen, indique qu'il y avait une conscience nationale qui avait transcendé les allégeances régionales. Il y a là tout un travail de recherche historique à mener, mais aussi de sociologie politique. L'exclusion de Messali Hadj était-elle inévitable ? Les militants du CRUA devaient-ils tuer le père pour s'affirmer ? Vaste programme de recherche.

Ayant déserté les bancs de l'école, suite au mot de grève des étudiants lancé par le FLN, l'auteur cherche désespérément à «monter» au maquis sans en avoir parlé à aucun membre de sa famille. Il contacte des amis de son père - arrêté dès le 3 novembre 1954 - qui tentent de le décourager en raison de sa frêle corpulence. Devant son insistance, il sera enrôlé comme «moussebel» pour faire partie des groupes de logistique et d'information des unités de l'ALN. Un soir, en mission pour approvisionner un groupe de maquisards, son rêve va se réaliser. Le chef du groupe demande aux «moussebeline»:

   -Y a-t-il ici un étudiant qui s'appelle Amirouche ?

   -C'est moi, dit Hamou, en sursautant.

   -As-tu écrit une lettre pour rejoindre l'ALN ? lui répond la voix du chef du groupe.

   -En effet, j'ai écrit au grand Amirouche pour qu'il m'accepte comme soldat dans ses unités.

   -Il n'y a de grand que Dieu, lui répond de façon autoritaire celui qui s'avéra être le colonel Amirouche.

Le jeune Hamou n'en revenait pas. Il était en présence de Amirouche, le chef prestigieux de l'ALN en Kabylie.

-Ce sera un honneur, bégaya-t-il, de participer au combat pour la libération de la patrie.

Amirouche l'intégra dans son groupe de six membres en le chargeant du secrétariat. Hamou jubilait en lui-même, non sans crainte. Sera-t-il à la hauteur ? Aura-t-il de l'endurance pour vivre et combattre avec des membres aguerris et endurcis de l'ALN ? Advienne que pourra se dit-il, les dés sont jetés. Il sera amené à vivre avec le colonel pendant une année durant laquelle il partagera avec son groupe les épreuves difficiles de la vie du maquis, préparant des opérations contre l'armée française, échappant à ses plans de ratissage, parcourant la montagne pour redonner confiance aux villageois sans lesquels l'ALN aurait été démantelée. Compte tenu des informations transmises par les traîtres  à l'ennemi, le colonel Amirouche et son groupe ne restaient jamais plus de vingt quatre heures dans le même endroit. Par expérience, il savait que les villages visités seront investis par l'armée en représailles quelques heures plus tard. Le groupe marchait au moins huit heures par jour, en évitant les routes, les plaines, les villages surveillés_ Il fallait pourtant cordonner les activités militaires et politiques des différentes zones, planifier les attaques, se fournir en armement, organiser la logistique, haranguer les combattants, redonner le moral aux villageois, rendre justice_ Le colonel était d'une énergie débordante qu'il puisait dans l'amour du pays et la foi en Dieu.  Hamou était admiratif de son chef qui, par son abnégation et son sens de la justice, était respecté par ses hommes et par les villageois. Amirouche, écrit Hamou, était dur, mais il était aussi dur avec lui-même. Un jour, nous étions arrivés exténués et affamés dans un village. Un membre des moussebeline nous apporta au repas des poulets rôtis. Amirouche le regarda d'un ton sévère et lui dit:

   -As-tu reçu ma dernière circulaire fixant les jours de viande de la semaine ?

Si Baha (c'était le nom du moussebel) cherchait ses mots en répondant oui.

   -Donc tu sais qu'aujourd'hui ce n'est pas jour de viande, et tu nous apportes des poulets. La prochaine fois que tu dérogeras au règlement pour qui que ce soit, tu seras passé par les armes. Portes ce plat aux djounouds de garde (p. 155).

