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La mécanique de l'immobilisme ou l'invariable recours à la quiétude du statu quo

par Abdelhamid Charif

«L'action est la molécule de l'histoire».

C'est en ces termes que commença, par une paisible soirée printanière de l'année 1972, une conférence à l'adresse des élèves du prestigieux lycée Amara Rachid.

Nous étions incapables de suivre ce quidam de conférencier et je ne me souviens personnellement que de cette courte phrase. Elle était toutefois suffisante pour nous accrocher toute la soirée et laisser une impression singulière sur moi et sur mon ami Kamel. Ce dernier postula d'ailleurs sur-le-champ, avec la rigueur d'un mathélem : «Tu sais Hamid, ce mec c'est un mokh». C'est tout un programme, un mode de vie cette phrase. Nous apprendrons bien plus tard qu'il s'agissait d'un certain Malek Bennabi.

Il ne devait certainement pas ignorer que cette bonne parole prêchée à une telle hauteur, devant des adolescents quotidiennement soumis à l'endoctrinement d'une certaine révolution agraire et des interminables cérémonies de partage des bénéfices réalisés à coups de décrets, avait très peu de chance d'avoir l'effet escompté. Il devait cependant être tout aussi sûr que toute bonne parole pouvait et devait inéluctablement, tôt ou tard, par la grâce divine, livrer ses fruits, tel cet arbre sobre et majestueux, aux racines fermes et ramures élancées dans le ciel.

 

Ce n'est hélas certainement pas le moment de la récolte, car de nos jours, en Algérie, il est plutôt question d'inaction et d'immobilisme. Le statu quo est devenu, chez nous, une sorte de position d'équilibre que l'on reprend invariablement quelles que soient les perturbations ou dissidences. La doctrine de support doit se baser sur les probabilités d'erreur en excluant tout succès de l'équation. L'inaction est le seul garant du risque zéro. Autrement dit, qui ne recule pas avance. Le changement se réduit alors à une fonction à une seule variable, le temps.

C'est ainsi que le responsable algérien finira par devenir, petit à petit, une sorte de machine, partageant avec le concours du temps l'expédition des affaires courantes, et par perdre du coup tout sens d'initiative et toute capacité à déployer la moindre envergure pour faire face aux dérives et neutraliser la médiocrité rampante. Que restera-t-il alors de la notion de responsabilité ?

Un autre souvenir personnel, qui mérite également évocation et méditation, par cette période interminable des vaches maigres, est cette fameuse grève des élèves de l'Ecole Nationale Polytechnique en 1975/76. Elle dura suffisamment pour que le ministre de l'Enseignement supérieur, feu Benyahia, décide de dépêcher sur place son secrétaire général en personne, l'imposant et éloquent M. Dembri, pour mettre un terme à la perturbation. Aussitôt arrivé, en compagnie de quatre ou cinq gaillards intimidants et impeccablement vêtus, celui-ci imposa un silence total immédiat. «Vous voulez être écoutés, eh bien je suis ici pour cela. Toutefois, par mesure organisationnelle, toute personne désirant prendre la parole doit d'abord donner son nom et ses coordonnées à mes collaborateurs». Stratégie qui porta ses fruits immédiatement. La plupart des virulents meneurs de la grève perdirent la voix ce jour-là. Je dois dire que moi-même, faisant pourtant partie de la majorité silencieuse entraînée à son insu dans la grève, je ne pus m'empêcher de ressentir la trouille.

Il y eut débat quand même, certains braves camarades purent exprimer timidement quelques revendications revues à la baisse. La tutelle allait gagner sans gloire, mais haut la main, une simple querelle contre de jeunes adultes à peine sortis de l'adolescence.

C'est alors que se leva au fond de la salle la main d'un étudiant, si frêle et si effacé qu'on ne daigna même pas lui demander son nom. Il faisait probablement partie, lui aussi, des suiveurs non convaincus. Il se mit soudain et calmement à débiter toutes les revendications en utilisant scrupuleusement les mêmes termes et propos virulents répétés lors des assemblées précédant cette rencontre. Pourquoi avait-on omis de lui demander son nom ? L'a-t-on reconnu comme quelqu'un de spécial, ou l'a-t-on tout simplement sous-estimé de par son profil bas, et que l'issue de la bataille était de toute façon scellée ?

