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Bachir Rezzoug, pionnier de la presse libre

par Abdelaziz Dahmani

Suite et fin



Connu, pour mépriser opportunistes et carriéristes, Ben Yahia demande à recevoir Bachir Rezzoug pour connaître le profil de ce jeune journaliste au talent reconnu et à la morale professionnelle intransigeante. Il lui propose la direction de la rédaction de «La République d'Oran».

Bachir, placide, déjà endurci par de précédentes crises, lui répond : «Je ne souhaite pas travailler avec un directeur incompétent». Ben Yahia, au très long passé de négociateur, depuis le premier GPRA, aux accords d'EVIAN, ne se laisse pas impressionné : «Il n'y a qu'à faire la preuve de l'incompétence de ce directeur et qu'il suffit d'un arrêté de deux lignes pour mettre fin a ses fonctions».

Ben Yahia voulait des preuves et non des rumeurs. Peu de semaines après, Bachir Rezzoug avait pris, pour la première fois, les coudées franches pour imprimer à ce journal son rythme, son style et ses idées d'une presse non-conformiste.

Il a trouvé sa place à Oran, des talents qui ne cherchaient qu'à s'exprimer, talents jusque-là bridés par la peur et la bureaucratie. Bachir fera duo avec Zouaoui Benamadi et petit à petit «La République d'Oran» est devenu la référence n° 1, faisant bien de l'ombre à «El Moudjahid», l'organe officiel ! Le tirage ne cesse d'augmenter autant que la réputation. Et souvent, des lecteurs attendaient leur quotidien favori, devant les kiosques à journaux à l'heure de la distribution. Signe du courage de cette presse libérée malgré son parrainage par le pouvoir, cet article en février 1973 qui a qualifié l'appareil du FLN de «sclérosé et sans âme». En ce mois de février, Bachir savait, lucide, qu'il était en sursis de limogeage et c'est une rencontre avec le président Boumédiène qui a prolongé sa carrière de trois ans à la tête de «La République d'Oran ».

Mohamed Sedik Ben Yahia, désigné à la tête du ministre de l'Enseignement supérieur, début de l'été 1970, a tenu à faire rencontrer Bachir par le président Boumédiène, rencontre plutôt énigmatique. Le président lui a dit que «les banderilles permanentes (un bel hommage) des articles de «La République d'Oran», lancées quotidiennement, ne dérangent pas tant que vous garderez la confiance de son ministre de tutelle». Il le félicite et lui souhaite bonne chance, en ajoutant de «faire attention».

C'est cette rencontre qui allait prolonger les sursis de Bachir, mais son nouveau ministre de tutelle Taleb Ahmed Ibrahimi, l'a déjà mis dans son collimateur, non a titre personnel, mais son esprit libre ne cadrait pas avec la ligne autoritaire du ministre et ses ordres qu'il pensait infaillibles, tellement il est imbu de son propre importance.

Le sursis a assez duré ! Profitant d'un reportage de «La République» sur les belles villas qui ont fleuri dans les quartiers chics d'Oran, d'une nouvelle classe de responsables, Bachir est «viré» début 1974. Un certain Sayeh, bureaucrate du ministère, le remplace ayant pour mission programmée de «détruire» professionnellement Bachir.

Un prêt de 40.000 DA, dûment enregistré, est considéré comme un vol de 400.000 DA et une collection de livres, oeuvre de Lénine, offerte par l'ambassadeur de l'Union soviétique d'alors, est transformée en vol. Sayeh dépose même plainte. Objectif : ternir la réputation de ce récalcitrant. La colère monte dans les rédactions d'Alger et d'Oran et le ministre, mal à l'aise, se défausse sur le ministre de l'Intérieur, Ahmed Medeghri. Mis au courant ce dernier appelle Taleb Ibrahimi pour l'insulter, le traiter de menteur et le juger incapable d'assumer sa responsabilité... Ambiance !

Cette plainte contre Bachir sera instruite jusqu'à 1978. Un juge l'a classé par un retentissant non-lieu, lequel a confondu ses accusateurs et détracteurs aux ordres. Mais bien avant ce jugement, qui a réhabilité son honneur, Bachir a opté pour une sorte d'exil, en acceptant une bourse de formation à l'Institut français de journalisme. C'est ainsi qu'il se retrouve avec des instructeurs moins qualifiés que lui et des jeunes de 20 ans !

Au bout de quelques semaines, le directeur de l'Institut, étonné par ses connaissances et son savoir-faire journalistique, le dirige vers l'un de ses amis, Jean-Louis Gouraud (JLG), qui était en train de créer son propre groupe de presse et d'édition. JLG a exercé comme directeur à «Jeune Afrique». Bachir découvre dans ce nouveau groupe ABC, les arcanes de l'édition, ce qui lui ouvrira plus tard de nouvelles opportunités.

Cette période parisienne sera aussi marquée par la curieuse aventure de presse de l'éphémère «Demain l'Afrique» !