   Pour préserver le cheptel et la volaille décimés par l'armée française, Amirouche avait imposé aux maquisards de ne manger la viande que trois fois par semaine. Cette règle,  le commandant de la wilaya III l'appliquera d'abord à lui-même. Amirouche est porteur de cette éthique villageoise qui a nourri le nationalisme algérien avec des valeurs de sacrifice, d'égalité, de justice_ Le chef ne devait avoir aucun privilège et devait être exemplaire dans le comportement de tous les jours. En fait, Amirouche était l'incarnation vivante du nationalisme algérien qui s'était nourri de l'ascétisme villageois et du rejet du système colonial.

   Hamou rapporte une autre anecdote qui illustre cette éthique implacable qui ne pardonne aucune faute. De retour d'un village où le colonel avait rappelé aux villageois l'importance du respect des règles du FLN, un combattant avait fait tomber devant lui une boîte à chiquer.

-Comment, dit-il d'une voix sourde, contenant à peine sa colère, tu viens de passer quelques heures à humilier les paysans et les rabaisser, souvent devant leurs femmes et leurs enfants parce qu'ils consomment du tabac, alors que toi-même tu chiques ? Amirouche ordonna sur le champ son exécution. (p. 155). Il est tellement juste que parfois il est injuste, lui dit Tayeb, un de ses compagnons. Le jeune Hamou fut choqué par la décision de son chef. Mais quoi faire dans ces circonstances ? Fermer les yeux sur une telle faute, c'est risquer de miner l'autorité et le crédit de l'ALN. Au maquis, après une faute, il y a soit le pardon soit la mort. Les circonstances ne permettent aucune autre alternative.

Hamou insiste pour souligner que ce sont les circonstances qui ont amené Amirouche à être dur. Autrement, c'est un homme sensible, aux qualités humaines indéniables. Il n'a rien d'un seigneur de guerre sanguinaire. Il était intransigeant sur les principes car il savait que c'était le seul moyen de venir à bout du système colonial. Pour appuyer cet argument, Hamou raconte une anecdote qui montre, dit-il, le vrai visage de Amirouche. La situation sanitaire était en 1957 catastrophique, et les docteurs Belhocine et Laliam, qui sillonnaient la wilaya, étaient débordés. Amirouche me demanda de rédiger un ordre de mobilisation pour le docteur A. qui exerçait à Tazmalt. Celui-ci refusa de rejoindre le maquis. Furieux, le colonel m'ordonna de rédiger l'ordre d'exécution et de le transmettre au chef de zone. Le docteur Laliam intervint et dit au colonel :

   -Si Amirouche, le Docteur A. n'est pas un traître; il nous a plusieurs fois aidé. S'il est exécuté, l'Algérie indépendante aura perdu un médecin.

Amirouche, écrit Hamou, fixa un moment Laliam en silence d'un regard flamboyant et visiblement contrarié, puis il m'indiqua d'un geste de laisser tomber l'ordre d'exécution. Laliam sauva la vie d'un se ses confrères qui fut plus tard élu député à la première Assemblé nationale de l'Algérie indépendante (p. 188-189).

    L'une des motivations de Hamou,  en écrivant ses Mémoires, est de laver le chef de la wilaya III des insinuations de la « Bleuïte ». Tout au long de l'ouvrage, l'auteur est déchiré, profondément troublé par cette tragique suspicion qui colle à la peau du colonel Amirouche. Quand la tragédie commença, Hamou était déjà parti à Tunis, envoyé pour acheminer du courrier et de l'argent. Il fit appel aux témoignages de certains de ses compagnons d'armes pour décrire la calamité dont ont eu à souffrir des combattants de la wilaya III. Amirouche, affirme Hamou, a reconnu qu'il il s'était fait piéger par les services psychologiques français. Des traîtres, il y en avait, mais pas à cette échelle. Devant des centaines de combattants, il fit un discours où il reconnût son erreur en disant : «L'ALN peut commettre des erreurs, mais pas d'injustice».

