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Hommage posthume du festival de la chanson oranaise: M'hamed Benzerga et Ahmed Saber, chantres populaires

par Kadiri Mohamed

M'Hamed Benzerga, né en 1936 et mort en 1959 à Oran, va marquer pour longtemps deux générations d'Oranais et connaître un destin tragique.

Ecrivain public à Oran, comme Ahmed Saber, il taquine aussi bien le théâtre que la musique. Benzerga enregistre en 1957 aux éditions Tam-Tam à Marseille son premier disque, puis le reste de sa production aux éditions Dounia. Sa trajectoire fulgurante, qu'un accident de voiture arrêtera brutalement en 1959, lui conférera l'aura d'un James Dean de la chanson que les Oranais continueront à entretenir à travers son célèbre «Nebghik nebghik, omri m'a n'selam fik».

 Mais il y avait aussi la Guerre de Libération nationale. L'occupant s'attaquait au moral du peuple algérien et les assauts des colonisateurs sont, dans ce cas particulier, portés contre la jeunesse. Malgré cela, la radio et les débuts de la télévision (1957) vont faire connaître beaucoup de ces jeunes chanteurs et participer à leur promotion. M'Hamed Benzerga, Mérièm Abed, Hadjara Bali qui mourra tragiquement quelques années plus tard, se produisent avec les Rimiti, Blaoui, Fadila Dziria et El-Anka dans l'émission «Rythmes et chansons» enregistrée à la salle Ibn-Khaldoun (ex-Pierre Bordes) à Alger de 1958 à 1962. Benzerga reste le chanteur qui raconte le quotidien et le vécu du petit peuple à un moment fort de son histoire. C'est ainsi que fut résumé l'itinéraire de ce chantre du petit peuple, M'hamed Benzerga, et ce par une grande figure oranaise le défunt Houari Chaila.

 

De Baudens à Misserghine



Benzerga est issu de la tribu des Nedjajâa dans la commune de Belarbi (ex-Baudens), à 18 km de Sidi Bel-Abbès. Son arrivée à Oran s'explique par la guerre d'extermination des populations indigènes qui s'affaiblissaient de jour en jour, et l'on prédisait la disparition de cette population localisée à l'est de l'ex-vieux Ksar romain, appelé aujourd'hui Belarbi. Les tribus Nedjajâa étaient, à l'instar des autres tribus locales, expropriées, disloquées. Les Nedjara dont sont originaires les Benzerga furent refoulés vers les crêtes de Hamar Z'GA (colline de Z'GA) à 160 mètres de l'ex-Baudens. De nombreuses familles furent soumises à l'exode, les entraînant sur les bords de la Mekerra (Sidi Bel-Abbès), à Sfisef (ex-Mercier Lacombe), puis à Misserghine à Oran. Cette migration vers le nord ne fut pas temporaire, elle atteindra la solidarité segmentaire mais perdura par l'hospitalité et la capacité d'adaptation, malgré les dépossessions infligées sur les terres qu'allaient exploiter les grands colons Lafforgues, Nicolas Carlos Roquefrère, Gaby-Gabriel, colons connus et encouragés «par deux têtes de boeufs, une charrue et un fusil».

 Les Benzerga s'installent à Misserghine. Les cars Ruffie et Cie (TRCFA) à Amoros sont les nouveaux patrons du père de l'artiste. La famille comptait 4 enfants dont feu M'Hamed, natif du 6 janvier 1936, aux côtés d'un frère chahid et de deux soeurs dont une installée à ce jour à Sidi Bel-Abbès, à Sidi Yacine près du Boulevard Zabana à laquelle, lors de son ultime séjour à Sidi Bel-Abbès en compagnie du feu Saber à l'occasion d'une soirée musicale, il rendit visite. C'était plutôt un adieu.

 Ainsi, dans l'aggravation du processus d'exode forcé, la chanson oranaise avec ses chefs de file résistait malgré les envahissements de chanteurs(ses) juifs. Dans les grandes villes du pays, comme Oran, Sidi Bel-Abbès, la durée du séjour s'allongeait pour de nombreux passagers. Les enfants du Bled avaient leurs «repères». Tant que dans les vastes espaces de la région l'on chantait à tue-tête, les mélodies prenaient formes et devinrent véritablement des chansons qui se transmettaient par le biais des Halqates des différents souks hebdomadaires. Ces mélodies prenaient généralement le nord où Oran en était l'aboutissement, car du fait de son statut de capitale, elle présentait les commodités requises : existence de cafés, circuits de commercialisation, concerts où se décrochaient des contrats (fêtes de notables et la Corniche oranaise). C'était un peu l'ambiance des années 30 et 40. Mais la fourchette commença à s'effriter au moment des enrôlements obligatoires et du retour des blessés de guerre, du typhus, du rationnement, du marché noir et tous les méfaits de la guerre.



