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Les banques publiques algériennes face à la délinquance interne : un risque mal assumé

par Mohamed Sari *

Périodiquement, on constate de fortes dérives financières au sein du secteur bancaire. Ainsi, il en est de la faillite de la société privée El Khalifa Bank avec ses implications judiciaires, à cause d’une gestion peu orthodoxe. Quant aux banques publiques, la dernière affaire dite Achour-BNA a connu son épilogue devant la justice, fin juin 2009(1).

Nos entités publiques bancaires sont plutôt prudentes et s’astreignent à ne pas franchir le seuil de l’irréparable dans leurs activités, il n’en demeure pas moins qu’un véritable fléau les ronge : la délinquance interne (2).

Face à ce risque à caractère opérationnel pris en compte dans l’accord 2004 de Bâle (3), nos banques publiques sont démunies du fait de la quasi-absence d’une culture du risque financier (4), d’une part, liée à leur histoire, d’autre part, à une faible implication des instances censées les encadrer.

 

1- Le risque financier : une notion inconnue des banques à l’ère de l’économie centralisée

Lors de la période du dirigisme économique, les banques contribuaient, essentiellement, à la réalisation des objectifs planifiés. Elles mettaient à la disposition des autres opérateurs économiques, les moyens de paiement en provenance, surtout, de la banque centrale et du trésor public. A l’évidence, elles ne pouvaient être comptables d’aucun risque financier, à savoir supporter des pertes financières en cas de survenance d’un évènement quelconque (exp. prêts non remboursés). Cette notion était même inconnue dans le milieu de la corporation bancaire. La culture du risque micro-financier n’était pas à l’ordre du jour.

En réalité, ce risque se situait au niveau central, macro-financier. D’ailleurs, avec l’accumulation des créances impayées détenues par les institutions bancaires comme financières et la raréfaction des ressources en devises due à la chute du prix des hydrocarbures, au milieu des années 80, du siècle passé, apparaissait un risque-pays. L’Etat se trouvait en position de quasi-cessation de paiement vis-à-vis de l’Etranger.

Pour desserrer la contrainte financière et éviter une crise économique aiguë, les pouvoirs publics demandèrent un rééchelonnement de la dette extérieure dont l’acceptation par les instances internationales (club de Paris, FMI) fût conditionnée par l’application du programme d’ajustement structurel (PAS). Elle signifiait l’abandon de la planification centralisée et la mise en place du marché en tant que mode de régulation des activités économiques et financières, avec la prise en compte du capital privé comme acteur déterminant. Conditions auxquelles l’Etat algérien adhéra, eu égard aussi au contexte mondial : effritement du bloc soviétique et montée en puissance de la mondialisation.

 

2- Le risque financier et les banques : les modalités légales

L’ouverture économique et financière s’accompagna d’une plus grande liberté de gestion pour les banques publiques - à l’instar des autres entités économiques publiques -par conséquent la possibilité d’initier des opérations de nature commerciale susceptibles de générer des gains ou des pertes. Ainsi, on introduit le risque financier au sein des banques.

La première loi 90-10 du 14 avril 1990 sur la monnaie et le crédit reconnaît implicitement que la liberté d’exercer des banques, mal utilisée, pourrait leur nuire et par-là même causer de graves préjudices financiers tant aux déposants qu’à d’autres parties. Afin de les protéger ainsi qu’assurer la stabilité et le renforcement du système bancaire et financier, diverses dispositions sont prises :

a- adoption et application des règles et normes prudentielles édictées par le conseil de la monnaie et du crédit,

b- acceptation de la surveillance exercée par la commission bancaire relative à l’application des textes législatifs et réglementaires ainsi qu’à la gestion bancaire,

c- transmission des informations financières - divers comptes et statistiques- aux instances concernées : banque centrale, commission bancaire et les commissaires aux comptes, à leur demande et dans les délais qu’elles fixent, d-obligation de souscrire à une assurance-dépôt.

Leur but est de faire prendre conscience aux banques et les amener à considérer, effectivement, les risques majeurs encourus, du fait de la spécificité de leurs activités. D’abord, le risque de liquidité, paralysant, dans la mesure où la banque n’arrive pas à honorer ses obligations financières quotidiennes - retraits de fonds par ses clients, remboursements de ses emprunts …-, ensuite, le risque de solvabilité, destructeur, ouvrant la voie à la faillite, car les fonds propres de la banque sont laminés et leur montant ne couvre plus le minimum des pertes subies.

De plus, on a prévu le suivi et la surveillance des banques par certaines instances telles la Banque centrale et la commission bancaire comme il est fait obligation légale aux commissaires aux comptes rattachés aux banques de signaler, dans les plus brefs délais, les anomalies constatées dans la gestion.

Pour parfaire le tout, des sanctions -emprisonnement, amende-sont prévues à l’encontre des dirigeants de banques et leurs complices extérieurs. Dans la loi 90-10, les actes répréhensibles tournent autour de l’information financière : rétention de l’information, obstacle à son accès pour les instances concernées, transmission de renseignements erronés et le non-respect des délais réglementaires en matière de publication des comptes (art.195 à 197).

