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L'Arabisation en Algérie sous le regard croisé de la francophonie

par Mahmoud Ariba*

Suite et fin



Jusqu'à un certain stade, on pouvait croire qu'elle (l'arabisation) ne pouvait se prévaloir d'être seulement l'expression d'un slogan politique, puisque découlant d'un besoin vital ressenti majoritairement par tout un peuple longtemps privé d'accès à ses racines anthropologiques et culturelles. Tout comme l'on pouvait croire qu'il n'y avait là aussi rien d'extraordinaire, surtout quand dans le même temps l'on pouvait voir des pays comme la France prendre distinctement/distinctivement ombrage de l'incursion culturelle (anglo-saxonne) et tenter d'y faire face en recourant notamment à des barrières, fondamentalement et irrémédiablement protectionnistes, à l'intérieur même du champ linguistique. Sans pour autant donner lieu en la circonstance à une levée de boucliers dans les cercles patentés ou autres salons attitrés pourtant habituellement connus pour leur promptitude réactionnelle à se laisser piquer par la «mouche du coche» au quart du milliardième de seconde, de l'ampleur et la teneur de celle qui fut enregistrée en Algérie lors du lancement de son plan d'arabisation. Pourquoi donc ce silence pudibond et pusillanime dans un cas et ces gazouillis follement/fortement irrités dans l'autre cas, dès lors qu'il est question de la langue arabe et de sa légitime réinsertion et réactivation dans le champ culturel national ?

Qu'est-ce à dire en pareille situation, si ce n'est que la France affichait (et c'est encore et toujours le cas!) ainsi une crainte mal contenue et mal dissipée devant l'influence culturelle anglo-saxonne, et plus particulièrement l'invasion rampante du «franglais» au détriment de la langue de Molière. La petite pointe d'humour agacé sur la littérature anglaise en particulier n'est jamais bien loin dans les propos de nombre d'officiels français, souvent engoncés et empourprés devant la seule prononciation d'un terme en provenance de l'autre côté de la Manche.

Dès lors, ce qu'il est convenu d'appeler aujourd'hui «l'invasion culturelle» n'est pas un problème spécifique aux seuls pays du Tiers-Monde, puisqu'il concerne aussi les pays de l'hémisphère Nord, c'est-à-dire développés, mais malgré tout en situation de dépendance par rapport à l'influence à la fois grandissante et, visiblement, de plus en plus encombrante du modèle américain24 . Et l'on a pu voir l'irritation, voire l'ire, se lire non seulement sur les visages mais aussi dans les propos devant le simple emploi de mots comme supermarket à la place de «centre commercial» ou walkman à la place de «baladeur»- comme si le ciel tombait soudainement sur la Gaule toute entière! Quand on sait que, chez nous, on transcrit - littéralement et textuellement- du français à l'arabe des termes comme «reportage», «script», «maquilleur», «régisseur», etc. (dans les génériques d'émissions télévisées), l'on est légitimement en droit de se poser la question: qui se montre véritablement le plus frileux, le plus besogneux, sinon le plus chatouilleux, en la matière ?

Le problème est cependant d'une toute autre dimension quand il s'agit de pays récemment venus à l'indépendance: la réappropriation des langues nationales s'inscrit logiquement dans un processus de longue durée qui est celui de la réintégration d'un espace culturel et mental et, subséquemment, de la reconstruction d'une identité nationale. Car il n'échappe à personne que la langue demeure un élément déterminant et un puissant facteur d'intégration parce que contribuant à renforcer en même temps le sentiment d'appartenance à une collectivité. Enfin plus que tout, et comme cela a souvent été démontré, la langue occupe une place fondamentale et prééminente dans l'expérience même que l'on est susceptible de faire du monde et de soi-même, dans la version dite sensible comme celle dite intelligible.

On avait cru donc à un certain moment que le plan d'arabisation, comme annoncé en maintes circonstances, allait se distinguer plus ou moins nettement des expériences similaires, tentées dans des pays voisins (Maroc, Tunisie), par une démarche progressive, méthodique, c'est-à-dire ni désordonnée ni précipitée. En fait, si lenteur il y a eu, elle ne fut aucunement l'expression de telles préoccupations mais tint simplement à ce que le terrain d'application révélait, jour après jour, des difficultés jusque-là insoupçonnées. La seule différence notable entre les expériences en question est que les deux autres pays maghrébins ont très vite renoncé à poursuivre jusqu'à son terme une politique d'arabisation décidément ardue et que seule l'Algérie, pour des choix politiques connus, a choisi de persévérer dans un processus kaléidoscopique, puisque s'y enchevêtrent désormais les éléments disparates non plus seulement du français mais aussi de la langue de Shakespeare. En clair, tout cela donne à penser qu'une compétition serrée s'annonce, pour les prochaines années, entre le français et l'anglais. Car il ne fait de doute pour personne que la tentation anglo-saxonne, pour relativiser l'importance de la langue française au Maghreb, existe bel et bien chez un certain nombre de cadres. Mieux encore, il est permis de dire qu'il y a une pression très nette dans ce sens dont il faudra nécessairement tenir compte pour l'avenir proche.

