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Les prochaines assises de l'artisanat, vers une solution concrète à la lutte contre le chômage, la misère et l'exclusion ?

par Ali Tehami *

1re partie



«L'abandon des métiers artisanaux n'est qu'un leurre fatal du régime capitaliste» Alfred Sauvy (La tragédie du pouvoir)



Notre joie est grande d'apprendre pas le biais de la presse nationale (1) la préparation des assises de l'artisanat qui auront lieu vers la fin du deuxième semestre 2009.

 L'idée est élogieuse dans la mesure où c'est la première fois depuis l'indépendance, que les pouvoirs publics ont, enfin, décidé de se pencher sérieusement sur ce secteur porteur de notre identité, par conséquent, de notre histoire, et que par la bêtise des hommes, il fut contraint à mener une vie de colonisé et résister dans le silence et l'oubli depuis maintenant près de deux siècles, si l'on comptabilise bien entendu les années de 1962 à ce jour. Durant la période de colonisation française, les données de 1954 nous renseignent au moins sur son effectif, sa production et son poids dans l'économie.

 Dans l'Algérie indépendante, l'artisanat ne figure même pas dans les tableaux statistiques de l'Office national des statistiques (ONS).

 Ces assises, qui auront du «pain sur la planche», permettront la découverte de notre bien, de notre capital savoir faire et être, afin, de nous réconcilier avec nous-mêmes, avec notre identité.

 Les historiens sont unanimes à dire qu'un peuple qui n'a pas de passé n'est pas un peuple.

 Influencés par la culture de l'oubli, beaucoup d'Algériens doutent de leurs valeurs, de leur passé, de leur monnaie, de leur mémoire, enfin d'eux-mêmes, à cause de la méconnaissance de l'importance de leur artisanat qui exprime le génie des peuples, de notre peuple.

 Notre président de la République a tout à fait raison de dire que nous sommes un peuple étrange(2). L'aliénation est la pire arme pour asservir un homme et le rendre amorphe, dépendant, assisté, esclave de son ventre, un drogué qui ne sait pas ce qu'il dit. Nous sommes tenté de paraphraser le défunt Kaïd Ahmed pour dire qu'hier nous étions au bord de l'aliénation, aujourd'hui nous avons fait un pas en avant.

 De plus, boulimiques que nous sommes, nous ne savons ni acheter moins ni vendre plus. En allant dans le même sens d'idée, nous ne savons ni privatiser ni étatiser.

 Ces assises traduisent sans doute la volonté (la sagesse) de rompre avec les fausses stratégies, les fausses routes et de revenir à la réalité bienfaisante d'un retour aux sources comme solution objective pour faire face aux méfaits et aux menaces de ce monstre qu'est l'économie de marché que nous vivons. Sans exagération aucune, les puissances économiques actuelles qui n'ont jamais renié leur artisanat, et à la suite de la dégénérescence de leurs grandes entreprises ont pris les devants et considèrent l'artisanat comme un sauveur, un messie. En effet, depuis la crise de 1970, l'artisanat (TPE) est au coeur du système productif capitaliste. (cf. M. J. Piore et cf. Sabel, «Les chemins de la prospérité»).

 La prise de conscience de l'importance de l'artisanat dans le développement économique par les forces propres s'est faite au contact professionnel avec ce secteur depuis 1967. A cette date, il est devenu pour nous une seconde nature.

 Dans cette modeste contribution, notre pensée va à Farouk Nadi (3) et à Mouloud Hachemane(4), l'un au niveau de l'administration centrale et l'autre au niveau de la wilaya de Tizi Ouzou, valeureux soldats de la cause et qui ne sont plus de ce monde pour partager avec nous les débuts de concrétisation des résultats des travaux de recherche que nous n'avons jamais cessé de mener ensemble, et de publier depuis 1974 soit dans les revues scientifiques spécialisées, actes de séminaires nationaux et internationaux et dans les différents journaux de la presse nationale pour vulgariser l'intérêt de ce secteur auprès de l'opinion publique. Dans nos investigations, nous avons montré dans les détails ses effets contre le chômage, la misère, le déséquilibre régional et tous les fléaux générés par la crise économique actuelle. Mais le fétichisme de l'époque pour «l'industrie industrialisante» avec ses usines «clefs en main», «produit en main» et «marché en main», n'a laissé aucune place à une critique objective.