Ces dispositions sont reconduites à travers l’ordonnance 03-11 du 26 août 2003 relative à la monnaie et au crédit, par ailleurs, le champ des actes punissables s’élargit. Il s’agit de l’utilisation des biens de la banque, sous quelque forme que ce soit, à des fins personnels- exp. accorder des crédits à une entreprise moyennant de l’argent ou autre avantage-, le détournement d’une ou plusieurs des composantes du portefeuille des clients : fonds liquides, titres …etc... et le trafic d’influence, en faveur de tierces parties. On a introduit là une importante nouveauté, assortie de sanctions très lourdes (art.131), certainement liée à l’éclatement de l’affaire d’El khalifa bank et pour dissuader, peut-être, les potentiels candidats à la délinquance bancaire.

 

3- Le marché de la délinquance bancaire :

les sanctions judiciaires sont-elles dissuasives ?

En dehors du cas des banques privées, mises en faillites, car devenues des entreprises de fuite de capitaux, le phénomène de la délinquance existe dans nos banques publiques: détournement des biens sociaux et privés, utilisation frauduleuse ou malsaine des pouvoirs décisionnels, de l’intérieur et/ou de l’extérieur de la banque. Il n’est pas nouveau. L’étonnant est l’ampleur qu’il a pu prendre, au cours du temps.

D’un simple marché de détail, avec quelques individus et des millions en dinars et/ou en devises, soumis de temps à autre à des pics haussiers, progressivement, il est devenu un marché de gros de la délinquance. Dorénavant, il attire beaucoup de personnes malintentionnées et on y brasse des centaines de milliards, toutes monnaies confondues. Ce qui lui confère de la «profondeur», selon le jargon des financiers. Ainsi, Le quotidien d’Oran du 06 décembre 2005, signalait un détournement dans une banque publique, la BADR, de 12 milliards de D.A, avec 19 inculpés, une année plus tard, El Watan du 8-9 décembre 2006, avance le chiffre total de 231 milliards de dinars d’argent détourné, sur la base de l’estimation d’une source officielle crédible. Fin juin 2009, le quotidien d’Oran (c .f. note 1) nous informe qu’encore 21 milliards de D.A ont été dilapidés dans une banque publique.

La prospérité de ce marché de la délinquance n’est que le résultat de la défaillance de toute la chaîne de contrôle externe et interne à la banque. Commençant par l’origine juridique de sa création : la loi. S’est-on interrogé sur le degré d’application, dans le fonds, des diverses dispositions légales liées au fonctionnement de cette chaîne, eu égard à l’ampleur et périodicité du phénomène pervers? Et pour le faire, l’endroit approprié pour en débattre est bien l’Assemblée populaire nationale et, éventuellement, le Sénat. En ce qui concerne les organes de supervision, la liberté légale dont ils disposent, même de sévir, devrait permettre de détecter les graves anomalies, dans un temps relativement court, ce qui empêcherait une accumulation des dérives. Quant à nos banques publiques, si le contrôle interne n’est pas convenablement organisé, certaines causes en sont : l’impression d’un vide institutionnel, les pressions subies occultes et, même, officielles, lorsque l’on songe à cette épée de Damoclès régulièrement agitée au-dessus de leur tête : la privatisation, pour l’instant gelée, sans en expliquer le sens, ni les implications sur le devenir du personnel.

Ce qui précède, ne met aucunement en cause les compétences individuelles. Toujours est-il que dans les banques, la sensation psychologique d’être dans un no man’s land avec le sentiment d’impunité qui en découle, créent les conditions favorables au développement de comportements immoraux. Beaucoup d’eau coulera sous le pont avant que l’on découvre le pot-aux- roses, à savoir les sommes immenses détournées. En définitive, toutes les lourdes conséquences financières délictuelles issues des dysfonctionnements, à divers niveaux, sont supportées par les services de sécurité et la justice qui ont aussi d’autres chats à fouetter, surtout par les temps qui courent.

A ce stade, une question cruciale se pose : la combinaison prison-amende, en tant que sanction, aura-t-elle un effet dissuasif sur les potentiels candidats à la délinquance? Réduira-t-elle l’étendue de son marché? Rien n’est moins sûr. Le facteur essentiel est le temps, lequel intervient dans le calcul économique du délinquant en termes de coût-bénéfice.

Selon ses prévisions, s’il dispose du temps long nécessaire, pour engranger un très bon pécule, eu égard à ce qu’il gagne, il n’hésitera pas. Dénué de tout scrupule et ayant pris soin de faire disparaître les fonds volés avec ses propres biens, pour n’avoir rien à payer comme amende, il n’aura que quelques années à passer en prison, en imaginant la belle vie qu’il mènera après sa libération. Par contre, s’il juge que ses malversations financières peuvent être découvertes, assez rapidement, et que les détournements seront peu consistants, les sanctions prévues lui sembleront trop lourdes.