Ceci étant dit, si pour de multiples raisons l'on peut aujourd'hui considérer que le problème de l'arabisation en Algérie reste avant tout une question de temps - mais aussi de moyens - , il est surtout à craindre de voir encore se creuser les écarts culturels au détriment des couches sociales défavorisées. Celles-ci, ne parvenant plus à soutenir efficacement l'effort d'apprentissage des langues étrangères, verront ainsi leur horizon culturel se réduire ou s'amenuiser en conséquence. S'il est connu que la hiérarchie aussi ne nie pas l'existence et la persistance de difficultés avérées sur le terrain ces indications montrent surtout à l'évidence que, près de deux décennies après l'indépendance, la langue arabe n'arrivait pas à résorber son handicap technico-scientifique et économique par rapport à la langue française qui, confortée également par un lourd, riche et sémillant arsenal documentaire, restait donc la plus valorisée en termes de promotion et de mobilité sociales. D'où ces questions que, ici ou là, l'on n'a pas manqué de se poser : «pourquoi à mesure que l'on s'élève dans les classes du secondaire ou de l'Université, que l'on passe d'une filière littéraire à une filière scientifique l'arabe régresse pendant que la condition sociale prend le pas ? Pourquoi les premières classes arabisées ont-elles marqué un afflux d'élèves issus essentiellement des classes populaires ? Pourquoi y a-t-il intervention des parents aisés ou capables de suivre la scolarisation de leurs enfants pour les orienter vers les classes bilingues ?».

L'arabisation a donc, au bout du compte et dans le même temps, révélé, dévoilé et mis à nu des choix pour le moins bizarres: on a vu ceux qui proclamaient tout haut être pour faire tout leur possible pour que leurs enfants ne soient pas versés dans les filières arabisées mais dans les bilingues. Du jour au lendemain, le constat est le suivant: exit l'égalitarisme clamé et défendu naguère sous la bannière du socialisme, place à l'élitisme velléitaire dans son intégrale recrudescence puisque, en réalité, il n'avait jamais disparu tout à fait mais couvait, en sourdine et «comme un feu de paille», sous la cape de chacun. Sans vouloir mettre aucunement en doute la crédibilité des discours, il ne faut tout de même pas manquer de rappeler les effets d'inversion générés par les interventionnismes, réitérés, opérés au sein de l'école et hors de l'école par tous ceux qui, consciemment ou simplement par suivisme, entreprennent de «modifier» - par un coup de pouce informel- le cours normal des choses et donc, de fausser les prévisions les plus minimales. Ces travers charrient dans leur sillage de nouvelles facettes d'un «béni-oui-ouisme» rampant et contribuent à l'épandage de nouvelles relations de servitude au détriment des uns et de «Seyyedisme» au plus grand profit de quelques autres. D'ailleurs, d'autres observateurs attentifs n'ont pas manqué de relever qu' «il y a inévitablement une forte relation entre le statut socio-économique, la langue et les possibilités de promotion. C'est ce qui réduit ou ralentit le rythme de modification de la mobilité par l'enseignement (qui est de moins en moins perçu comme un facteur de succès dans la vie sociale».

