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La culture de l'encens ou comment écrire une histoire parallèle

par Amara Khaldi

Le 18 juin 2009, l'Association « EL-HACHEMI » a organisé dans la grande salle de conférence de l'Institut des techniques hôtelières de la ville de Bou-Saada, une rencontre consacrée à l'histoire de la région.

Aussi bien le sujet traité que le panel des conférenciers, surtout les derniers officiers de l'ALN qui avaient encadré la Guerre de Libération, avaient attiré un nombreux public assoiffé de connaître de la bouche surtout des acteurs de la Révolution encore vivants la vérité sur certains aspects de la lutte. L'amphithéâtre était plein comme un oeuf et il y avait encore plus de curieux qui suivaient les conférences de l'extérieur de la salle.

 Les premières interventions animées par des Universitaires du cru furent consacrées, comme on s'en doute, à encenser les habitants de la région sans exception en clamant combien ils étaient de farouches résistants à toutes les invasions.

 Vint le tour tant attendu des acteurs qui ont vécu et façonné l'histoire de la région pendant la guerre. L'un de ces artisans : Mohamed-Tahar KHALIFA plus connu sous son nom de guerre « HAMMA TAHAR » prit la parole. Tout le monde était suspendu aux lèvres de cet officier supérieur de l'ALN qui était l'un des dirigeants principaux de la Révolution dans la région et qui avait l'avantage de connaitre les moindres détails des états de service de toutes les couches de la population de l'époque. L'audace de ses incursions à la tête de son fameux commando, en territoire ennemi, pendant la guerre, l'avait rendu très populaire. Les milieux qui ne s'étaient épargnés aucun moyen pour arracher le label de grand résistant et claironnaient ostensiblement leur participation active au combat avaient en ce précieux témoin l'occasion rêvée pour obtenir l'incontestable homologation de leur djihad. Si l'administration était pleinement acquise à leurs thèses, la population locale demeurait très sceptique à leurs égards et seul un témoin de cette trempe pouvait la convaincre tant son crédit parmi elle était immense. Sa qualité de responsable à l'époque de toute la structure de la guérilla de la région lui conférait de facto la position d'être l'une des références historiques les plus documentées et donc les plus irréfutables.

 Alors qu'on s'attendait aux redondances habituelles, en toute spontanéité il va asséner certaines vérités qui ne laissèrent aucune chance aux simulacres superbement affichés, ni aux profils idylliques laborieusement arrangés par une armée de laudateurs. La scandaleuse prétention de certains de paraître sous les traits de patriotes vola en éclat devant l'énoncé des faits.

 

L'auditoire fut subjugué de découvrir une grossière supercherie dont les auteurs, venus pour obtenir l'ultime cautionnement qui leur manquait au palmarès, allaient subir en direct le supplice de l'épluchage des oripeaux dont ils se sont injustement parés au prix de scabreuses subornations. Ils suffoquaient en silence et n'osaient faire un geste ou esquisser une parole devant la leçon du maître. Aucune réaction de ces preux chevaliers qui s'affublaient avec combien d'arrogance, d'appartenir à une présomptueuse « citadelle de la révolution » pour débattre, au moins pour l'honneur, l'un des détails des événements que relatait ce Moudjahid.

 Ce jour là, tel que ses pairs le connaissaient et comme il a toujours été dans notre imaginaire d'adolescent, il survolait l'auditoire par son éloquence et l'assurance tranquille et sereine de ses affirmations contre lesquelles personne ne pouvait apporter la moindre des contradictions. Il était autant magistral qu'ils étaient pitoyables.

 

Amor Sakhri: Un autre héros de la wilaya 6 historique complétait le tableau en précisant l'information sur la nature et l'intensité de l'engagement de chaque groupe social dans le combat libérateur. Doté d'une prodigieuse mémoire, il décortiqua avec sa franchise coutumière les différentes péripéties de la lutte et nous laissa comprendre qu'il y avait même des milieux, sans les citer nommément par pudeur pour les générations montantes, qui étaient franchement réfractaires pour ne pas dire hostile à la Révolution.

