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Le soufisme et l'islamisme politique

par Ghania Oukazi

Le parrainage de la célébration du centenaire de la voie soufie Alâwiyya par le président de la République semble constituer le premier acte politique pour l'amorce d'un débat sur les valeurs et les principes d'un islam qu'il veut «authentique» et non «importé».

«Nous ne ferons que respecter ce que nous recommande Dieu de faire. L'islam n'est pas importé d'un pays ou d'un autre, c'est l'islam de Okba Ibnou Nafâa, nous l'avons hérité de nos khoulafa», avait martelé Bouteflika tout au long du périple qui l'avait conduit à travers le pays durant la campagne électorale pour la présidentielle d'avril dernier. «Nous sommes tous des salafistes mais pas selon la perception qui est répandue en Algérie ou ailleurs», avait-il encore affirmé. Il a estimé que «le dialogue entre nous doit être basé sur l'islam, nous sommes issus du berceau de l'islam, celui du cheikh Larbi Tbessi». Bouteflika avait assuré aux populations que «nous ferons renaître l'islam, l'authenticité et la civilisation arabe».

 En parrainant le colloque international sur la voie soufie Alâwiyya qui a coïncidé avec la célébration du 24 au 31 juillet dernier du centenaire de la zaouïa à Mostaganem, le président de la République semble avoir fait ses calculs, ceux de provoquer un débat sur les principes et les valeurs de l'islam loin des influences de tendances «importées» comme le wahhabisme ou le salafisme qui ont provoqué de profondes déchirures au sein de la société algérienne. Il recourt pour cela au verbe et à «l'Ijtihad» de cheikh Khaled Bentounès, le président de la zaouïa Alâwiyya de Mostaganem, pour enseigner les fondements d'un islam qu'il qualifie «d'authentique». Les liens forts et anciens que Bouteflika entretient avec cette doctrine mystique islamique et avec les voies soufies du pays en général le laissent marteler à chaque fois que l'occasion lui est donnée que «l'Etat algérien a été fondé sur les principes de l'islam».

 Il est important de rappeler que le chef de l'Etat a pris durant sa campagne électorale l'engagement d'organiser un référendum pour faire voter son projet d'une amnistie générale. Il compte ainsi amnistier tous ceux qui ont plongé le pays dans le drame durant les années 90 qu'ils soient politiques ou membres d'organisations armées. Il n'a eu de cesse de répéter, en effet, en mars dernier qu'«une amnistie générale se fera par référendum, parce que c'est le peuple qui doit pardonner, elle se fera sur sa décision». Mais avant, il demande aux politiques de l'ex-FIS de «reconnaître devant le peuple ce qu'ils ont fait, il faut qu'ils se rendent compte qu'ils ont fait du mal et l'avouent publiquement à partir des capitales étrangères ou d'Alger», allusion faite à Abassi Madani et Ali Belhadj.



Les éléments de réponse de cheikh Bentounès



 «Hlektouna, Rabi yahlekoum ! (Vous nous avez fait du mal que Dieu vous fasse du mal !)», a lancé Bouteflika de l'intérieur du pays à l'adresse des politiques de l'ex-FIS. Il a demandé à ce que «l'on s'interroge sur les causes de la crise qui a ébranlé le pays pour qu'on ne retombe pas dans les mêmes erreurs».

 Le Maître de la voie soufie Alâwiyya lui donne d'ores et déjà des éléments de réponse. «Il nous faut pour cela revenir à l'esprit d'unité, à la symbiose entre l'esprit et la raison et passer de la culture du Je, culture de l'individualisme et de l'égoïsme, à une culture du Nous qui unit et rassemble tous les êtres». Cheikh Khaled Bentounès partage ainsi avec le président de la République, mais à sa manière, la notion de réconciliation nationale. «Chacun, chacune de nous, doit désormais prendre conscience de son pouvoir d'action, de ses engagements profonds et de ses responsabilités», réclame le cheikh de la tarîqa. Parce qu'il estime que «c'est en réaffirmant ces valeurs, qui nous ont permis de construire notre passé, que nous appréhendons notre avenir dans la volonté déterminée de construire la paix entre les peuples, entre les êtres et en nous-mêmes». C'est en tout cas l'introduction que cheikh Khaled Bentounès a choisie pour parler du soufisme «l'héritage commun», son livre qui n'a laissé personne indifférent.

 Il faut reconnaître cependant que la polémique qu'il avait suscitée durant le colloque de Mostaganem n'a pas duré longtemps. Le président de la République a ordonné à ce qu'il lui soit mis fin de suite en faisant dire aux responsables du Haut Commissariat islamique (HCI) qui s'en été révoltés que c'étaient juste «des remarques amicales». Il a donc fallu une décision politique pour que le religieux se calme et ne s'engouffre pas dans la fitna. Cheikh Khaled Bentounès semble avoir été ainsi chargé «d'initier» aux Algériens le chemin du Jihad Al-Akbar qui, écrit-il dans son livre, «nous enseigne la patience, la responsabilité et le sacrifice pour faire naître et grandir en nous le sens du service au prochain, puisé dans le Rahmân (le Miséricordieux), pour donner au rahîm (le prochain)».



