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La déperdition scolaire ou la dénégation d'un fléau

par Remmas Baghdad *

Si l'on considère que l'Education et l'Enseignement sont les deux préalables au développement des enfants et à leur future insertion dans une vie citoyenne, le phénomène de la déperdition scolaire doit pouvoir trouver remédiation dans une remise à plat des objectifs que se donne un pays quel qu'il soit pour son Education nationale.

Cette étude qui traite du phénomène de «déperdition scolaire» s'inspire du domaine de la didactique et de la pédagogie scolaire. La déperdition scolaire n'épargne aucune catégorie sociale de notre pays et touche tous les paliers de l'enseignement. Le rendement scolaire est une question d'actualité dans les pays industrialisés et ceux du tiers monde car il fait partie intégrante de l'éducation qui est un sujet de pertinence sociale.

 La déperdition scolaire est une problématique complexe car chaque aspect qui en découle lève implicitement le voile sur l'ampleur du phénomène. Qu'est-ce que la déperdition scolaire ? Quand peut-on parler de déperdition scolaire ? Et pourquoi y a-t-il déperdition scolaire ?

 Pour répondre à ces questions, il faudra se référer aux théories récentes du domaine didactique, psychopédagogique et surtout sociologique illustrées en cela par des réalités qui touchent l'école algérienne.

 Dans le contexte d'un système d'enseignement, la déperdition scolaire désigne la diminution des effectifs d'une cohorte d'élèves, diminution due surtout aux redoublements, aux abandons ou aux décès [1]. Elle implique donc la rupture totale ou partielle de l'écolier avec son milieu scolaire.

 L'acte en soi peut être réfléchi ou irréfléchi et n'épargne aucune catégorie sociale. L'abandon prématuré d'un cycle d'études et le redoublement de classe constituent donc les deux dimensions de la déperdition scolaire.

 Du point de vue des spécialistes pédagogues, les causes de la déperdition scolaire peuvent être d'ordres pédagogique car inhérentes à la qualité de l'enseignement, sociologique puisqu'elles sont dépendantes des conditions socio-économiques de l'élève et de sa famille et enfin psychopédagogique. La psychopédagogie prend en charge tous les facteurs qui interviennent dans un processus d'apprentissage. Le point de départ d'un abandon ou d'un redoublement se situe d'abord dans une perspective de qualité d'enseignement. Les acteurs influents qui entrent en interaction avec l'apprenant au cours de son apprentissage, c'est-à-dire l'enseignant, les parents et la société, sont représentés dans le carré didactique inspiré des travaux du théoricien didactique Rezeau (1981). Ils sont responsables de l'échec ou de la réussite de l'apprenant dans son cursus scolaire.

 

L'enseignant - Le savoir - L'apprenant

C'est le premier triptyque dans tout processus d'enseignement, c'est ce que l'on appelle dans le jargon didactique: «le triangle didactique». Il est composé de l'enseignant, du savoir à enseigner et de l'apprenant (l'élève).

 La réussite ou l'échec dans la transmission de tout savoir dépend du dynamisme de la relation entre les protagonistes de ce triangle. L'enseignant reste celui qui aide l'apprenant à s'approprier le savoir. Ce savoir dispensé par l'enseignant est sujet à plusieurs facteurs pédagogiques importants qui sont pris en compte: la motivation, le parcours d'apprentissage de l'apprenant, l'organisation des séquences, l'élaboration des activités, les méthodes, la modification des activités, la redéfinition des objectifs fixés, la souplesse et la flexibilité du guidage de l'enseignant sont indispensables à la réussite de tout apprentissage.

 « Dans toutes les situations didactiques, le maître tente de faire savoir à l'élève ce qu'il veut qu'il fasse, mais ne peut pas le dire d'une manière telle que l'élève n'ait qu'à exécuter une série d'ordres. Ce contrat fonctionne, comme un système d'obligations réciproques qui détermine ce que chaque partenaire, l'enseignant et l'enseigné, a la responsabilité de gérer, et dont il sera d'une manière ou d'une autre, responsable devant l'autre. »[2]

 L'apprenant, de son côté, va élaborer sa propre stratégie d'apprentissage dans l'acquisition de ce savoir. Apprendre, c'est agir pour modifier ses représentations et en construire de nouvelles [3]. Tout individu aborde une situation d'apprentissage avec ses caractéristiques personnelles, plus ou moins susceptibles de modification. L'appropriation du savoir par l'apprenant dépendra de ses capacités, de sa motivation. D'autres facteurs de risque peuvent influencer la réussite scolaire, notamment ceux reliés à des attitudes inadéquates tels que le repli sur soi, l'agressivité ou la faible estime de soi.