Il y a un autre préjugé sur Amirouche que Hamou voulait démentir tout au long de son livre, celui qui laisse croire que le chef de la wilaya III était l'adversaire des intellectuels. Il avait créé, avec l'argent de la wilaya III, un centre d'hébergement, à Tunis, des étudiants Algériens, et encourageait les jeunes étudiants à reprendre leurs études à l'étranger. C'est grâce à Amirouche, dit-il, que je suis passé des maquis de l'Akfadou à l'université du Colorado où j'ai étudié la science politique et l'économie. En 1958, Hamou avait été désigné pour faire partie d'un groupe de quarante éléments pour acheminer des documents et de l'argent vers Tunis. Amirouche lui remit personnellement une lettre, lui interdisant de l'ouvrir, où il indiquait que le porteur devait continuer ses études et bénéficier d'une bourse. C'est grâce à Amirouche, souligne Hamou, que j'ai repris mes études à Tunis pour passer le baccalauréat, et j'ai été ensuite envoyé aux USA avant l'Indépendance. Comment pouvait-il être contre les intellectuels quand il envoie des jeunes acquérir la science au bout du monde ? Il faut convenir que la démonstration de la preuve est imparable.



Hamou a relaté les 40 jours au cours desquels il a rejoint Tunis. Les deux tiers du groupe n'avaient pas survécu aux accrochages et à la terrible épreuve de traversée de la ligne Morrice. C'était un miracle d'arriver vivants en Tunisie où pour la première fois Hamou n'avait pas à se soucier d'envisager d'engager le combat à tout moment. Pour la première fois depuis de longs mois, il était possible de manger et de dormir en enlevant les chaussures. La vie à Tunis lui paraissait artificielle, tant il s'était habitué aux rigueurs du maquis. Il lui a fallu du temps pour s'adapter à une vie quotidienne ordinaire : manger à des heures régulières, dormir la nuit, boire un café si l'on a envie_ Cette routine était devenue pesante, et tout compte fait se dit-il, la vie dans les maquis était plus intéressante. Dans les maquis, chaque minute compte ; le temps y est précieux et il est pris sur la mort par la discipline, l'organisation et la vigilance. A Tunis, le temps était abondant et semblait inutile.

En juillet 1962, Hamou n'avait pas assisté aux festivités populaires, ni à la tragédie de l'été provoquée par l'armée des frontières peuplée d'opportunistes qui n'ont pas hésité à tirer sur les maquisards de l'intérieur avec des chars neufs qui n'avaient jamais servi contre l'armée coloniale. C'est de l'exil, le c_ur gros, qu'il suivait l'évolution de la crise de l'été 1962. L'Algérie lui apparaissait « fracturée, en guerre avec elle-même, dévorant ses propres enfants comme une chatte dégénérée » (p. 24). L'auteur ne s'empêche pas aussi de parler de la situation présente, tourmenté par la dite politique sécuritaire, le phénomène des harragas, et surtout par ces jeunes qu'il rencontre et qui lui reprochent, en tant qu'ancien moudjahed, d'avoir fait sortir la France. Il ne les rejette pas, il ne les accuse pas de trahison, tentant de leur expliquer que le système colonial n'a rien à voir avec la France d'aujourd'hui. Le système colonial, c'était l'apartheid, le racisme, la misère et l'analphabétisme légalisés par le code de l'indigénat. Les pieds noirs baignaient dans une culture fasciste particulièrement anti-arabe. Leur sport favori était de casser du bougnoule et de pratiquer la ratonnade. Hamou comprend le désespoir des jeunes harragas, et il est convaincu que parmi eux, il y a des Amirouche, Zabana et Zirout Youcef. Ils ne fuient pas leur pays ; ils fuient les dirigeants qui n'ont pas tenu les promesses de l'ALN.

 Merci Hamou pour cette leçon d'humilité, d'humanisme, et aussi pour avoir montré le vrai visage d'un héros national, le grand Amirouche, même si, comme il te l'a rappelé sèchement, il n'y de grand que Dieu.