 C'est ainsi que l'assistance médusée apprendra de la bouche de ces témoins du siècle comment la Révolution a été des fois obligée d'utiliser des moyens de coercition contre certains milieux, pour permettre à la guérilla de poursuivre son chemin parsemé d'embuches et de félonies dans certaines régions. Pour d'autres, il a même fallu de véritables opérations commando et de lourdes sanctions pour les contraindre à... cotiser seulement.

 Avec le commandant Cherif Kheirredine, médecin chef de la Wilaya 6, celui qu'on appelait le chirurgien au tesson de verre, ou à la lame gilette lorsqu'il était bien équipé, ces artisans de notre histoire ont raconté à un auditoire conquis les exploits de leurs parents avec des moyens souvent rudimentaires. Ils n'ont cessé de rappeler ce qu'ont enduré les populations, surtout paysannes pendant la guerre. La glorieuse participation de la femme avec l'histoire de ces héroïnes inconnues aux poignets déformés par le pétrissage de centaines de galettes pour les djounouds, ou celles qui avaient le dos lacéré par la corde des outres d'eau qu'elles transportaient au maquis sans oublier les infirmières, lavandières, couturières, dépouilleuses et celles devenues aveugles à cause de la fumée des âtres ou elles préparaient les repas pour des compagnies entières de combattants. C'est ces femmes en acier trempé qui méritent d'être évoquées avec beaucoup de déférence et de considération parce que, simplement, elles forcent le respect. Elles ont gagné avec panache leur place au panthéon de notre histoire.

 En parlant avec beaucoup de pédagogie et d'honnêteté sur le rôle de chaque strate de la société ils ont remis les événements et les personnages dans leurs véritables dimensions sans aucune concession sur la vérité historique et surtout sans complaisance.



 Comme on était loin d'une certaine perception de la réalité en passe de ravir l'espace à toutes les autres formes de cultures que des générations entières ont façonnées dans la douleur.

 Une espèce, qui prend de plus en plus du poil de la bête, toujours assistée par une meute de pseudo intellectuels champions de la désinformation et d'une flopée d'apprentis-historiens mercenaires, avait détourné et formaté l'histoire à sa convenance et entreprenait l'habillage par la contrefaçon de preuves grossièrement fabriquées en négociant de fallacieux témoignages.

 

L'histoire, malgré la lenteur de sa réaction, finit toujours par rattraper ses faussaires et les confondre.

 Dire que ces mêmes milieux, qu'il a fallu contraindre par la force et tenir en laisse, claironnaient sans aucune pudeur sur tous les toits avoir constitué, avant l'heure, le creuset du nationalisme et être, de ce fait, le dépositaire exclusif du Djihad contre l'oppresseur.

 Fortune assurée pour des siècles à venir il leur fallait, cependant, songer à se défaire d'un passé quelque peu incommodant qui leur colle aux trousses. La machine à occulter les honteuses compromissions avec les autorités coloniales et leur substitution par de fausses images de respectabilité turbine à plein régime, et chacun donne libre cours à ses fantasmes pour se tailler le meilleur portrait possible. L'opportunité est malheureusement stimulée par la permissivité du dernier rempart dévolu en principe à la famille révolutionnaire, dont le rôle est pourtant de veiller jalousement à l'intégrité de notre patrimoine historique. Cette dernière a adopté curieusement le profil bas et choisi depuis longtemps la fuite en avant là où il était nécessaire de marquer une présence dissuasive. Son mutisme a conduit à des querelles de clocher à l'origine de remises en cause très pénibles pour l'ensemble de la société.

 Donnant la désagréable impression de douter de ses propres certitudes, elle livre le champ de l'écriture de l'Histoire à d'insidieuses manipulations. Les aventuriers, qui n'attendaient que cette brèche pour s'engouffrer, sèment la suspicion sur la sacralité de la Guerre de Libération nationale et s'emploient à réduire systématiquement toutes les valeurs qu'elle a véhiculées.