Ainsi, au regard des mêmes sanctions encourues, le temps peut être l’ami du délinquant calculateur, s’il dispose d’une longue période pour commettre ses méfaits, et c’est la situation qui prévaut, ou son ennemi, s’il craint ne pas avoir suffisamment de temps pour amasser une fortune.

 

4- La prévention de la délinquance bancaire en tant que risque opérationnel

Il devient clair que la prévention et la lutte contre la délinquance bancaire nécessite une dynamisation de la chaîne légale de suivi et de contrôle des activités bancaires, pour marquer une présence institutionnelle forte et continue au sein des banques. Par ailleurs, celles-ci sont tenues, d’assurer un contrôle interne efficace, en prenant en considération le risque opérationnel, ce qui permet de détecter rapidement diverses anomalies dont celles dues aux malversations.

Le risque opérationnel figure dans le règlement de la Banque d’Algérie n°02-03 du 14 novembre 2002, portant sur le contrôle interne des banques et des établissements financiers (JORA n°84 du 18/12/2002). Il est défini comme «résultant d’insuffisances de conception, d’organisation et de mise en œuvre des procédures d’enregistrement dans le système comptable et plus généralement dans les systèmes d’information de l’ensemble des événements relatifs aux opérations de la banque …» (art.2). En fait, Il s’agit d’erreurs susceptibles de conduire à la présentation d’informations tronquées, rendant difficiles, à travers elles, le suivi et le contrôle du déroulement des diverses opérations menées par la banque. Néanmoins, il n’est pas précisé, si ces erreurs sont commises de bonne ou mauvaise foi. Le second cas : la mauvaise foi, relève de la délinquance, car on cherche à camoufler une opération louche.

Cet aspect des choses a été pris en compte par le Comité de Bâle dans l’«accord de 2004». Il présente le risque opérationnel «comme le risque de pertes résultant de carences ou de défauts attribuables à des procédures, personnels et systèmes internes ou à des événements extérieurs. La définition inclut le risque juridique..».

A travers «personnels», ce comité sous-entend, particulièrement, les comportements délinquants, d’origine interne ou externe à la banque, vis-à-vis de l’information et/ou de l’argent. Dans l’annexe 7 de l’ «accord 2004», le Comité est très explicite. Il précise l’élément clef de la délinquance : la fraude, qu’il définit comme un événement occasionnant «des pertes dues à des actes visant à frauder, détourner des biens ou à contourner les règlements, la législation ou la politique de l’entreprise», impliquant «une partie interne» ou «un tiers». Il illustre le tout avec des exemples clairs : vol, fraude au crédit, commissions occultes, vol d’informations… En fait, le Comité de Bâle dit clairement qu’il existe des délinquants en exercice ou se préparant à délester la banque des fonds qui lui sont confiés. Il incite les organes d’encadrement des activités bancaires et les banques à le reconnaître explicitement à des fins de couverture financière, incluant tant les pertes probables causées par la fraude que celles engendrées par les autres éléments du risque opérationnel. En sus de l’aspect pécuniaire, cette démarche pousse fortement les institutions bancaires à mettre en place un système performant de contrôle interne, susceptible de détecter rapidement la fraude sous toutes ces formes et autres défections liées au risque opérationnel. A notre avis, pour amener nos banques publiques et, aussi, privées, à porter une attention soutenue au fléau de la délinquance interne, il serait opportun d’enrichir la définition du risque opérationnel préconisée par le règlement n°02-03, portant sur le contrôle interne, en incluant explicitement la fraude.

 

Conclusion

On dit «qui vole un œuf, vole un bœuf», en nous excusant pour cette expression imagée, ce sont des troupeaux entiers qui, périodiquement, se volatilisent de nos banques publiques.

Afin de réduire autant que possible la délinquance bancaire interne, il convient que toutes les parties concernées par le contrôle bancaire externe et interne, s’y impliquent résolument. La tâche est d’autant plus abordable du fait que nos banques en sont au stade des activités traditionnelles, dans un environnement financier national encore stable et peu innovant, donc générant peu de risques financiers nouveaux.

Pour les banques publiques, une bonne maitrise interne des modalités de surveillance du risque opérationnel dont, particulièrement, la fraude, est très importante, surtout, avec un jour ou l’autre, la convertibilité totale du dinar, ce qui créera beaucoup plus d’opportunités pour les délinquants.

 

*Professeur à la Faculté des sciences économiques et de gestion d’Annaba.

 


Notes

1- Le quotidien d’Oran du 29 juin 2009.

2- Il s’agit d’un comportement nuisible aux intérêts de la banque et au-delà, de ceux des clients confiants et honnêtes.

3- On le désigne aussi par Bâle II. L’intitulé du document, en version française, est « Convergence internationale de la mesure et des normes de fonds propres. Dispositif révisé.», juin 2004. On peut le consulter, ainsi que tous les travaux du comité de Bâle, sur le site de la Banque des règlements internationaux ou, en anglais, Bank of international settlements : www.bis.org

4- Il concerne la probabilité de pertes financières pour la banque. En pratique, on le spécifie pour en indiquer l’origine. Par exemple, un risque de marché signifie que les pertes peuvent provenir de la variation du taux de change ou d’intérêt.