La Alâwiyya au temps où Salah Vespa était commissaire



 Le Maître ne se privera pas de rappeler le dur passé durant lequel le soufisme a été «incompris, stigmatisé, parfois altéré par ceux-là mêmes qui se réclament de lui». Il racontera, entre autres, la guerre d'Algérie et la résistance de ses proches comme pour corriger l'image de la collaboration avec le colonialisme que beaucoup d'Algériens gardent collée à la zaouïa. «Le cheikh El-Mehdî, nourri par la fois religieuse et le sentiment national, est un fervent militant de la lutte de libération de l'Algérie», a-t-il entre autres mentionné dans son livre à propos du combat de son père. «Mon père passe une première nuit au commissariat central où il est interrogé par le commissaire Salah Vespa et sa brigade spéciale. Ne trouvant rien à lui reprocher, il demande qu'on le débarrasse de cet homme. Le cheikh est mis au secret, la zawiya perquisitionnée en violation du droit le plus élémentaire. Le pouvoir l'a assigné en résidence surveillée à Djidjilli, une station balnéaire à mille km de Mostaganem», écrit Khaled Bentounès à propos de l'arrestation de cheikh El-Mehdî le 18 février 1970 à Tijdit, vieux quartier de Mostaganem où se trouve la zaouïa.

 Mais il rassurera que «le soufisme demeure pourtant étonnamment vivant, par des liens fraternels qu'il tisse entre les hommes, impose sa raison d'être aujourd'hui». Ainsi, «à travers le tumulte, les changements et les vicissitudes du temps qui altèrent toute chose», le cheikh promet-il que son livre nous fera découvrir «ce qui est resté immuable et constant de la tradition prophétique». Le Jihad Al Akbar chez les mystiques comme le Maître de la Alâwiyya est «le combat de toute une vie pour retrouver ce bonheur perdu (Adam et Eve au paradis, ndlr) auquel aspire chacun de nous». Il écrit «Adam et Eve vont changer d'état de conscience. De l'état paradisiaque idéal, ils vont chuter vers le monde des réalités contingentes soumis aux contraintes des lois morales et physiques leur imposant une quête permanente pour satisfaire leurs besoins essentiels». L'on est ainsi loin des fetawa sur le Jihad prononcés par des va-t-en-guerre sans scrupules. Il parlera longuement de la tradition du prophète (QLSSSL). Au-delà des références coraniques et religieuses par lesquelles il a conforté ses propos, cheikh Bentounès s'appuiera sur les écrits d'Alphonse de Lamartine dans «la vie de Mahomet» ou sur Victor Hugo dans «L'islam (L'an neuf de l'Hégire ; Mahomet)» écrit le 15 janvier 1858. Ibn Arabi sera l'inévitable référence que le cheikh prendra à témoin pour expliquer les profondeurs du soufisme, porteur, dit-il, du «message universel». Il écrit «le prophète est l'héritier d'un message spirituel légué par Dieu à Adam et ravivé sans cesse par une lignée ininterrompue de prophètes parmi lesquels Abraham, Moïse et Jésus.



«Penser un nouveau projet humain»



 C'est un message à la fois spirituel et temporel, celui du juste milieu, loin des extrêmes. Il fait l'éloge de l'homme parfait, l'homme équilibré, dans la verticalité et l'horizontalité, dans la prière comme dans l'action.» Il pense que «ce n'est que par la redécouverte de sa véritable nature spirituelle que l'homme pourra contribuer harmonieusement au bien-être de l'humanité et vivre dans un monde plus juste et plus libre. Il ne s'agit pas ici d'une liberté au détriment d'autrui... mais d'une liberté de l'être, la vraie liberté, celle qui est en communion avec la vie, c'est-à-dire non seulement avec ses semblables mais avec l'univers tout entier.»

 Les nombreux disciples de la Alâwiyya, venus de divers pays, ont animé durant toute une semaine des ateliers pour débattre de questions d'actualité. Leurs enfants se sont eux aussi organisés en groupes de travail pour réfléchir tout autant que les 5.000 invités au colloque de la Alâwiyya sur «comment remonter à ses sources les plus lointaines et donner les points de repères dans l'histoire de ce que fut son passé, de ce qu'est son présent et de ce que sera son avenir». Hébergés à la nouvelle cité universitaire de Chemouma à Mostaganem, beaucoup d'entre eux n'avaient même où et avec quoi se doucher à cause du manque d'eau. Mal construits et manquant de commodités les plus élémentaires comme des lavabos dans les chambres ou des douches à chaque palier, les lieux étaient sales en raison d'un rationnement de l'eau digne des années de plomb. Mais ceci est une autre question de gestion par les collectivités locales.

 Cheikh Bentounès écrit en introduction de son livre à propos des traités par le colloque: «Dans un monde en pleine mutation où les crises (énergétique, écologique, financière, alimentaire, morale...) créent angoisse et désarroi, entre un présent tumultueux et un avenir incertain, quelle voie choisir et par quels moyens agir ? C'est l'interrogation que nous invitons chacun de nous à partager à l'occasion du centenaire de la voie soufie Alâwiyya-Darqâwiyya-Shâdhiliyya, qui sera célébrée tout au long de l'année 2009.» Il exprimera sa reconnaissance et ses remerciements au président Bouteflika «pour m'avoir soutenu et encouragé dans cette entreprise». Son travail, il le veut «en hommage à nos maîtres, à l'Algérie éternelle, terre d'espoir et d'avenir, aux générations futures». Il recommande à tous de «penser un nouveau projet humain caractérisé par une vraie solidarité. (...). Mais notre défi n'est pas tant d'agir maintenant que de pérenniser des actes qui seront décisifs demain.» La Alâwiyya se devrait de faire du message véhiculé par le colloque de Mostaganem le premier de ces actes décisifs.