 L'incompréhensible silence et la baisse de vigilance devant cette déferlante liés sans doute à la lassitude de nos anciens déçus par l'ingratitude outrageusement exhibée favorisent l'entrisme d'intrus au passé sulfureux. Pour des raisons encore inconnues on a laissé apparaître quelques tiédeurs dans l'ardeur de défendre l'intangibilité des mémoires et des faits pourtant historiquement avérés.

 Si jamais cette tendance n'est pas jugulée à temps, il ne serait pas étonnant d'arriver un jour proche à une inversion des rôles. Les véritables résistants seront tellement complexés par les reproches collés à leur passé qu'ils auront l'impression de trainer une tare honteuse en pensant au souvenir de leur combat au lieu d'en tirer un réel motif de fierté.

 Pendant qu'on s'acharne à minimiser, voire à tourner en dérision tel événement ou tel personnage rendus célèbres dans le feu du combat grâce à sa contribution active dans la construction de notre histoire, on essaie par tous les moyens de donner une dimension hors pair à un quidam ou à un événement des plus ordinaires, voire insignifiants. Au rythme où va la cadence des célébrations de ce genre, bientôt le calendrier ne suffira plus, même en délogeant les fêtes nationales et religieuses qu'on expédie aujourd'hui presque en cachette par pur formalisme, alors qu'on met tout le faste pour telle circonstance de sidi flen.

 

A les entendre, on est subjugué de l'impudence avec laquelle on peut justifier l'existence de brebis galeuse, ou d'égaré parmi nos compatriotes, parce qu'ils soutiennent mordicus que les personnes qui cabotaient dans les eaux troubles de l'administration coloniale, même ceux en tenue de service et en armes, étaient en réalité de valeureux résistants placés aux avant-postes. L'ennemi n'a jamais joué les philanthropes et s'il a concédé à quelques indigènes des avantages tels que fonctions subalternes et patrimoine, alors que le reste de leurs congénères se débattait dans un océan de misères, il ne l'a fait que moyennant des forfaitures manifestes en retour. Pour jouir des faveurs de Mr l'administrateur et de son entourage de sinistre mémoire, il fallait servir fidèlement et efficacement le projet colonial sinon niet ! Il existerait peut-être quelques rares exceptions, mais vouloir édulcorer ce type de relation au point de le généraliser, c'est carrément de la falsification délibérée de l'Histoire.

 Dans le but d'introduire la confusion dans les esprits, on a fini par faire admettre à quelques crédules que le colonialisme manquait terriblement d'intelligence et de stratèges pour couver en son sein les germes de sa propre destruction et oeuvrer contre... lui-même en permettant que ses meilleurs suppôts soient en même temps les plus grands défenseurs de l'Indépendance de l'Algérie.

 

L'histoire de notre pays est outrageusement malmenée par les coups de boutoir que lui assènent les revanchards qui s'enhardissent chaque jour un peu plus. Ce qui l'expose dangereusement à toutes les remises en cause, à moins que tous les véritables Novembristes mettent de côté les futiles susceptibilités, et surtout le stupide « khati rassi », volent à son secours dans un ultime combat et prennent ce délicat problème en charge, en sortant toutes les preuves susceptibles de remettre un peu d'ordre dans ce foisonnement de fausses informations. Les fossoyeurs de la mémoire collective ont fini par parasiter tous les repères.

 L'exemple des interventions combien bénéfiques de ces héros en direct devant une assistance qui arrive ainsi à discerner le bon grain de l'ivraie démontre surtout combien la société manquait d'enthousiasme en évoquant les pages glorieuses de son histoire, tellement elle a été conditionnée à stigmatiser tout ce qui rappelle le passé à cause du comportement condamnable de quelques-uns, et combien elle était vulnérable aux chants des sirènes des charlatans. Ce type de rencontre demande à être généralisé quitte à ébranler certaines fausses certitudes. Confondre en public ces faussaires serait un des meilleurs services à rendre à notre pays et surtout à notre jeunesse assoiffée de vérité. En plus de remettre les pendules à l'heure, certains tabous sauteront et une mutuelle confiance rétablira les passerelles entre les différents segments de la société minée par le mensonge. Il s'agit d'un grand défi qui mérite certains sacrifices à consentir, mais la tâche est exaltante !