Envoyer à un ami | Version à imprimer | Version en PDF

L'Arabisation en Algérie sous le regard croisé de la francophonie

par Mahmoud Ariba*

3ème partie



En tout état de cause, si l'on s'amusait à recenser le nombre incalculable de mots arabes passés définitivement dans le dictionnaire français, l'on finirait par conclure que la langue arabe pourrait en faire de même pour collecter, stocker et engranger, de nouvelles et plurielles opportunités lexicales dans le «panier de devises» linguistiques disponibles, y compris en prélevant régulièrement des termes issus du dialectal avoisinant son propre champ à charge pour elle d'en superviser le paramétrage requis avant leur insertion dans le circuit didactique et savant. Les mêmes emprunts sont d'ailleurs sans cesse constatés entre des langues en situation de mitoyenneté, de proximité prolongées ou accentuées du fait de l'importance confirmée, avérée, d'autres échanges les reliant et jouxtant pour des raisons de multiples nécessités.

Encore une fois, la constitution de cet arsenal conceptuel est d'une importance vitale - stratégique même- pour se doter d'une vision enfin délestée de l'emprise du prisme (déformant) occidental. En faisant cela, peut-être parviendrions-nous à retrouver un rapport naturel, rasséréné et spontané avec les gisements de notre environnement (au sens large) et dépasser enfin le stade de simple consommation d'articles méthodologiques certes précieux ou indispensables, encore une fois comme éléments complémentaires de comparaison mais porteurs néanmoins d'une perception indéniablement biaisée - institutionnellement et idéologiquement parlant- , tronquée. Voire souvent volontairement déplacée, pour ne pas dire ostentatoirement «marquée», «orientée», «dimensionnée», «calibrée» et «pré-pesée/pré-posée». Nul doute aussi qu'en s'engageant dans ce type de démarche, la langue arabe verrait progressivement son propre outillage/faisceau conceptuel prospérer, s'intensifier, se densifier et proliférer et, subséquemment, son statut, sa vigueur autant que sa prégnance communicationnelles se renforcer, se nourrir et se dynamiser encore davantage à la faveur de tels échanges soutenus, utilement diversifiés, avec le monde extérieur et le cercle prodigieusement actif d'idées nouvelles. D'où l'intérêt qu'il y a de rappeler ici l'importance stratégique de la traduction dans les deux sens (du français à l'arabe et vice-versa), en attendant d'envisager les mêmes types d'action avec d'autres langues. Or, en l'état actuel, force est de constater que ce travail d'acheminement de nouveaux termes et mots-clefs vers la langue arabe est quasiment bloqué ou, du moins, s'effectue au compte-gouttes. D'où le décalage patent enregistré présentement par rapport au français qui, lui cependant, ne se gêne aucunement d'engranger en continu de nouveaux apports, quitte à aller s'alimenter directement - en cas de besoin- dans le grenier attitré de l'anglais en particulier, tout en se payant des humeurs de jeune fiancée effarouchée quand le cœur lui en dit. Même chose pour l'hébreu, dont on sait qu'il a été ressuscité et ramené à la vie grâce notamment à des milliers d'emprunts prélevés directement dans la langue arabe paradoxalement si décriée, voire dénigrée, dans ses propres viviers.

D'un autre côté, cependant, il est à relever également un empressement curieux - et même franchement suspect, aux yeux de certains observateurs- à faire endosser à la langue arabe un échec consommé en acquittant par ailleurs, et non moins précipitamment aussi, d'autres acteurs et/ou vecteurs potentiels: la qualification des enseignants, les méthodes ou méthodologies d'approche, les programmes, les moyens et la logistique mis en œuvre, le suivi, les impensables lourdeurs administratives. Sans oublier les conditions mêmes d'apprentissage, les pratiques d'évaluation, les interventionnismes et les humeurs virevoltantes, les choix opérés en matière de traduction (quasiment confinée pour le moment au seul domaine de la poésie), le volume même autant que la nature désignée desdites traductions, l'engagement requis dans la tâche, direct et franc, etc. Il est non moins connu que l'empressement, la précipitation, les improvisations, les humeurs maussades mêmes ont presque continuellement accompagné cette politique d'arabisation, mené souvent sous la férule d'acteurs qui n'étaient pas expressément motivés pour y adhérer ouvertement par un choix clair et net. Sans oublier aussi, par ailleurs, le béant trou noir tel qu'occasionné par les sbires de l'administration coloniale lesquels, comme on le sait, s'en donnèrent à cœur joie en la pourchassant inlassablement aux quatre coins du territoire algérien et dont on sait qu'ils ne se feront aucun scrupule quant à prendre, au terme de ladite colonisation, le soin de joncher et submerger d'une flopée de «copeaux idéologiques» les moindres recoins de notre environnement culturel et mental, dont ceux attenant au registre linguistique tout spécialement.