A cette époque qui peut oser parler de l'artisanat sans être taxé de porteur d'idéologie capitaliste à abattre. Les rédacteurs (coopérants français) du plan triennal 1967-1969 l'ont condamné comme un virus congénital incapable de toute évolution que seules l'industrie lourde et la grande sont en mesure de sortir l'Algérie de son sous-développement. En 1971, une commission tripartite composée des représentants du plan, de l'industrie, de l'intérieur avait élaboré un état des lieux pour servir de base de travail aux assises qui devaient avoir lieu à l'époque, en 1973. Le défunt Ahmed Medeghri allait, en 1974, même, créer un commissariat national à l'artisanat et à la PME, mais sa mort subite imposée par l'adversité avait mis fin à toute tentative de le sortir de l'oubli. Il y a lieu de rappeler les querelles au sein du bureau et du comité central de l'ancien parti unique portant sur les définitions confuses de la «propriété exploiteuse» et de la «propriété non exploiteuse» et de la bourgeoisie comprador. Dans les dialogues avec les autres, nous avons même eu droit à des étiquettes peu flatteuses. A l'époque, on nous traitait de révoltés, d'incompris, de nageurs à contre-courant, de réactionnaires, de disciples de Kaïd Ahmed, d'Ahmed Medeghri.

 Pourtant, chez les grands économistes idéologues socialistes ou capitalistes, l'artisanat est considéré comme un facteur régulateur du dysfonctionnement économique (Marx, Engels, Raymond Barre). Notre amour pour l'artisanat provient de ses hauts faits historiques comme bâtisseur des grandes civilisations (nubienne, pharaonique, persane, chinoise, musulmane, maya) dont les vestiges sont très visités et admirés de nos jours; de bastion de formation des sociétés d'entrepreneurs et de donneurs d'ordres c.-à-d. du travail; de géniteur de la révolution industrielle de l'Europe du XVIIIe siècle.

 Nul ne peut contester que cette révolution a été faite par des artisans analphabètes, de l'Ankachire et de Yorkchire (Angleterre). Plus près de notre temps, les USA, les plus puritains du monde chrétien développé, porteurs de valeurs modernes, et le Japon bouddhiste aux valeurs traditionnelles sont devenus des puissances économiques et technologiques incontestables dans le monde, grâce à leur artisanat. Nous avons pris ces deux pays en exemple, car ils reflètent mieux l'apport de l'artisanat dans le succès de leur économie. Pour le Japon, beaucoup d'économistes et sociologues occidentaux soutiennent que la manière de vivre des Japonais est opposée à la créativité et à l'entreprenariat. Selon ces publicistes, les Japonais vivant dans des clapiers à lapins sont capables uniquement de procréer des enfants et de les tuer ensuite. Les pays occidentaux imposèrent à l'époque au Japon un régime d'échanges draconien. En moins d'un demi-siècle, le Japon non seulement ressuscite de ses cendres, mais du degré zéro il est passé à une économie de l'intelligence, grâce à ses artisans.

 Ces derniers sont appelés les «drogués de travail» (cf. J. S. Scherber, Le défi mondial). Pour les USA, Nicolas Jéquier, chercheur émérite à l'OCDE (cf. «La technologie appropriée, problèmes et promesses») a qualifié ce pays de modèle de l'artisanat et de la PME. Henry Ford, cet artisan mécanicien, est sans doute le père incontesté de l'industrie américaine. A l'indépendance, les USA furent soumis à un embargo des plus sévères par les Anglais, leurs anciens colonisateurs. Les USA avaient peu d'artisans et leur population est rurale. Benjamin Franklin a adressé une lettre aux artisans du monde entier à rejoindre les USA. Ce qui est important à souligner, c'est qu'après un quart de siècle, les Américains, grâce à l'artisanat, ont produit tout ce dont ils ont besoin et exporté le surplus aux quatre coins du monde. L'artisanat a produit à l'Amérique les meilleurs entrepreneurs et talents créateurs du monde. Les pays européens ont acquis leur puissance également grâce à leur artisanat.



Nous avons dit à maintes reprises que les puissances actuelles qui nous maintiennent dans l'état de dépendance et d'assistanat ont travaillé de leurs mains pour avoir des idées. Ces pays n'ont aidé aucun pays à voler de ses propres ailes.

 La Tanzanie, qui a reçu le plus d'aides extérieures, reste le pays le plus pauvre de la planète. Aucun pays puissant n'a montré jusque-là à un pays faible comment devenir puissant économiquement. Au contraire de son stade de pauvreté, on le pousse à devenir uniquement un prédateur, un rat. La Chine depuis qu'elle a rompu ses relations avec l'ancienne URSS, elle est promise aujourd'hui à surpasser les USA grâce à son économie basée sur l'artisanat, l'Inde, sur les traces des puissances économiques, a toujours privilégié l'artisanat dans sa stratégie de développement. D'ailleurs le rouet est l'emblème de l'Inde.