Début 1977, Jean-Louis Gouraud présente Bachir à Paul Bernetel, lui aussi transfuge de «Jeune Afrique», ancien rédacteur en chef au passé équivoque. Ce dernier a été pressenti par un représentant de chefs d'Etat africains pour lancer un grand journal africaniste à Paris. Avec l'idée de casser le monopole, jugé malsain, de «Jeune Afrique». Bachir ne se pose pas ces questions et accepte l'animation du journal à la seule condition de recruter de bons professionnels, en qui il a confiance. Carte blanche lui est donnée. «Demain l'Afrique» s'étoffe par le recrutement de Mourad Bourbonne, José Fanon (la veuve de Frantz Fanon) et d'une «belle perle» de presse Rolland Mallet.

D'autres transfuges de «Jeune-Afrique» viendront renforcer l'équipe, tels Mireille Duteuil, Dominique Lagarde, etc., qui exercent encore aujourd'hui au magazine «Le Point» et à l'« Express».

«Demain l'Afrique» trouve son créneau de lecteurs, de publicité, en s'appuyant sur une bonne influence naissante. Mais sur le terrain maghrébin, la crise du Sahara occidental faisait rage et tous les coups étaient permis. L'ironie a voulu que les articles du journal aient une orientation favorable au Polisario, alors que le capital du journal était détenu par des Etats africains amis du Maroc, comme le Gabon de Bongo ou le Zaïre de Mobutu ou encore la Côte d'Ivoire... «Demain l'Afrique» se sabordera au bout de 50 numéros, pour cause de «mauvaise gestion».

Mais, entre-temps, Taleb Ibrahimi a quitté son fief du ministère de l'Information. Une période qui a coïncidé avec la mise au pas de la presse. Bachir a jugé de ne plus prolonger son séjour parisien malgré d'excellentes offres, dont celle de... «Jeune Afrique», une fois qu'il a fait ses preuves sur la scène parisienne. C'est à cette période que notre rencontre a lieu. Après l'avoir fréquenté, connu, je fus touché par ses qualités humaines et professionnelles. Nous avions nos désaccords, nos analyses parfois divergeantes, mais le respect et l'amitié profonde ont été les traits dominants de nos rencontres à Saint-Michel ou à Montparnasse... Bachir a l'art de se placer au-dessus des mesquineries et des gens faillibles quels que soient leurs rangs et importances.

L'histoire est-elle un éternel recommencement ?

Boualem Bessaieh, après les intermèdes à l'Information de Abdelhamid Mehri et Ridha Malek, désignent Aziz Morsli comme directeur de «El Moudjahid», succédant à Noureddine Naït MAZI. Nous voici revenu à la case départ ! Bien entendu, Aziz fait appel à son ami Bachir avec qui, il a goûté «le doux et l'amer». Ce duo voulait vite tourner les pages des années de soufre qui ont plombé l'étendard de la presse officielle. Bachir se met à la tâche apportant un sang nouveau, un souffle rénovateur et un meilleur «relookage» du titre. Et fait appel à des talents qui se sont distingués, notamment à «Algérie-Actualités». «El Moudjahid» a commencé à se redresser en choisissant plus d'audace rédactionnelle, comme un meilleur soutien pour l'amélioration du code de la famille, sujet jusque-là bien tabou.

Mais les audaces se payent et Bachir, bis repetita..., est relevé de ses fonctions. Prestige oblige pour avoir fait son chemin parmi les consciences du pays, il est placé dans un placard « doré », qui ne lui convient pas trop. Mais les grains de la résurrection d'une presse davantage libre, non aux ordres, ont commencé à pousser, à s'éclore et toute marche en arrière est devenue impossible. En marge de cette avancée dont il a semé, avec d'autres, les meilleurs grains, Bachir s'est souvenu de ce qu'il a appris à Paris concernant l'édition. Cette orientation a intéressé le directeur du Musée de l'armée qui lui a confié la maîtrise de l'ensemble de la chaîne de fabrication de livres, dépendant de son secteur. Bachir en publiera des dizaines de titres, parce que le coup de l'armée n'est pas une mince affaire.

Mais la presse a continué à le réclamer, et personne, des gens conscients, ne voulait se séparer d'un si bon capitaine d'équipe.

En 1987, Zoubir Zemzoum, membre du CC du FLN est nommé directeur de «Algérie Actualité». Il fera appel à Bachir... Zoubir Zemzoum, «chat échaudé craint l'eau froide», a connu dix ans plus tôt les affres du journalisme aux ordres, et il a écrit, bien avant 1978, un célèbre article dans «Révolution africaine», titré «On m'appelle journaliste» et d'ajouter «combien de fois, vous, lecteurs, vous m'avez désigné du doigt accusateur, me traitait de démagogue, de béni-oui-oui, de Medah, de Tabel et j'en passe.» Ce mea-culpa l'a réhabilité et le voici nommé par Bachir, ravi, à la tête de «AA».