A «l'école» de M'dina Jdida



Et puis les choses changèrent avec l'avènement du 78 tours vers 1945, dit «el Mouhgoun», et l'arrivée du Microsillon 45 avec toute une pléiade d'artistes de modeste condition, au coeur même du populeux et héroïque quartier de M'dina Jdida où la révolution armée s'y préparait activement.

 Sur le registre culturel, à partir des années 40, feu Ali Maachi composa «Angham El-Djazaïr», en réponse à la chanson de la star arabe Farid El-Atrache «Bissat Errih» où il cite tous les pays du Maghreb sauf notre pays.

 C'est en ville nouvelle M'dina Jdida que Benzerga résida, en juillet 1948. Là il suivra ses cours à l'école primaire, obtient son CEP et ira suivre ses études dans l'actuel lycée Ibn Badis (ex-Ardaillon) et ce jusqu'en 4ème, une frontière pour l'écrasante majorité des Algériens. Toujours dans le même quartier symbole où l'on évoque Sabalat tolba, Sidi Kada de la confrérie des Gnaouas, le marché Sidi Okba, la célèbre rue des Figuiers, les cafés, les bains, d'autres repères de fierté telle la mythique Medrasat El-Falah et ses contingents de nationalistes et autres pléiades de sommités mais aussi Cherraka, Godih et d'autres sportifs de renom : Gnaoui, Nafi, Bouakel, Benchereb dit «accident», le professeur Flitti et d'autres références utiles que l'on ne peut toutes les ranger.



Benzerga et Saber, écrivains publics et chanteurs



En 1954, An un de la guerre contre l'oppresseur français, M'Hamed devint écrivain public. Orphelin de père depuis trois années (1951), il doit survivre et a pour camarades de travail feu Baghdadi Benaceur, communément connu sous le nom de Ahmed Sabeur, qui nous a quittés un certain 19 juillet 1971 et qui a été honoré avec lui à titre posthume en cette deuxième édition du festival de la chanson oranaise, clôturée lundi soir.

 Outre le chanteur rebelle que fut Ahmed saber, l'on citera Bellal El-Ghali qui venait de l'ex-lycée Lamoricière et se joignait au duo. Ce trio d'inséparables amis fréquenta «Medrasat El-Falah» dont l'un des responsables était Dellal Ghaouti, le petit théâtre de Chanzy connaîtra leur passage où ils joueront dans la pièce de Feu Ahmed Bentouafi intitulé El-Kenz. Toutefois, la grande école de formation va être le bureau, où il fera ses vraies classes. Ce local, de douze à 13 mètres carrés à peu près, situé à la rue Hadj Salah, avec sa soupente, ses quelques chaises et les machines à écrire Remington dont le nombre était des plus réduits pour «taper» les lettres et les doléances des centaines de plaideurs auxquels Benzerga et Ahmed Saber prêtaient une oreille attentive. Feu M'hamed écrira en ces lieux une grande partie de ses chansons, d'autres fragments le furent dans ses déplacements, lui, fils d'un chauffeur d'autocar de la société des transports dénommée «Amoros» pour la ligne Missreghine Oran, où le rythme et l'accent de l'Oranie imprégnait ce nouveau chant moderne accompagné d'instruments nouveaux luth, kanoun, kamanja, guitare, clarinette, accordéon, mais bien sûr, en tambourinant d'abord sur le bureau, sis à M'dina Jdia l'héroïque, et apprit avec grande consternation le lynchage d'Ali Maachi et ses compagnons de la capitale rostémide. La grande icône de la chanson algérienne, Maître Blaoui Houari, sera plus tard interné à Sig, Maazouz Bouadjadj à sidi Ali, Ahmed Wahby prendra le maquis.

