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Est-il vrai que les astronomes ne s'accordent pas entre eux ou comment brimer la Science ?

par Jamal Mimouni(*)

1ère partie



Chaque année, un débat fait rage dans notre pays à l'instar des autres pays musulmans sur la date du début et de la fin du mois de Ramadan, débat alimenté par l'anxiété des citoyens à connaître ces dates à l'avance. Cette anxiété est d'ailleurs toute légitime lorsqu'on réalise l'importance pour les gens, et les familles en particulier, à s'organiser en fonction du changement du train de vie qu'accompagne le mois de carême.

Le débat est déjà complexe en lui-même dû à l'intervention de facteurs allogènes, le plus souvent de manière subtile, que sont les différentes positions jurisprudentielles adoptées par le Comité national des Croissants au fil des années, le fait de société, et parfois des considérations du (géo)politiquement correct comme nous expliciterons plus bas.

 Or, ce débat est rendu plus confus, virant même sur le grotesque, par l'apparition de deux voix dissonantes parlant pour la science sur la scène algérienne. Comme nous argumenterons dans cette article, en fait, il n'y a qu'une seule voix, et que l'autre, dissonante, n'est que celle d'un individu mais qu'elle est amplifiée outre mesure par sa surmédiatisation. Ainsi, ce consensus des astronomes quant à l'observabilité du croissant du Ramadan ou de l'Aïd n'est pas perçu comme tel par le grand public... à cause justement de cette note discordante émanant d'une seule personne. J'ai nommé Mr Bonatero, personnage chouchou des médias, ubuesque dans ses prédictions, et qui est littéralement sur tous les fronts de l'actualité scientifique, au grand dam de la communauté scientifique.

 Notons que cet article n'est pas une attaque personnelle contre quiconque et pas même contre Mr Bonatero. Il s'agit, pédagogiquement et références à l'appui, de documenter comment l'opinion publique a pu être menée en bateau, et comment aussi on est arrivé à une situation où il est dit que « Les astronomes eux-mêmes ne s'accordent pas entre eux ! ». C'est ce jugement lapidaire, mais combien pénible pour les scientifiques à entendre, que nous voudrions réfuter ici. De plus, Mr. Bounatiro en tant que personnage public, qui fut même le temps d'un Printemps candidat présidentiel, cette « vache sacrée » des médias qui exerce une énorme influence sur le jugement de millions de gens par journaux interposés sur tout ce qui touche la science, il est normal et sain qu'il soit «under public scrutiny».

 Rationaliser le débat sur la prédictibilité des croissants lunaires et en clarifier les termes, voire en apporter des éléments de réponse faisant l'objet d'un consensus, et de ce fait, rétablir l'astronomie comme une science rigoureuse alors même que l'on célèbre l'Année mondiale de l'Astronomie 2009, tel est l'objectif principal de cet article. Parler de Science, de ses modes opératoires, de ses valeurs, de la distinction entre science et non-science, tel en est un autre objectif. Finalement, dans un pays ou la science et la rationalité sont déjà malmenées sur plusieurs fronts, et en absence de réactions d'institutions à même de le faire, il est de notre devoir d'apporter notre modeste témoignage.

 

Le problème des croissants lunaires

La problématique de la détermination des mois de Ramadan et du Chaoual tourne en fait autour de la question de l'observation du croissant lunaire. L'interprétation des Fuqaha a été majoritairement que ce qui est exigé est une observation visuelle de la nouvelle lune.

 L'instant exact de la conjonction, lorsque la Lune s'intercale précisément entre la Terre et le Soleil, signalant le début du mois suivant, est calculable de manière très précise; on peut ainsi déterminer la conjonction du Ramadan de l'an 2025, par exemple, à quelques dizaines de secondes près. Le fait est que ce qui est demandé du point de vue jurisprudentiel est l'observation visuelle du croissant et non sa simple naissance. Ce croissant est à observer juste après le coucher du Soleil et suivant la période écoulée depuis la conjonction à ce moment là, il pourra être vu comme il pourra ne pas l'être(1).

