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«Kateb Yacine vingt ans après»: Le théâtre lui fait «Une Scène de Méninges»

par M. Abbou

«Kateb Yacine vingt ans après»(1), un débat que veut ouvrir la compagnie Gosto Théâtre dans son exploration des œuvres majeures de notre théâtre et leur contribution à la pertinence de la pratique théâtrale d'aujourd'hui.

Une interrogation qui vient judicieusement faire écho à la question désarçonnante qui a clôturé le 23 Février 2005 à Tunis les travaux du colloque consacré à «KATEB Yacine , Un écrivain au cœur du monde». Cette question était: «Quelle est aujourd'hui l'actualité de KATEB Yacine»(2) ?.

Et de fait le débat sur le théâtre est d'abord un débat sur nous-mêmes.

La reprise critique d'un héritage fondateur, le régénère et le lance à la conquête de nouveaux horizons.

Mais replonger dans un lac d'intelligence, ce n'est pas renoncer à son présent, c'est au contraire l'immerger dans le terreau de son propre génie pour le vivre plus intensément.

De toute évidence, aucune époque ni aucun être ne peut prétendre être le dépositaire de l'esprit d'émancipation et d'accomplissement. A la limite la première peut en avoir été un écrin et le second un chantre dans son chœur. Ce qui compte c'est la promesse de liberté qui ouvre la voie à la renaissance.

Alors, que reste t-il du combat de celui qui voulait «apprendre aux autres la liberté»(3) ?.

De cette œuvre qui étonnait les mots de ce qu'elle arrivait à leur faire dire ?.

De ce verbe sagace qui faisait «Fleurir l'espoir dans les ruines»(4) ?.

De l'amour mobilisé de celui qui «les yeux fermés n'a jamais cessé d'écrire»(5) ?.

De cette voix insolente du «paladin solitaire qui ne cesse de dire bonjour à ses vieux copains et qui chaque soir s'attend à ce que montent les chants infernaux» (6) , en écho aux hurlements du vent ?.

Du bonjour qui s'adresse toujours et encore «aux horizons lourds»(7) ?.

Lourds de l'oubli, lourds des meurtrissures d'un cœur mordu, lourds des relents d'un jardin qui pourrit»(8).

Quand le théâtre mettra t-il l'histoire au chevet du présent ? une histoire qui va au delà de la simple démarche mémorielle une histoire qui «problématise» les réalités sociales dont elle est faite.

Dans cet esprit le théâtre ne doit - il pas révéler «le gâchis que nous vivons tous les jours»(9) ?.

Ne doit -il pas retrouver sa violence constitutive pour incarner le drame que l'homme vit aujourd'hui et dénuder les tensions de son expérience sociale ?

Ne peut-il pas déposer l'illusion pour célébrer les noces de la raison avec l'émotion, dans «un rite miraculeux, nuptiale et funèbre»(10)?.

Ne peut-il fabriquer à la vie un sens que ne lui fournissent plus des institutions qui se sont émancipées de la société qui les a enfantées ?.

Mais comment lui demander décemment de faire des bouquets de fleurs qui ne poussent plus dans les champs de nos écoles ?

Comment peut-il sublimer des envies de vivre qui désertent chaque jour des chaumières «que ne visite plus l'oiseau des tropiques»(11) ?.

Comment peut-il faire revenir au monde des «hommes décapités» dans un «pays pauvre»(12) ?.

Mais la mission, parce qu'impossible ne peut être que sa mission, car les poètes n'ont jamais cessé de dire «qu'il faut rêver la vie, pour vivre le rêve»(13).

Il doit pour cela ne pas «se laisser prendre à la paille dorée du Sultan», et ne pas «se dévorer lui- même par une autre bouche»(14).

Ainsi se précisent les deux contraintes majeures face au théâtre s'il veut redevenir le lieu d'une responsabilité infinie, le lieu de la confrontation de la personne humaine avec tout ce qui la constitue :

- Le harcèlement aliénant d'un présent écrasant qui dilapide l'héritage culturel dans des spectacles d'occasion et des postures épiques.

- Le délitement du politique, capté par ailleurs, qui transforme l'espace commun en supermarché de l'opportunisme et de la liberté soudoyée.

Dans la «polyphonie informationnelle» et dans «la lumière équivoque de la civilisation des médias» le théâtre demeure «le piège qui enfermera la conscience du Roi et reflétera les envies et les problèmes du Public»(15).