La réponse ne se fit pas attendre, avant même qu'il eût fini son intervention. «Taisez-vous ! Vous êtes un réactionnaire !», s'écria M. Dembri en tapant du poing sur la table et en se levant brusquement. Sentence qui, à l'époque, pouvait vous envoyer finir vos études dans les geôles de Lambèse ou Berrouaghia. Mais, oh stupeur ! Que se passa-t-il ? Un éclat de rire collectif envahit l'amphithéâtre. Ce fut si inattendu et si spontané que même M. Dembri perdit de son aisance. Cet étudiant, si frêle et si effacé, n'était ni plus ni moins que le jeune frère du tout-puissant président Houari Boumediène. La grève prit fin en fait quand la masse silencieuse se décida enfin à peser dans la balance. Je suis certain que cette fameuse réplique de réactionnaire n'a pas manqué de provoquer d'autres fous rires au niveau du ministère et de la présidence. On l'aura cependant bien compris, la morale de l'histoire est ailleurs, et est si limpide et si claire qu'elle ne mérite pas plus de détails. Ou plutôt si, un dernier détail relatif à l'incontournable et légendaire professeur Aoudjehane. Il fut, pour plusieurs promotions, l'obstacle principal et souvent fatal pour l'accès au prestigieux diplôme de polytechnicien. Toutefois, sa rigueur très sévère, et parfois excessive aux yeux de certains, était acceptée, respectée, voire admirée par tout le monde, car son propre fils en était la plus grande victime. Ce n'est donc pas par hasard que l'université algérienne, à l'époque, rivalisait avec les toutes meilleures universités du monde.  

Cher camarade Boukharouba, où que vous soyez, salut polytechnicien sur vous. Il m'arrive parfois encore d'émettre de vives critiques sur l'oeuvre de votre frangin de président et notamment sa révolution agraire et l'idéologie de support, mais... Mais, je mesure maintenant, chaque jour davantage, y compris en écrivant ces lignes, combien je lui suis redevable de m'avoir offert ce pôle d'excellence, qui me permet aujourd'hui de rayonner à travers le monde, en dehors du pays évidemment, avec en prime un complexe acquis de supériorité. Tant pis pour la modestie et la crédibilité. Cela me suffit que vous et vos semblables me compreniez.

Ce pôle polytechnique d'excellence, concentré de compétence, initialement édifié pour servir d'exemple à suivre, une référence, semble aujourd'hui devenir, selon les cris de détresse qui me parviennent, l'exemple à abattre, ayant définitivement perdu sa bataille contre la médiocrité et la déchéance.

Les parcours exemplaires d'un Aoudjehane ou d'un Malek Bennabi ne sont plus de mise aujourd'hui, et n'auront bientôt plus droit de cité. Et c'est plutôt à l'étranger qu'on peut fièrement évoquer et faire apprécier ces modèles. Le rapport pédagogique d'Aoudjehane, avec son fils, n'est pas sans rappeler l'examen légendaire que l'illustre et éminent savant Timoshenko fit passer à son fils, en public et dans le jardin isolé de la faculté. Il dura de longues heures et ne prit fin que quand Madame Timoshenko, dont la patience s'épuisa, se mit à taper et briser les vitres. Revenant à cette soirée de 1972 et à cette mémorable conférence ratée, j'ai, à maintes reprises, essayé de définir la chimie de l'inaction, mais invariablement sans le moindre succès. En attendant le prochain Bennabi, on peut toutefois d'ores et déjà certifier que son effet dévastateur est on ne peut plus clair. L'inaction ne peut que nous laisser à la traîne, en marge de l'histoire.



*Professeur, Ecole Nationale Polytechnique, Universités de Batna et Riyad