 Ainsi donc, si la conjonction est un phénomène universel c'est-à-dire se produisant à un même instant pour tous les lieux de la Terre, l'observation du croissant, par contre, est locale et liée à la position géographique de l'observateur, son acuité visuelle, la météo locale etc. Il découle de tout cela que la science ne peut donc prédire à l'avance quand est-ce que le croissant sera observé ! Elle peut cependant préciser les conditions qui vont rendre possible son observation, et de fait, différents critères ont été développés tant par les anciens astronomes que par ceux de la période moderne. Mentionnons en particulier celui de l'astronome français André Danjon, appelé critère de Danjon, qui se base sur la constatation que le croissant ne peut se former (donc avoir une partie éclairée visible) que si l'angle de séparation entre la Lune et le Soleil dépasse 7° (dit d'élongation lunaire) et cela même si la conjonction a eu lieu. En deçà de cet angle, il n'y a aucune partie éclairée visible de la Terre et donc pas de croissant(2). Ceci correspond à un âge d'environ de 8h30 à 15h selon la saison durant laquelle se déroule la lunaison. Il y a bien sûr le cas trivial où la Lune se trouve sous l'horizon lors du coucher du Soleil et pour lequel l'observation du croissant ne se pose même pas en principe.

 D'autres critères astronomiques plus fins existent, qui intègrent les paramètres locaux et permettent de préciser quand le croissant peut indubitablement être vu. Ces critères constituent en quelque sorte un droit de veto sur son observation potentielle. Son utilisation est incorporée dans ce que l'on appelle « Imkan al-Ru'yah » développé par les astronomes et adopté par les jurisconsultes contemporains comme garde-fous contre des observations visuelles erronées. Il est clair que « Imkan al-Ru'yah » ne peut être utilisé pour décider de la date du premier du mois vu que du point de vue du Fiqh usuel, le fait que le croissant peut être vu est insuffisant, il faut qu'il soit effectivement vu.

 

La position variable du Comité des croissants lunaires

Le Comité national des Croissants lunaires (CNCL) dépendant du ministère des Affaires religieuses et des Habous (MAR), et présidé par son ministre en personne, est attitré à se prononcer sur les dates du début et de la fin du Ramadan. Or, sa position quant à la méthodologie adoptée pour déterminer ces dates a changé considérablement au fil des années. Il fut même un temps où dans l'euphorie iconoclaste des années de socialisme, quoique se basant sur des référents purement théologiques, le Haut Conseil islamique dirigé par Cheikh Hamani avait validé l'utilisation exclusive des données astronomiques pour décider desdites dates. Cette position audacieuse voire révolutionnaire ne fut jamais vraiment entérinée.

 La position officielle fut en général de se fier aux rapports venant des comités locaux d'observation du croissant distribués à travers les différentes wilayas du pays. Ces comités organisent l'observation à leur niveau ainsi qu'ils rassemblent les témoignages des observateurs indépendants pour les valider. En théorie, le CNCL tient compte des données scientifiques et il a même historiquement maintenu parmi ses membres un astronome comme consultant. En fait, et comme l'expérience le démontre amplement, cet astronome est juste un faire-valoir par rapport au public et son point de vue est quasiment jamais pris en compte(4). Il suffit en effet qu'un témoin prétende avoir vu le croissant pour que son témoignage fasse autorité quelle que soit la possibilité effective de visibilité dudit croissant. On en est ainsi arrivé à un taux de 75 % d'erreur sur 40 ans de données sur les dates du Ramadan et de l'Aïd. C'est ce qui ressort d'une étude rigoureuse(5) de deux astrophysiciens algériens qui ont comparé les cas d'observation présumée du croissant et les données scientifiques quant à son observabilité(6).

 Le système de validation est encore plus mauvais que cela quand on ajoute d'autres paramètres plus insidieux tel que le « joker » des observations dans le monde arabe(7) (Principalement l'Arabie saoudite) brandi de temps à autre par le CNCL. En pratique, si le croissant n'est observé par aucun des comités locaux, on peut, ou bien s'en contenter et compléter le mois de Chaabane à 30 jours, ou bien sortir le joker saoudien. Comme les Saoudiens entérinent des observations visuelles encore plus douteuses que les nôtres, cela revient le plus souvent à annoncer le Ramadan et l'Aïd un jour avant que cela ne soit scientifiquement possible. Lorsque cela se produisit de manière inattendue en 2002 où l'observation saoudienne fut entérinée en l'absence d'observation de tous les comités de croissant des wilayas du pays, et alors même que la Lune était sous l'horizon, la réaction désabusée de l'Association Sirius d'Astronomie de ce changement inopiné des « règles du jeu » provoqua l'ire du MAR qui la menaça dans la presse et dans une correspondance officielle de poursuites judiciaires, l'accusant de vouloir provoquer la « fitna » (sédition) dans la société.

 Un autre paramètre qui peut influencer sur le cours des choses est l'annonce de la date du 1er du Chaabane. Ceci fut le cas en particulier lors du Ramadan 2008 où le MAR a pris à contre-pied la communauté astronomique et la société civile, en annonçant quelques jours seulement avant le début du Ramadan que le début du Chaabane était le 2 août et non le 3 août comme on le pensait, changeant de ce fait le jour du 29 du Chaabane (La Nuit du Doute comme elle est communément appelée). Ceci à notre avis ne relève nullement d'un acte prémédité comme il fut mentionné ici et là, mais plutôt d'un manque criard de communication.