Il convient de rappeler donc que l'arabisation au lendemain de l'indépendance n'a pas manqué de faire les frais d'un double forcing : d'une part, la précipitation «postrévolutionnaire» qui, sans doute, ne se souciant que de l'immédiat pour parer au plus pressé ne prenait pas toujours en ligne de compte les visées prospectives ou anticipatrices; et, d'autre part, la réticence déclarée ou diffuse de nombre de ceux formés/moulés antérieurement à l'aune de la culture française.

En conséquence, si problème il y a aujourd'hui à ce niveau précis, il conviendrait d'en rechercher les causes, d'ailleurs toujours actives, qui en sont précisément à l'origine et qui remontent à la période coloniale considérée. Car, en toute objectivité, peut-on effacer comme d'un simple coup de baguette magique des déficits et des biais occasionnés et disséminés à flots aussi bien dans le milieu physique que dans celui mental sur une période avoisinant le siècle et demi alors qu'en Europe même l'exorcisme pour se libérer des effets découlant de l'occupation nazie est toujours en cours par tous les moyens d'expression imaginables (cinéma, théâtre, littérature, essais?) ? Toujours est-il que l'affranchissement de tels travers, pour déjà fort avancé qu'il soit, exige cependant encore du temps et des moyens conséquents pour aboutir à une recomposition et reconfiguration de notre environnement socioculturel selon des critères définis et des couleurs typiquement algériennes. Et sur ce plan bien précis, la langue arabe est, à n'en pas douter, un utile et indispensable outil/remède, parmi d'autres, pour revivifier une touche fondamentalement caractéristique de notre habitus et dont nul ne peut ignorer qu'elle passe pour avoir été puissamment fonctionnelle avant la survenue de la tornade coloniale sur nos terres, nos airs et nos aires culturelles.

D'ici là, la langue arabe a bon dos en concentrant vers elle des tirs groupés et des animosités d'une violence souvent extrême, y compris à l'intérieur même du champ universitaire comme on peut le voir à travers des prises de position, qui, délaissant prestement, nonchalamment ou précipitamment, la démarche méthodologique raisonnée, apurée, rassérénée et circonstanciée, optent le plus souvent pour l'approche passionnée/passionnelle et/ou alarmiste à souhait. Sans vouloir être ni excessif ni encore moins polémique, il est permis de dire en la circonstance qu'il y a bel et bien des tireurs au flanc (et pas seulement des francs-tireurs), dont le passe-temps favori est d'entretenir en permanence non seulement des «nids de poule» avérés pour entraver son essor et contrecarrer son retour en force tant espéré ; mais aussi un épais et dru brouillard en suspens maintenu, à dessein, autour d'elle pour l'empêcher de se redéployer avec la force et la vigueur voulues dans son propre espace/contexte. En tout état de cause, il n'en reste pas moins vrai que ceux qui s'inscrivent dans une telle logique prennent le risque de postuler à la réalisation d'un scénario/projet à l'identique de celui préalablement concocté/confectionné durant la phase coloniale à l'endroit de la langue arabe mais qui, pour des raisons connues de tous, n'a pu être mené à son terme. Car le boycott infligé à la langue arabe - consciemment ou non- n'a pas d'autre signification que celle attestant que la sale besogne inachevée, telle qu'initialement fomentée et fourbie par les soudards de l'administration coloniale française, figurerait encore en bonne place dans le synopsis afférent directement à la veine/fibre dite «francophoniste».