Nous n'en voulons pas à ces pays occidentaux qui ont bâti leur puissance sur la spoliation de nos richesses et leurs artisanats et qui présentent ces derniers aux yeux de nos décideurs sous un visage hideux des techniques vieillottes, surannées, proches de la période néolithique. Les Debernis, les Tiano, les Bobrowski, coopérants étrangers, pressentis comme conseils de nos technocrates «bien-aimés» savent que le pétrole n'a jamais produit chez les pays producteurs des idées, et seules «les techniques du corps font celles de l'esprit» (Marcel Mauss) ou «quand la main travaille, l'esprit réfléchit» (J. Daway) Ces spécialistes étrangers ont conçu des stratégies en fonction des intérêts des puissances dont ils sont issus. L'expérience montre qu'à l'extérieur, il n'y a pas d'amis. Un pays étranger n'aidera jamais un pays sous-développé à devenir son concurrent sur le marché. Le capitalisme est piégé par son égoïsme de «chacun pour soi et Dieu pour tous» (Malthus). Par contre, il faut en vouloir à nos gouvernements, qui s'accommodent bien de ces coopérants étrangers par ce qu'ils ne sont pas des dérangeants comme le sont les Algériens qui, eux, cherchent à comprendre dans le sens de l'intérêt général du pays.

 Voici près d'un demi-siècle d'indépendance politique (confisquée), avec des richesses fabuleuses en moyens financiers, en matières premières et en ressources humaines de quoi faire rêver la planète entière. Notre pays n'est pas encore au rendez-vous même des pays émergents. Les conseillers étrangers avec les «Chicago boys» algériens n'ont jamais mis l'artisanat comme ingrédient dans «leurs salades» car précisément il représente le savoir-faire: comment pêcher le poisson (proverbe chinois). Pour mémoire, notre économie basée sur la rente pétrolière a produit des piètres résultats :

- une société du «ventre», amorphe, qui «politique» beaucoup mais a des bras «cassés»;

- un banc industriel gigantesque mais rouillé en constante perfusion qui a mis plus de 600.000 travailleurs à la rue dont 400.000 ont été repris par la PME et l'artisanat;

- une agriculture bénéficiaire d'un programme colossal de soutien et qui contribue à peine à 5% de la ration alimentaire de la population;

- un déracinement des populations de l'arrière-pays entraînant des bidonvilles autour des villes saturées;

- une urbanisation sauvage et anarchique ravageant les terres propres à l'agriculture.

 Par sa témérité et son endurance, notre artisanat a su survivre dans toute sa diversité et Dieu sait que cette diversité d'activités est immense comme l'est le territoire algérien.

 Bien sûr, nous sommes loin de l'époque numide, impulsé par le vaillant roi Massinissa, notre artisanat a été des plus florissant. Rapporté par Polybe, Aristote, Pline l'Ancien et Hermippe, ses techniques rivalisaient avec celles de Rome, Nous sommes également loin de son âge d'or du IXe jusque au début du XIXe siècle dont témoignent Yakoubi, El Maliki, les frères Khaldoun (Abderrahmane et Abou Zakaria) Elbekri, Ibn Batouta, Abou El Arab, Ibn Hidari, Léon l'Africain (Elouazan), Leroy Beaulieu, Stéphane Gsell, P. Ricard, Alfred Bell, Lucien Golvin et bien d'autres où notre industrie n'a rien à envier à celle de l'Europe du XIXe siècle (Leroy Baulieu cité par M. Lachraf, «Algérie, nation et société».

 Notre artisanat actuellement engrange à peine un demi-million de USD alors qu'au Maroc et en Tunisie ce secteur rapporte respectivement 2 milliards et 2,5 milliards. Ces chiffres sont puisés dans les statistiques de la Banque mondiale. Les sempiternels problèmes qui ont fait son hibernation, sa marginalisation, la castration de sa dynamique sont au nombre de sept:

- l'organisation administrative et juridique;

- la fiscalité non adaptée à la spécificité du secteur;

- l'approvisionnement;

- la commercialisation;

- le crédit;

- la formation.

 Nous ne doutons pas des compétences investies dans la préparation de ces prochaines assises pour sortir une stratégie à la mesure de sa dimension, mais dans le cas où il y aura des insuffisances, il n'est ni une honte, ni une humiliation à s'inspirer des expériences de nos voisins marocains et tunisiens. Ce que nous savons actuellement des problèmes de notre artisanat, c'est que la définition de son statut en vigueur date de la loi française du 26 juillet 1925 dite loi «Courtier». A suivre



* Enseignant universitaire

en retraite.



Notes :

(1) - Lire Le Soir d'Algérie du 8 avril 2009.

(2) - Cours de monsieur le Président de la République du 27/08/2008.

(3) - Farouk Nadi, directeur central de l'Artisanat depuis 1965 jusqu'à sa retraite en 2001, titulaire du diplôme de l'EHESS Paris, titulaire du doctorat de 3e cycle à l'EHESS Paris. Les thèmes de ses thèses soutenues sont:

- «Approche sociographique de l'artisanat algérien» 1975-1976.

- Monographie de l'artisanat algérien: le cas de Tlemcen.

Ces mémoires se trouvent à la bibliothèque de l'EHESS.

(4) - Mouloud Hachemane, inspecteur de l'artisanat à la wilaya de Tizi Ouzou de 1965 jusqu'à sa retraite en 1998. Titulaire du diplôme de l'EHESS de Paris 1979. Mémoire de sa thèse; Artisanat de Kabylie, rétrospectives et prospectives.