 Toute rupture dans l'interaction entre enseignant et apprenant dans l'acquisition du savoir conduira inévitablement au décrochage scolaire, ce qui se traduit prosaïquement par un redoublement ou un abandon. Cependant ce ne sera pas le seul facteur responsable.



L'entité scolaire - L'apprenant - Les parents

L'approche dans cette partie de l'analyse qui est proprement sociologique met en figure l'attitude parentale et ses conditions socio-économiques vis-à-vis de la scolarité de leur progéniture. Le redoublement de la classe est toujours ressenti avant tout comme un échec par l'enfant et par sa famille. Redoubler une classe est malgré tout une anormalité et cela constitue un handicap pour celui qui le subit. Les parents représentent un autre facteur responsable dans l'échec de l'élève. Tout désintérêt des parents dans le suivi scolaire de l'apprenant est source d'échec.

 Il existe un lien direct et indéniable entre l'attention que la famille accorde à l'école et la réussite scolaire de l'enfant. Il ne s'agit pas tellement d'un manque de temps des parents mais de l'absence de motivation et de confiance en soi qui se transmet à l'enfant. C'est souvent les conditions socio-économiques qui prennent le dessus, ce qui provoque une démission totale. Les études de toutes sortes ont démontré le lien entre la «défavorisation» et la réussite éducative.

 Le phénomène de la déperdition scolaire touche en Algérie, d'après les statistiques surtout les zones rurales. Un taux insuffisant d'élèves bénéficiaires de bourse ou d'internat, le manque de transport dans les zones enclavées qui sanctionne en premier la frange féminine, une déscolarisation forcée de ces filles victimes d'une mentalité encore rétrograde, une insuffisance d'infrastructures pédagogiques notamment dans ce milieu rural, une incapacité économique de la famille algérienne à scolariser tous ses enfants et une orientation forcée et précoce des enfants vers le monde du travail pour aider leur famille, sont parmi les principales causes qui engendreraient l'abandon. L'instabilité de la cellule familiale peut entraîner rapidement le phénomène de la déperdition scolaire. La perte d'un parent de façon prématurée et inattendue ou le divorce influencent l'abandon scolaire. L'élève peut se retrouver seul face aux dures réalités que ces drames impliquent et décide de rompre avec l'école.



L'apprenant - Le savoir - La société

Ce triptyque est influencé par les facteurs psychosociaux et psychopédagogiques. La société est le repère de tout savoir. Il demeure indéniable que tout enseignement trouve son prolongement dans la société. La rue est le lieu de rencontre de toutes les franges sociales. C'est l'endroit où s'apprennent les bonnes et les mauvaises habitudes. Les influences sont nombreuses. La société doit être le lieu des reflets des savoirs acquis où s'épanouit l'apprenant et où s'aiguise sa soif de culture. Toute carence en ce domaine conduirait inévitablement à une remise en question de ses savoirs et de leur importance. D'abord le facteur esthétique dans la conception et la construction des établissements scolaires est très déterminant dans la socialisation des élèves. Puis une perception négative de l'école à travers la rue puisque la démotivation est amplifiée par la situation de l'enseignement dans l'échelle des valeurs. Comment arriver à motiver des jeunes quand ils voient leurs aînés formés au chômage ? L'école n'est plus vue comme un moyen de réussite sociale du fait que les référents de cette dernière obéissent à d'autres logiques que la réussite dans les études. La rupture devient ainsi inévitable.