Un piège qui ne repose que sur la «fragilité de l'exécution vivante» devant «un cercle provisoire de témoins»(16), mais un piège inévitable.

Un piège tendu par le pouls de la respiration sociale, ce souffle intime et désemparé de ceux à qui on a souvent dit qu'ils n'ont rien à dire.

La scène donne une voix au silence de leur patrimoine et adopte le langage de leur espoir pour le dire, le danser et le crier.

C'est sur scène qu'ils commencent à déserter les perspectives balisées qu'on veut leur faire prendre pour la vie et qu'ils résistent à la colonisation de leurs imaginaires.

C'est sur scène que «le moindre mot pèse plus qu'une larme»(17).

Dés lors la rencontre autour de KATEB Yacine ne doit pas être l'occasion de verser une larme mais de dire très fort que «le théâtre est verbe et non simple adjectif»(18).

«Vingt ans de pensée philosophique ! se lamente Nuage de Fumée, cinquante ou cent volumes sont sortis de ma tête

Et nul n'a eu l'idée de les écrire à ma place ?..»(19).

La compagnie Gosto Théâtre a eu l'idée d'entamer une adresse du Théâtre au Public, mais aussi une adresse du Théâtre au Théâtre, pour explorer «les empreintes gorgées d'or» dont «est plein le sable» de nos vies.(20)

Elle compte engager des débats à voix plurielles , mettre en lecture les dramaturgies contemporaines arabes, aborder sur le mode didactique l'œuvre de KATEB Yacine, et ouvrir le chantier d'une critique absente.

Cette double adresse est en fait le meilleur moyen de rétablir les liens rompus entre le théâtre, la science et la promotion civique. Des liens rompus par le tiraillement destructeur entre un élitisme stérilisant et une démagogie avilissante.

Le rétablissement de ces liens permettra l'aménagement d'un espace commun de réflexion et d'action, une scène de méninges , face aux enjeux institutionnels et à la ruineuse alternative entre l'Etat et le Marché.

Le Théâtre a la spécificité d'être cette scène ou la société revient sur elle-même et fait le point sur une époque. Il est dés lors le miroir de sa vitalité et de sa capacité de faire face à ses contradictions et de les vivre en intelligence.



Notes



(1)- Thème de la 1ère édition des «Rencontres de KATEB Yacine»

organisée par Gosto Théâtre les 28, 29 et 30 Octobre 2009 à Alger.

(2)- Citée par Aïcha KASSOUL , dans KATEB Yacine, un écrivain

au cœur du monde El Watan 3 Mars 2005.

(3)- Propos de Mme Zohra enseignante de français,

amie de KATEB Yacine.

(4)- Mehana AMRANI : Cher KATEB Yacine

www.bibliobs.nouvelobs.com/2007/11/16/cher-kateb-yacine

(5)- KATEB Yacine : Eclats et Poèmes

www.ziane-online.com/poèmes/kateb-yacine.htm

(6)- KATEB Yacine : Eclats et poèmes op.cité

(7)- KATEB Yacine : Eclats et poèmes op.cité

(8)- KATEB Yacine : Eclats et poèmes op.cité

(9)- Samuel BECKETT : cité par René AGOSTINI

Journée d'étude «Théâtre poétique et / ou politique» 18/11/2008

www.univ-avignon.fr

(10)- Mireille DJAIDER :

KATEB Yacine

http://www. limag.refer.org/Textes/Manuref/KATEB.htm

(11)- KATEB Yacine : Eclats et poèmes op.cité

(12)- KATEB Yacine : Eclats et poèmes op.cité

(13)- René AGOSTINI :

Journée d'étude

«Théatre poétique et /

ou politique ?op.cité

(14)- KATEB Yacine : Eclats et poèmes op.cité

(15)- Peter VON BECKER : au forum du théatre :

«pouvoir et théâtre, pouvoir du théâtre» Nice 2008 Acte Sud

Cité par Rafik DARRAGI, la presse littéraire 22/06/2009

(16)- Jean-Christophe BAILLY / théâtre et démocratie

«Un Art ancré dans l'histoire»

Le Monde Diplomatique

Juillet 1996

(17)- KATEB Yacine : Eclats et poèmes op.cité

(18)- Augusto BOAL / 3 Jeux pour Acteurs et non acteurs»

La découverte / Poche Paris 1992

(19)- KATEB Yacine : Eclats et poèmes op.cité

(20)- KATEB Yacine : Eclats et poèmes op.cité