 Ajoutons que cette variabilité dans la position du CNCL n'est pas blâmable en elle-même vu qu'elle procède d'un Ijtihad qui est somme toute légitime, mais ce qu'il l'est moins est que ceci se fasse sans annoncement préalable et à la suite d'un seul débat interne. D'ailleurs, il est notoire que ledit Comité n'a jamais explicitement reconnu cette variabilité dans les critères utilisés, se contentant à chaque fois de « clarifier » leur position, même si cette position contredit celle précédente ! C'est donc ce manque de transparence et de communication qui fait problème, ce qui est une caractéristique largement partagée par les autres institutions de l'Etat. Une conséquence de ceci est l'infantilisation de la société ; le citoyen n'a pas le droit de questionner même s'il s'avère être mieux informé que lesdites instances sur certaines questions, il se doit passivement se contenter de jouer le rôle de récepteur. D'ailleurs, tout questionnement est perçu comme un défi à l'autorité et il y a dès lors un glissement vers la confrontation et la culpabilisation de l'autre partie. L'exemple mentionné plus haut entre Sirius et le MAS est un cas d'école à cet égard.

 Ceci dit, nous reconnaissons les efforts du MAR ces dernières années à se mettre au diapason avec la communauté scientifique à ce sujet. Ceci est notamment explicite dans la mention dans leur annonce télévisée du début du Ramadan et de l'Aïd que le critère de l'observabilité scientifique du croissant est pris en compte dans leur décision. Ceci se traduit déjà par une meilleure adéquation entre la possibilité d'observation du croissant et l'annonce effective, et nous notons avec satisfaction que c'est la quatrième année consécutive où la date du début du Ramadan est en accord avec les données scientifiques telles que présentées, par exemple, dans les communiqués de l'Association Sirius en la matière. Vu les différentes contraintes et pesanteurs auquel elle est soumise, nous avons affaire à une institution qui fait des efforts louables d'ouverture sur le monde moderne(8), en ce domaine tout au moins, et nous apprécions cela à sa juste valeur.

A suivre



1- En fait, l'âge du croissant est un bien mauvais critère pris de manière isolée vu que la visibilité du croissant ne dépend pas seulement de la longitude géographique du lieu (donc de l'âge proprement dit de la Lune), mais aussi de la latitude et de la période de l'année. Le record mondial de l'observation d'un croissant précoce est de quelque 13h30 pour l'observation avec des instruments optiques et de quelque 15h à l'_il nu.

2- Ceci est du au fait que la Lune du a son relief n'est pas parfaitement lisse et donc la lumière du Soleil arrivant sous incidence fortement rasante au tout début du mois lunaire ne se réfléchis pas en surface mais y est totalement absorbée, alors même que la conjonction a eu lieu.

3- Notons que le critère de Danjon qui porte sur la formation même du croissant, joue le rôle d'un super critère et est donc de ce fait, donne des estimations très libérales assez loin d'être réalisées en pratique.

4- L'auteur de ces lignes en a fait partie au début des années 90.

5- Visibility of the thin lunar crescent: the sociology of an astronomical problem, N.Guessoum & K.Meziane,

Journal of Astronomical History and Heritage, Vol. 4, No. 1, p. 1-14 (2001). Voir aussi des mêmes auteurs: La visibilité du croissant lunaire et le Ramadan, La Recherche, N316. Janvier 1999.

6- L'Association Sirius d'Astronomie basée à Constantine, diffuse chaque année un communiqué sur le sujet, et tient sur son site des archives des observations durant la dernière décennie, documentant notamment tous les cas litigieux. Voir la page : http://www.siriusalgeria.net/ram07.htm

7- Sans être mauvaise langue mais pour être exhaustif autant que possible, il faudrait relever les déclarations de A.Tamine, qui fut pendant plusieurs années le Chargé de la Communication au niveau du Ministère des Affaires Religieuses, et qui relate dans la presse au moins un cas ou la décision fut prise de manière autoritaire sans passer par le CNCL. Cependant ses accusations n'ayant pas été confrontées par le MAR et ayant été faites après sa démission pour désaccord grave avec sa hiérarchie, elles doivent être traitées avec circonspection.

8- Nous avons cela aussi tout récemment avec l'association d'astronomes lors des journées d'étude sur l'unification des horaires de prière et de l'adhan. Pour sa part, l'association Sirius est sollicitée quasiment chaque année pour animer une journée d'étude sur la visibilité du croissant au niveau de l'Est Algérien.