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Tourouq et Zaouias de nos régions

par Omar Dib

Suite et fin



L'ordre des Taïbya Membre de la caste des chorfa appartenant à la lignée d'Idriss, Moulay Ibrahim, né au XVII ème siècle avait fondé une Zaouia à Ouazzan ; son petit fils Moulay Tayeb lui succéda à la direction de cette institution religieuse devenue le centre d'un nouvel ordre mystique Il s'attacha à perfectionner l'organisation de la Zaouia, laquelle portera désormais son nom, et développa une activité qui lui attira de nombreux prosélytes.

 Rappelons que ce fut Moulay Tayeb qui formera la «garde noire» de l'empereur du Maroc, «tant il est vrai que l'ordre des Taïbya demeurera toujours inféodé aux souverains du Maghreb el Aqça»

 La doctrine des Taïbya n'a rien qui la distinguerait des autres ordres religieux. A Tlemcen les khouans tenaient des assemblées, régulièrement tous les vendredi, dans une maison qui leur appartenait (*); elle était située précisément au derb Moulay Tayeb, lequel relie Tafrata à l'entrée du mausolée de Sidi Belahcen el Ghomari. Au cours de ces rencontres les adeptes récitaient en commun le Coran et répétaient en chœur le Dikr sous forme de qaçida à la gloire de l'Envoyé de Dieu.

 (*) - Il est utile de rappeler que le Bey Hassan avait acheté cette maison - qui était située à côté de ferran ezmala, aujourd'hui disparu, - au sieur Mokhtar Tchnar, en présence de deux témoins parmi lesquels khayi Bensliman et désignée comme habous inaliénable au profit de la zaouia de Moulay Tayeb en 1779 ; une inscription, sur marbre, scellée au mur de cette demeure fait foi d'acte de donation.



La tariqa Tidjanya



 Né en 1738 Sid Ahmed Tidjani se fit très vite remarquer par son intelligence précoce et sa piété ; à la mort de son père en 1753, il le remplaça en enseignant pendant cinq ans dans la petite ville de Aïn Madhi, de djebel Amour, près de Laghouat.

 En 1758 il entreprit un long périple qui le mènera à Fes, à Taza, Tunis, puis de la Mecque à Médine, le Caire, Tunis pour finir de revenir à Aïn Madhi. Dans chacune de ces villes d'accueil il suivit les leçons des chaykh de différentes tariqa, de la sorte il s'abreuva aux nombreuses sources du savoir ; on le retrouvera ensuite à Fes où, «dès 1778, il commença à jeter les bases du nouvel ordre religieux qu'il s'apprêtait à fonder».

 Muni de diplômes lui conférant le droit d'enseigner toutes les sciences religieuses, il se rendit à Labiod sidi Cheikh où il se plaça sous la direction spirituelle du maître Sidi Cheikh Beneddin. Ce fut à Tlemcen, haut lieu de la culture, de la science et des connaissances où il vivra le plus longtemps, y professant durant plusieurs années. En 1782, devant une foule immense, nous dit-on, il annonça au Ksar de Bensemghoun la naissance de la tariqa Tidjanya ; il revendiquera en même temps le titre de Khâtem (sceau des) el aoulya !

 « - L'un des fameux disciples de la confrérie, Sidi Tahar Boutiba ou Boutayba - enterré à Tlemcen dans le cimetière d'el Aubbad qui portera son nom - était connu pour avoir contribuer à l'expansion de la tariqa Tidjanya en Afrique. Plus exactement ce fut après avoir séjourné auprès de lui que Mohammed Ben Abdellah, originaire du Touat, ira fonder des Zaouia Tidjanya au Mali, en Mauritanie, au Sénégal et au Niger où il prendra le nom de chaykh Lakhdar ! On attribuera à Sidi Ahmed Tidjani le mérite d'avoir parcouru, pendant plus de 18 ans, tous les pays d'Afrique noire, le Sahara, le Touat, la Tunisie, créant partout des Zaouia, nommant des moqaddem !

 De la sorte il se fit le chantre du nouvel ordre religieux. Les Turcs échaudés par l'immense popularité d'Ahmed Tidjani et son influence grandissante occupèrent Aïn Madhi en 1785 puis une seconde fois en 1787. Cependant la confrérie continua d'accueillir des fidèles de tout l'ouest de l'Afrique, du Maghreb ainsi que de quelques régions du Moyen Orient. Les «ziara procurèrent aux moqadem d'appréciables rentées financières qui permirent à l'ordre religieux de vivre dans une certaine aisance»

 En 1799 Ahmed Tidjani quitta définitivement le Sahara et décida de s'installer à Fes. Le Monarque Moulay Sliman s'empressa «de se montrer favorable aux tidjania, il fit don d'un magnifique palais à Si Ahmed qui s'y installa avec sa famille et ses serviteurs». Ce fut dans cette résidence qu'il dicta à deux de fidèles le livre de sa vie et ses recommandations à ses khouan ; ce document constituera dans son ensemble la doctrine de la tidjania.