 L'AIgérie est en guerre, des centaines d'actions de «fidaïs» sont signalées à Oran-ville. A titre purement indicatif, les innombrables condamnations à mort et exécutions dans la prison d'Oran, en 1956 et 1957, la recrudescence de la guérilla urbaine atteignant son paroxysme durant l'année 1958. Le stade de Boulisme (Choupôt) sera le mardi 7 janvier 1958 l'objet d'une bombe lancée par la Fida et bien d'autres actions. Entre-temps, Bouchakour Lahouari qui avait épousé la mère de Benzerga, à la suite de la mort de son père, va rejoindre lui aussi l'au-delà à la suite d'une série d'arrestations. C'était en 1957, il mourra mystérieusement à l'hôpital civil d'Oran à quelques encablures du fameux local qui permit à l'artiste d'enregistrer son 1er disque «Bellah Ya Selma» (78 tours), puis à Marseille dans les éditions Tam-Tam. Sa rencontre avec Blaoui Houari déboucha sur un contrat avec la maison Dounia à Paris. Les audiences sont gagnées par le sacrifice et la qualité des produits fournis tels Ghadem, Nbeghik-Nebghik, Mahlek ya Bent Bladi, Hkit Omri l'hbabi, Khaf Rouhi, Fatma Ghzali, Ensa el hàm yensek. Parolier et interprète de ses chansons, les faveurs d'un large grand public seront gagnées de mois en mois notamment entre 1957 et 1959 date de sa mort dans un stupide accident de la circulation. C'était en plein coeur d'Alger où il effectuait un bref séjour. De constitution très chétive, feu Benzerga était néanmoins très beau. Il laissera une fille, installée en France. Cet amoureux de la vie était mort très jeune. Lui qui a roulé en Lambretta mourra foudroyé en pleine jeunesse. H'mida son frère mourût en Chahid. Une rue porte son nom à Oran-ville.

 Ahmed Saber. Son vrai nom est Benaceur Baghdadi. Il est né un certain 2 juillet 1937 et c'est en ce même mois qu'il est ravi aux siens, il y a de cela 38 ans. Déjà! S'exclameront certains. Fils cadet d'Ahmed, très connu sous le pseudonyme de «M'rabet» qui, à l'instar des autres Algériens de l'époque, peinait pour subvenir aux besoins de ses six enfants. Baghdadi fréquentera régulièrement l'école coloniale «Avicenne» et ce, jusqu'en 1950. Très studieux, il passera en sixième dans le grand lycée Lamoricière (plus tard dénommé Pasteur) et fera ses premiers pas dans la musique en composant sa première chanson «Zine fi el alali» qu'il enregistrera, d'ailleurs, en 1960. Ce brillant élève, peu dissipé et fâché avec les équations, était néanmoins doué pour les lettres, lisant énormément et tâtant la rime en se familiarisant beaucoup avec les «qacidate» de nos chouyoukhs, pan incontestable de notre patrimoine national. Ce n'est qu'en 1955, où il est forcé de quitter la classe, alors qu'il était en première au lycée, qu'il opta pour le métier d'écrivain public, un métier des plus instructifs qu'il exercera jusqu'à la fin de sa vie. Et c'est dans le nombril d'Oran, M'dina Jdida, précisément dans un local de la rue Hadj Salah, en compagnie du regretté Najai, feu M'hamed Benzerga, qu'il fera ses vraies classes. Le métier aidant, en cette société en proie à de sérieuses difficultés et devant sa machine à écrire, c'est la langue souvent poignante, les litanies des plaintes des vicissitudes de la vie, des complaintes des démunis, des humbles, des plus vulnérables qui s'accrochent au dernier recours offert par une lettre providentielle... Source d'inspiration de l'interprète messager. Le parolier Benaceur s'imprègne davantage des problèmes sociaux, affûte sa plume pour dénoncer l'injustice, le favoritisme, les parvenus dans cette Algérie fraîchement libre. C'est entre 1963 et 1964, après l'indépendance, que seront diffusées les célèbres chansons très explicites d'ailleurs, telles «Bou bouh ouel Khadma Oullet Oujouh, Iji N'harek ya el khayen, iji n'harek», chansons pour lesquelles le défunt subira les foudres de la censure qui fera saisir ses disques, assistée par des médias s'estimant dépositaires de la vérité et de la connaissance absolues. Feu Ahmed Saber était également comédien. Il se distingua dans la pièce de feu Ahmed Bentouati, «El-Kenz» (le trésor) et également dans celle de Feu Hadjouti Boualem «Zawaj el youm». Le 10 juin 1955, il jouait déjà dans une pièce donnée à Oran par la troupe de feu Mahieddine Bachtarzi, en compagnie de Kalthoum dans «Bent el waha» (La fille de l'oasis). Parmi les personnalités côtoyées par feu Ahmed Saber, il y avait feu Abdelkader El-Khaldi, Cheikh Omar Mokrani de Chlef, Cheikh Mimoun Mohamed Benaouda, les deux défunts frères Saïm Hadj et Lakhdar de Sidi Bel-Abbès. Saber cultivait l'humour, la satire, le trait féroce. En parolier, il se tailla un véritable succès avec «Cheft mra tebki», entre autres. Beaucoup de ses chansons ont eu leurs heures de gloire. «El-Waktia», une qacida en quatre grandes parties, consacra définitivement la grande réputation du jeune Oranais. Très sensible et fragile, il mourut après une brève maladie, le 19 juillet 1971, à 13 heures, au 47, de l'Avenue du Parc à Maraval. Il s'était produit trois mois avant sa mort, une dernière fois, à la salle «Régent» de la capitale de l'Ouest.