L'apprenant - Les parents - La société

Ce cas de figure est complémentaire au précédent car il s'agit des préoccupations parentales vis-à-vis de la société et de leur enfant. Pour plusieurs familles vivant sous le seuil de la pauvreté, la préoccupation première demeure la satisfaction des besoins fondamentaux comme celui de manger à sa faim. Il faut rappeler également que cette pauvreté est le lot de plusieurs familles monoparentales (père décédé ou divorce...). Les chefs de ces familles ne vivent souvent que grâce à des revenus faibles et possèdent peu de ressources et de soutien pour élever un ou plusieurs enfants. La pauvreté est plus qu'un handicap économique. Elle est aussi une véritable disqualification tant sur le plan social que sur celui du vécu quotidien. Dans un tel contexte, les obstacles à la réussite sont nombreux et obligent parfois les parents ayant à leur charge plusieurs enfants, à faire travailler le plus aîné des scolarisés afin d'alléger le fardeau budgétaire. La perte d'emploi d'un parent est aussi source d'abandon de scolarité. La déperdition scolaire favorise malheureusement l'accroissement du nombre d'enfants «travailleurs» et ses effets pervers, creusant ainsi de profondes entailles dans l'égalité des chances face au savoir.

 

Conclusion

Quel que soit le cas de figure, la déperdition scolaire est un phénomène qui doit interpeller la société. Celle-ci devrait questionner ces abandons forcés, les plaçant dans un cadre qui dépasserait le scolaire car le mal est profond. Etant un fait de société, c'est à partir de celle-ci que des réponses pertinentes et réalistes devraient venir.

 Selon l'Observatoire des droits de l'enfant [4], 2,2 millions d'enfants ont abandonné l'école durant la période 1999-2003. Des chiffres alarmants s'ajoutent chaque année. Ces enfants qui quittent les bancs de l'école avant de finir leur scolarité vont gonfler un taux d'analphabétisme déjà effarant, car ces jeunes «laissés-pour-compte» oublient en général ce qu'ils ont appris à l'école.

 La passivité présente, face à ce drame humain, continue d'alimenter ce danger imminent à partir de ces visions étroites et biaisées qui consistent à réduire l'ampleur du phénomène simplement à l'incapacité de certains individus à s'adapter à un système scolaire. Cette lecture simpliste en masque les retombées déjà visibles sur le terrain de la délinquance et du chômage. L'Etat doit lancer une réflexion nationale sur le rôle de l'école en Algérie et des moyens à mettre en place pour réduire ce phénomène de déscolarisation.

 Les actions d'urgence qui devraient être entreprises doivent aller d'abord vers une meilleure qualité de l'enseignement qui passe nécessairement par:

 - Un meilleur encadrement pédagogique et par l'accès aux manuels scolaires. Ces derniers, qui de par leur spécificité d'ouvrages officiels inculquant un savoir en adéquation avec les visions politiques et stratégiques de l'Etat, doivent rester propriété de l'établissement scolaire «à ne pas vendre» et non jonchant les trottoirs, à chaque rentrée scolaire

 - Une pédagogie plus active, davantage centrée sur l'enfant, ouverte sur son milieu, ses difficultés, ses appréhensions mais aussi sur ses aspirations.

 - Une prise en charge effective de ces enfants déscolarisés appelle impérativement à l'instauration et la multiplication d'écoles dites de «la deuxième chance».

 - Implication de tous les acteurs: parents, collectivités locales, associations de parents d'élèves.

 - Apport des autres secteurs tels que la jeunesse et les sports, la solidarité, la santé...

 - Nécessité de mettre en place une cellule d'écoute dans chaque école et d'assurer une forme de tutorat.

 - Enfin et surtout, l'institution scolaire doit fournir plus que le «smig pédagogique», elle doit être une structure d'intégration, de structuration, de paix et son but est de retenir tous les enfants recrutés dans un cycle jusqu'au moins l'accomplissement de tous ses objectifs, même si on doit y mettre les moyens.

 Il y va de l'avenir de ces enfants d'aujourd'hui, futurs citoyens du demain de ce pays.



* Universitaire - Saïda



Notes

1- Hummel Charles: L'éducation d'aujourd'hui face au monde de demain. Edit: UNESCO, 1977.

2- Guy Brousseau: «Fondements et méthodes de la didactique», in Recherches en didactique des mathématiques. 7.2, Grenoble La Pensée sauvage, 1986.

3- Gaonach D. (1991): Théories d'apprentissages et acquisition d'une langue étrangère. Paris, Hatier-Didier p.112.

4- Chiffre cité au cours du séminaire organisé par l'Observatoire des droits de l'enfant: «Ecole aujourd'hui, quel avenir demain ?», organisé à l'occasion de la Journée mondiale des droits de l'enfant.