En définitive, il semblerait aussi que, sitôt parvenu à un certain stade de croissance, tout système éducatif a tendance à sécréter et diffuser - volontairement ou non- , comme un phénomène de «brouillage» destiné à camoufler et passer sous silence le jeu réel de la répartition inégale de ses flux. A cet égard, il est permis de souligner que le système d'orientation, tel qu'il est mis actuellement en œuvre sans la logistique d'appoint indispensable, est, estimons-nous, l'un des procédés qui contribuent le plus à «opacifier» davantage la fluidité et la mobilité des effectifs accédant d'un palier à un autre. Dans le cas du système d'enseignement algérien, c'est essentiellement à travers la politique d'arabisation que fut dévoilée et mise à nu cette logique qui a vu des critères extra-scolaires, c'est-à-dire purement informels, prendre nettement le dessus sur les critères habituellement connus et objectivement admis en matière d'orientation scolaire. Il y a lieu de parler ici, en effet, de brouillage, dans la mesure où la transparence des circuits traditionnels le devient de moins en moins pour la majorité et que seule une minorité parvient à garder convenablement le cap sur sa destination finale: la réussite et la promotion sociales. C'est ce que nous pourrions appeler le «délit scolaire d'initié» pour une catégorie particulière de la population scolarisée qui, par sa culture familière ou même des coups de pouce le moment voulu, se trouve investie de cette «connaissance éclairée» de l'itinéraire ou de la «feuille de route» à suivre. L'entreprise éducative devient alors un système-dédale - un vrai labyrinthe au sens propre comme au sens figuré- comme peut en témoigner amplement l'immense maquis/fouillis institutionnel qui la caractérise au fur et à mesure de son inévitable grossissement et son non moins incessant enchevêtrement. Beaucoup en ressortent (du labyrinthe !) fort heureusement, mais dans quel état? Là est toute la question!

Ce phénomène de brouillage/voilage est également corroboré par un discours certes apaisant, mais peu convaincant, qui tentait de minimiser l'évidence de semblables aspérités, caractérisant d'ailleurs aujourd'hui encore le système en question, en s'évertuant à accréditer l'idée d'égalité pour tous. Et pourtant, n'a-t-on pas vu des enseignants et des inspecteurs de classes arabisées faire l'impossible pour orienter leurs propres enfants vers les filières bilingues ? Et n'est-ce pas encore le cas aujourd'hui ? De telles pratiques ne laissent-elles pas entrevoir des dimensions ségrégatives des filières et des différences d'efficacité entre les établissements (les uns «aristocratisés» et d'autres «prolétarisés»)?

D'où la question que n'ont pas manqué de se poser beaucoup de parties: est-ce bien normal de voir ces personnes-là convoyer leurs enfants vers ces filières attitrées et abandonner les enfants des autres aux filières arabisées ? Nous avons ici des cas typiques d'application des règlements à saute-mouton, c'est-à-dire une application clairement différentielle et discriminatoire ou, si l'on veut, à deux vitesses, ayant pour conséquence de favoriser les uns et désavantager d'autres. De telles pratiques allaient aboutir encore une fois à dévaloriser de fait l'enseignement dispensé en arabe et à conforter, dans le même temps, la place et le rôle de l'enseignement dispensé dans le vecteur dit francophone.

Tout cela est on ne peut plus explicite et met en lumière les calculs, les anticipations, les parades et les entourloupes. Bref, les stratégies - obstinées mais aussi froidement planifiées- mises en œuvre par les différents acteurs évoluant (orbitant) à proximité des centres de décision et tout entiers accaparés par la conquête de parcelles et fragments de pouvoirs dans une société en pleine mutation. Tout cela en dit également long sur les velléités, enfouies mais actives au plus haut point, de s'accaparer et s'assurer, pour l'avenir, de confortables et privilégiées positions, socialement rentables.

Et ainsi, malgré la salvatrice et revigorante brise née de nos indépendances retrouvées, se propage une certaine culture de la pusillanimité et de l'hypocrite avilissement pour ne pas avoir à pâtir de mesures de récrimination; voire de sévères rétorsions le cas échéant (l'obtention du visa signalé notamment par plus d'un et utilisé incontestablement comme une carotte, accordé gracieusement à certains tout en étant refusé obstinément, systématiquement, à d'autres sous mille et un prétextes, mille et une arguties). Telle serait donc la curieuse patine des us et coutumes de ce temps où se multiplient encore les couardises et félonies délétères, entre quatre murs et sous l'ombrelle nourricière de quelques chancelleries ayant pignon sur rue à Djamaa El Fna, Beyrouth, Alexandrie, Ouagadougou, Kargentah ou Belcourt tout court?Et chemin faisant, le collaborationnisme - par plumes interposées - pantouflard, goguenard et pudibond de quelques plumes bosselées, aisément identifiables, insinue sa fébrile et diligente célérité dans l'attente probable de la voix passablement susurrée de leur maître/éditeur attesté? Force est donc de constater que la langue arabe, du fait sans doute de sa proximité perpétuée et heureusement sauvegardée avec l'Islam, n'échappe pas à la rancœur et la vindicte torpides, ambiantes, et se voit - en continu et non stop- destinataire de griefs méticuleusement tracés, formalisés/formatés, orientés, ciselés et ciblés en vue d'aboutir, en définitive, à son implacable déclassement et, partant, sa forclusion même du champ culturel aussi bien national qu'universel. La langue arabe serait donc perçue, par plus d'un, comme une arête hérissée, et acérée, qui resterait en travers de gosiers plus prompts à rouler les «r» qu'à souligner les «chedda» ou les «lâmalif». Encore une foix, les dés semblent donc bel et bien truqués; et parler dans de telles conditions de rapports équitables, détendus, ou même franchement sereins, entre les deux langues en situation de voisinage forcé, semble relever encore de l'improbable et/ou hypothétique gageure, avant que de parler de féconde et prometteuse opportunité.