 Chaykh Ahmed Tidjani mourut le 19 Septembre 1815 et fut enterré dans sa zaouia de Fes. La direction spirituelle de l'ordre revint au plus méritant parmi ses disciples, El Hadj Aïssa, originaire de Yambo (Hidjaz)

 Le Chaykh laissa deux fils : Mohammed el Kebir né en 1796 et Mohammed Seghir né en 18O2. L'aîné fut massacré avec 4OO de ses fidèles lors d'une expédition contre Mascara ; son frère Mohammed Seghir devint le chef spirituel de la tariqa en 1844. Il mourut en Mars 1853 et fut enterré à Aïn Madhi.

 La confrérie Tidjania resterait parmi les ordres religieux les plus répandus en Afrique noire ; rappelons, à titre anecdotique, que l'un de ses fervents fidèles fut le sultan Hassan II !



La Tariqa Alaouia



 «- Les disciples occidentaux du Chaykh Alaoui le comparaient à un saint du moyen âge ou à un patriarche biblique». Combien même il fut «un homme de la tradition, ceux qui l'avaient côtoyé virent également en lui un mystique moderniste». Cependant, on s'accordait à penser qu'il était avant tout un rénovateur du tasawwuf de son époque s'attachant à le débarrasser de certaines «pratiques confrériques» ; pour cela chaykh Alaoui avait redonné au Dikr la place primordiale dans la quotidienneté soufie.

 Né en 1869 à Mostaganem, d'une modeste famille originaire d'Alger, le jeune Ahmed apprit le métier de savetier sous l'oeil attentif de son père ; ce dernier, à l'instar d'un grand nombre d'artisans de son époque, possédait une culture générale suffisante pour lui permettre de prendre en charge l'éducation de son fils. Ainsi le jeune homme reçut de son géniteur l'essentiel des connaissances qui lui ouvrirent toutes grandes les portes de la vie !... Adolescent Ahmed s'était lié d'amitié avec Benaouda Bensliman qu'il rencontrait quotidiennement jusqu'au jour où son compagnon cessa de le voir. Lorsque, aussi intrigué que curieux, Alaoui lui demanda les raisons de ses absences, son ami répondit : «- Un savant exceptionnel donne des cours dans sa Zaouia, veux-tu m'accompagner ?» Ce fut ainsi que Ahmed Alaoui assoiffé de savoir, rencontra Sidi Hamou la source inépuisable où il allait s'abreuver !

 «- Le récit bref mais néanmoins captivant de son propre cheminement initiatique ne nous montrait-il pas que son chaykh Hamou Mohamme Habib Bouzidi avait été comme lui un grand guide spirituel ?» (*)

 (*) - Chaykh Bouzidi, natif du village Sidi Bouzid, sur les rives du Chélif, rejoignit Mostaganem en 1867 ; il enseigna à un certain nombre de fidèles parmi lesquels Hadj Ahmed Ben Hachemi Bensmaïl, commerçant et mécène fort connu, qui édifia pour son chaykh la zaouia de Tidjdit à Mostaganem.

 Finalement, si quelque part Ahmed Alaoui avait fait l'éloge de son chaykh Bouzidi ce n'était pas «par piété filiale», car il était «trop objectif, avait trop conscience des droits de la vérité, notamment sur les jugements portant sur le statut spirituel de ses maîtres. Cela faisait dire à ceux qui avaient appris à l'apprécier «qu'ils furent en présence d'un véritable maître des âmes !»

 Lorsque dans cette biographie Alaoui parlait de sidi Hamou Habib Bouzidi il rappelait simplement ce que celui-ci disait ou accomplissait. Ainsi voici en quels termes le Maître Bouzidi avait coutume de raconter à ses disciples comment il entra dans la Voie : «Par la grâce, précisait-il, d'une remarquable vision au cours de laquelle le grand Abû Madyan lui était apparu. Il se rendait souvent à Tlemcen, ajoutait-il, visiter le sanctuaire du Ghût. Or un jour qu'il s'était assoupi au pied du catafalque du grand saint, il l'entendit distinctement : Sidi Boumedien lui demandait de se rendre d'Algérie au Maroc afin de se placer sous l'autorité du maître Benkaddour Loukili el Karkouri». Ce dernier, homme de haute stature spirituelle, était le petit fils dans la tariqa du chaykh des chaykh Moulay Larbi Derqaoui.. De la sorte la chaîne de transmission qui caractérisait la hiérarchie dans la spiritualité islamique du tasawwuf était clairement établie.