Et pourtant, n'a-t-on pas vu - et ne voit-on pas encore- des coopérants étrangers, après un séjour de durée déterminée dans des pays arabes (le nôtre entre autres) s'adapter remarquablement bien à cette langue de contact- d'échange et tenir un discours en tous points rigoureusement identique et tout aussi performant à ce qu'il peut l'être dans la langue d'en face? La langue arabe n'est-elle pas encore admirablement fonctionnelle aux quatre coins du monde et maniée avec une dextérité, une verve même, absolument remarquables par des Sénégalais, des Hindous, des Chinois, des Indonésiens ou des Malaisiens? Autre exemple, tout récent : le 4juin 2006, sur la chaîne qatarie Al Jazeera, on voit le correspondant de celle-ci discuter - en arabe- avec un groupe de Chinois réunis quelque part sur la grande muraille. Et chacun d'eux intervenir en arabe et s'y exprimant avec une aisance toute particulière. Une aisance telle que l'on a pu voir l'un d'eux déclamer des vers d?un poème arabe classique et une autre jeune fille entonner une chanson de l'emblématique Faïrouz avec infiniment de doigté, de grâce et d'exquise sensibilité. A cet égard, l'on ne saurait ne pas citer un exemple encore tout récent avec les déclarations d'un diplomate (le représentant de l'ONU pour le Sahara occidental), qui dans un arabe, tout ce qu'il y a de plus élaboré et alerte, démontre à quel point cette langue reste accessible et superbement attachante. N'allons pas jusqu'à rappeler l'itinéraire d'un certain Thomas Edward Lawrence (ou Laurence d'Arabie) qui ne se contenta pas seulement d'apprendre la langue en question mais aussi les coutumes des «contrées» visitées pour les besoins que tout le monde connait. Alors, où est donc le problème et où se situe-t-il exactement ?

Ces divers exemples, triés sur le volet, montrent bien que l'arabe classique ne constitue à proprement parler une difficulté que pour ceux qui refusent obstinément de s'initier à son apprentissage et ne sont nullement motivés pour le réaliser.

L'on cite également le cas d'autres Chinois implantés dans la région de Bejaïa et qui se seraient déjà mis à taquiner le kabyle!!! Enfin, pour clore ces rappels indicatifs, aurait-on vite oublié le niveau d'excellence atteint (pendant les pires heures de la colonisation même), dans l'usage simultané et indéniablement dûment maîtrisé, des deux langues considérées comme peuvent en attester d'ailleurs, aujourd'hui encore, des documents ou des déclarations absolument fulgurantes signées de la main de nationalistes algériens au verbe lumineusement flamboyant et sémillant, et dont la moindre des prouesses ne fut pas seulement de s'adapter, avec une rare virtuosité et exemplaire dextérité, à un environnement colonial des plus répressifs/oppressifs ; mais surtout d'avoir su aussi tirer parti pour le profit de leur peuple et leur communauté d'appartenance des opportunités minimales que leur offrait ce même environnement rigide, arbitraire, concentrationnaire? Et qui, plus est encore, d'avoir su/pu assurer la transmission de témoin puisque la langue arabe est sortie indemne du long régime de diète que lui avait imposée la France coloniale en sachant par ailleurs que, dans le contexte précis ouvert après l'indépendance, «l'importance et le prestige de la langue de l'ex-colonisateur (pouvaient) aisément pousser les (populations) à mépriser leur propre langue et leur propre culture, ce qui est néfaste pour leur développement émotionnel et cognitif»