En guise de conclusion?

Le débat sur la langue arabe en Algérie est loin d'être clos puisque toujours d'actualité. A cet égard, il mérite donc d'être soulevé à nouveau, chaque fois que nécessaire, ne serait-ce que pour remettre les pendules à l'heure et ne pas se tromper sur la ligne. En fait, la manière dont il a été posé depuis le début reste entachée d'une série de non-dits qui ne relèvent pas exclusivement, loin s'en faut, du seul champ apparent, patent et transparent de la linguistique. Car, dès l'origine, sa problématique d'ensemble a été l'objet d'un véritable traquenard idéologique auquel se sont prêtés allègrement - et même un peu «espièglement», pourrait-on dire- quelques têtes brûlées, du reste bien connues sur la place publique de la francophonie et, si l'on peut aussi se permettre l'expression, de l'orientalophonie ou l'arabophonie réunies. En tout état de cause, le chantier de l'arabisation reste ouvert et disponible à d'autres investigations approfondies pour lui tracer les chemins épanouis de l'avenir; pour peu que la démarche retenue en la circonstance soit méthodologiquement et légitimement fondée, c'est-à-dire dûment prémunie contre les tâtonnements, les improvisations, les errements et les entêtements obtus. Pour peu aussi que les coups bas la visant ou l'entravant cessent d'être monnaie courante aussi bien de la part de ses «amis» que de ses ennemis. Rappelons, malgré tout le vieil adage qui reste toujours d'une cinglante et cruciale actualité: «Dieu, protégez-moi de mes amis, mes ennemis je m'en charge !». On ne saurait mieux signifier par là que nombre d'incohérences liées précisément à l'exécution et la mise en œuvre de l'arabisation en Algérie sont souvent aussi le fruit direct d'un mauvais engagement, d'un laxisme suspect et d'un décalage net de conviction chez ceux-là mêmes pourtant qualifiés ou désignés pour la prendre justement en charge et parrainer son retour en force dans un contexte portant aujourd'hui encore les féroces et abominables stigmates engendrées par les terribles, iniques et perfides morsures coloniales. Et aujourd'hui plus qu'hier, la langue arabe se doit de prendre un nouveau départ, et le bon cette fois-ci. Elle reste donc en attente d'un véritable projet de rénovation et de salutaire viabilisation. Dans une démarche lucide et clairvoyante, sans excès et sans extravagance dommageables ; mais aussi sans dogmatisme superfétatoire, convient-il de le souligner en toute netteté? C'est en tout cas une condition nécessaire pour contrer la prétention de la francophonie de constituer le principe/pool indépassable et/ou indispensable d'accès à l'expérience et la richesse du monde. Car la langue arabe, avec tous les atouts qui sont encore les siens, et sans le moindre complexe36, doit elle aussi se penser et se positionner comme une langue d'avenir pour construire le futur et même, pourquoi pas, les lendemains qui chantent.

Cependant un peu comme dans l'ouvrage maintes fois répété et renouvelé, tel qu'évoqué et transmis dans le séduisant récit mythologique Ulysséen, tout permet de croire s'agissant de l'arabisation proprement dite que la trame est aujourd'hui déjà élaborée et la matrice basique finement constituée, installée et déployée. Seuls, apparemment et selon toute vraisemblance, les motifs, agencements, combinaisons ou mouvements requis en l'espèce, sont promis à recevoir, en les intégrant au fur et à mesure, les multiples et stylisés arrangements esthétiques, et autres tournures techniques, nés autant de l'inspiration élevée que de la fertile/féconde, dextérité de ses potentiels «artisans/servants», au fil et au rythme du temps qui avance ? ou (si l'on veut) qui passe !!!

      

* Faculté des Sciences Sociales

Université d'Oran