 Du point de vue de la pure tradition soufie on pourrait aisément souscrire à l'opinion de ceux qui affirmaient que chaykh Ahmed Alaoui «était un homme dont la sainteté rappelait l'âge d'or des mystiques médiévaux !». Un analyste, de son côté, avait dit à son sujet : «cet homme vraiment grand, ce chaykh algérien» cependant qu'un autre le désignait «comme un véritable et grand mystique» ajoutant «qu'il ne pouvait rien lire à son sujet sans être envahi par l'idée de la perte peut être fatale que subirait le monde si de tels hommes devaient entièrement disparaître !»

 Toutefois, le charisme personnel du maître et ses choix initiatiques l'amenèrent à se détacher vers 1915 de ce qu'on appelait la chadhiliya - derqaouia pour former sa propre branche la tariqa alaouia.

 Si l'on estime aujourd'hui que son regard sur le monde rejoint le notre et qu'il fut un homme de son temps c'est qu'il entreprit une démarche inédite - dans le milieu soufi de nos régions - par la nouveauté de sa conception et de sa réalisation; qu'on en juge:

 Débordant d'énergie et de vitalité, on le vit partout, dans les associations de bienfaisance, caritatives ou culturelles, jusqu'aux équipes sportives qu'il soutint sans compter. D'abord il édita à partir de 1923 une revue hebdomadaire - puis plus tard, le fameux journal El Balagh el Djazaïri - visant à redonner vigueur à notre culture islamique. Ensuite, il créa la « première association des oulémas algériens». Face aux détracteurs professionnels qui - pour des raisons essentiellement politiques - tentèrent de dénigrer son action, le maître se faisait le défenseur « d'une vision spirituelle et ouverte de l'Islam». Partant du principe que la Kheloua était considérée par de nombreux soufis comme un pilier dans la méthode initiatique, le chaykh y introduisit une autre innovation pratique : l'invocation par le reclus du nom d'Allah, pouvait durer plusieurs jours, voir même s'il le fallait plusieurs mois.

 Partageant avec l'Emir Abdelkader son humanisme spirituel, chaykh Ahmed Alaoui «avait nourri une immense curiosité à l'égard des autres religions, suivi en cela par ses disciples, notamment chaykh Adda Bentounes (mort en 1952) dans sa publication «Le chœur des prophètes - Enseignements soufis, Paris 1999».

 Toujours à l'exemple de l'Emir Abdelkader, avec lequel il avait de nombreuses affinités, chaykh Alaoui fut profondément influencé par la doctrine de l'Unité de l'Etre, d'Ibn Arabi (ainsi que, dans une certaine mesure, par la philosophie d'Ibn Sab'ine et de Afif Din Tilimsani) ; ceci affirmerait, si besoin était, l'universalisme du Maître ; notons également que «son ascendant initiatique s'est exercé dans plusieurs pays, mais il a surtout fécondé l'occident à partir des années 192O». Les publications de Ahmed Alaoui furent remarquables, entre autres : son «Traité sur le symbolisme des lettres de l'alphabet» qui serait l'un des textes les plus profonds de la littérature soufie» ; par ailleurs Minah quddûsiyya (Les saintes grâces) comme Risâlat al Nâsir Ma'rûf - laquelle constituerait une défense en règle du soufisme - resteront des écrits majeurs.

 Dans le domaine de la poésie mystique un diwan contenant 116 qaçida de chaykh Alaoui, ainsi que des poèmes de Sidi Adda Bentounes et de Sidi Mohammed Bouzidi avait été récemment réédité par le professeur Yahya Tahar Berqa.

 Assurément le patrimoine spirituel des Imams de la tariqa alaouia parait inépuisable, tant il est vrai que les Maîtres Initiateurs de Chaykh Moulay Larbi Derqaoui comme ceux du Chaykh Ahmed Alaoui n'ont pas encore été suffisamment étudiés, ainsi nous semble-t-il que la vie et l'œuvre des imams qui ont assumé la direction spirituelle de leur confrérie depuis la disparition de leur chaykh fondateur.

 Le meilleur hommage que l'on puisse rendre à ces maîtres soufis serait d'apprécier l'idée que se font d'eux leurs fidèles, car, disons-le tout net, les adeptes de la voie ont la conviction qu'aussi bien le chaykh Derqaoui que le chaykh Alaoui avaient eu conscience d'être chacun l'axe spirituel de son époque.

 Dans les années trente chaykh Alaoui se rendit à la Mecque, ensuite visita El Qouts (Jérusalem, le troisième Lieu Saint musulman) avant de se rendre à Damas. En 1935, il rejoignit, dans la sérénité de sa ville natale, sa demeure éternelle à l'âge de 66 ans

 Pour conclure enfin ce travail réunissant un ensemble de textes et d'opinions d'auteurs, nous citerons un jugement sur le tasawwuf que nous adopterons à notre tour : le soufisme reste pour l'homme l'un des moyens effectifs de réintégration dans son origine divine !