Bref, si problème il y aurait aujourd'hui, il ne peut l'être certainement que dans ces parti-pris coincés qui, en vérité, cachent mal des choix idéologiques plus que tranchés, d'ailleurs eux aussi aisément identifiables et repérables puisque découlant en droite ligne de configurations/conformations instituées dans un contexte historique connu de tous; ou alors, le cas échéant, dans des inaptitudes avérées chez nombre de personnes dissimulant comme elles le peuvent un profond handicap - sinon une opposition ou un veto tout court- vis-à-vis de cette langue tout particulièrement, d'ailleurs souvent injustement dénigrée pour cause de prétendus impréparatifs/impréparations fonctionnels et/ou usuels. Quoiqu'il en soit, une langue n'est aucunement responsable du défaitisme de certains d'entre ses locuteurs, qu'ils fussent permanents ou simplement occasionnels. Pour tout dire, la prétendue impréparation ou non mise à niveau de la langue arabe à tout l'air d'une fable/farce tressée - comme faire se peut- , destinée en premier lieu à fourvoyer les usagers/servants/locuteurs potentiels de celle-ci dans une préjudiciable dispersion, générant tout à la fois baisse de confiance et même fuite en avant pour cause de rendements jugés in fine peu fructueux par un arbitrage dont le moins qu'on puisse dire est qu'il paraît plus que douteux parce que toujours prompt à se rabattre illico presto vers l'idiome de souche gauloise. Voilà pourquoi, il est permis de parler d'un travail de déstructuration en règle qui se trouve à l'œuvre par bien des biais, en dépit de l'arrêt net de la sinistre colonisation, pour dé-brancher, déconnecter et désolidariser, l'Algérie de sa vivante matrice identitaire et l'arrimer chemin faisant dans une autre souche/protocole qu'un siècle et demi de présence non stop n'avaient pourtant pas suffi à incruster, valider et rendre sans appel. A propos de colonisation, chercherait-on donc à minimiser, sinon à nier comme si de rien n'était, son implacable et sinistre travail visant non seulement à bouleverser les repères mais aussi à ébranler, en les brouillant ou les gommant délibérément, les cadres mentaux des sociétés visées? Chercherait-on aussi à la dédouaner illico presto des effets pluriels qu'elle n'a cessé d'induire - par ricochets et en chaine- sur notre imaginaire et dont les conséquences sont loin d'être complètement atténuées ou définitivement amoindries ?

Plus globalement encore, il convient cependant de souligner que dans certaines filières des sciences sociales, les sciences juridiques en particulier, l'usage de l'arabe classique semble bel et bien dûment maîtrisé en n'offrant pas - ou ne suscitant en tout cas nullement- les mêmes difficultés d'appropriation comme celles encore enregistrées dans d'autres cursus (sociologie, psychologie, sciences de l'éducation tout particulièrement?) et l'on peut même observer quotidiennement un usage extrêmement dense, intense même, tout à la fois vigoureux, rigoureux, souple et fluide, tant chez les enseignants (la plupart en tout cas) que les étudiants, de cette langue. Preuve de l'incontestable adaptabilité et attestée perfectibilité de la langue en question, à savoir l'arabe, mais également de sa pleine et entière disponibilité quant à investir, intégrer et diffuser tout aussi aisément et efficacement de nouveaux répertoires fonctionnels et, cela va de soi, de nouvelles fréquences lexicales dans l'ordre de culture et de la connaissance. Ceci étant dit, il n'en reste pas moins admis que, dans bien des cas de figure, la maîtrise opérationnelle et/ou fonctionnelle de la langue arabe ne semble pas encore chose aisée pour nombre d'apprenants ou d'adhérents du système-circuit scolaire. Mais encore une fois, est-ce bien la faute de la langue arabe si certains ne font point l'effort personnel requis (c'est d'ailleurs la condition sine qua non dans tout apprentissage quel qu'il soit) pour l'assimiler et s'en imprégner convenablement, comme cela se fait habituellement à propos de n'importe quelle autre langue, y comprise celle relevant de la palette proprement locale ?



ALORS, AU FOND, LA FRANCOPHONIE?RELEVERAIT-T-ELLE

QUELQUE PEU OU PROU DE L'ARLESIENNE ?



En tout état de cause, nul ne peut ignorer ou feindre d'ignorer que le créneau de l'arabisation est présentement le lieu désigné de manipulations intenses, fébriles ; de spéculations forcenées, tenaces, sournoises mêmes, qui font souvent passer au second plan les arguments scientifiques, techniques, académiques ou méthodologiques plaidant pour la faisabilité et l'accomplissement pérenne du projet en question.

A suivre

* Faculté des Sciences Sociales

Université d'Oran