Bachir Rezzoug rassuré par le credo de «Z Z», accepte, s'entoure d'une équipe talentueuse... «sans Tabel ni Madah». L'humour s'y distingue par les «papiers» ciselés d'Ahmed Halli, entre ceux de Khereddine Ameyar, Mouni Berrah, Abdou B. ou Boukhala Amazit.

Deux belles années parmi « les plus heureuses de ma vie professionnelle», dit-il un jour. Et au bout de cette expérience passionnante, enrichissante, faite de courages et sacrifices, ce fut le début de la reconnaissance officielle d'une presse libre et indépendante des pouvoirs. Le tabou de l'ordre venu d'en haut est levé, malgré quelques grincements de dents, et résistances conservatrices...

Le principe acquis, officialisé, il est revenu à Mouloud Hamrouche de nommer les premiers directeurs de cette nouvelle presse indépendante. D'où sa réplique, devant la mise à l'écart de Bachir : «Je ne savais pas que Bachir Rezzoug est fils de Chahid...».

Chaises mouvantes, Khereddine Ameyar, l'adjoint, devient directeur de «A A» et Bachir, comme directeur de la rédaction. Ils se connaissaient, s'appréciaient et se respectaient...

Ahmed Ghozali, à son tour Premier ministre, se défait des décisions de son prédécesseur et Ameyar en fait les frais. Bachir démissionne... par solidarité, en restant fidèle à ses principes.

Benzine, ancien directeur de «Algérie républicain», un des beaux fleurons de l'histoire de la presse d'avant-garde sur le front de la résistance, de la politique et social, a l'idée de relancer le titre disparu en 1965, sous le prétexte de fusion pour créer «El Moudjahid». Une relance sans aucun soutien financier, mais de belles signatures. Le journal est fabriqué dans un petit réduit et adopte comme slogan «ironique», «le journal sort quand il peut». Mais comme la sécheresse a commencé, cette année-là, à sévir, le slogan est devenu : «le journal sort quand il pleut » ! Bachir était de l'aventure sans être payé.

Mais toute libéralisation a son revers de médaille, «Alger Républicain» a rejoint à son tour le cimetière... des Martyrs dans le regret et le respect.

Justement, cette nouvelle presse, devenue responsable de son propre destin, a retrouvé vigueur, audience et les lecteurs conquis n'ouvrent plus leur journal préféré sur les pages de sport ou de nécrologie. Ils se remettent à se passionner pour la politique, les débats, les éditoriaux. Cette presse a surgi à temps avant le violent bras de fer entre le FIS et le pouvoir et qui a failli emporter le pays dans une aventure extrémiste, sous couvert de religion.Cette nouvelle presse a pris ses responsabilités, elle est montée en première ligne pour mettre en priorité les intérêts supérieurs de la nation, démêlant les frustrations, légitimes, des influences extérieures importées. Bachir ne restera pas neutre et toute l'Algérie sera impressionnée par la qualité du débat télévisé, qui l'opposera à Abbas Madani, le leader du FIS au plus haut de sa popularité. Bachir, nullement impressionné, va lui répliquer : «Nous n'avons pas la même idée et conception de l'Islam».

L'Islam de Bachir est ramené à sa pure simplicité, faite de respect, de tolérance, de solidarité, au point de sacrifier ses acquis pour réparer une injustice...

Ces terribles années 1990 ont montré un double visage de l'Algérie et de ses contradictions. Une intolérance poussée aux excès et, en contrepoint, une presse d'avant-garde, plus que les cercles et pouvoirs officiels, montée en première ligne pour sauver l'essentiel d'un Etat à faire respecter. Cette presse payera le prix fort de son courage et de son abnégation.

Bachir n'échappera pas à ce climat de la tension collective. S'y ajoute la fatigue, l'usure du temps, de l'âge. Plus de 30 ans de combat incessant, de résistance, menaces ouvertes ou voilées, chants de sirènes, des jeux de «yo-yo» entre directions de presse enviées et chômage, entre lumières médiatiques et ombres, entre respect et coups bas. Tout cela laisse des traces !

Chose étonnante, c'est sur le tard que Bachir a révélé une facette de lui plus réfléchie, plus sérieuse, en pensant à l'avenir des siens, en créant fin 1993 la R.S.M. «Régie Sud Méditerranée» et là, c'est le succès. Maison d'édition qui, entre autres, a lancé «Les Cahiers de la santé» ou «Investir», étonnants, outre leur apport à l'évolution de la société par leurs qualités graphiques et un contenu de valeur. Bachir ne souffre pas de la médiocrité et profitant de ce succès, il revient à sa nature première, en publiant, à perte, de nombreux titres qu'il a estimé nécessaires dans un pays qui bouge, avance malgré les avatars...

Ce chemin pris par la presse indépendante est devenu irréversible et, lui, Bachir est passé petit à petit à l'ombre, la conscience tranquille pour l'oeuvre si bien accomplie. Mais le voilà, de nouveau, marqué dans sa chair en 1998 par le décès brutal de son fils, Nadir, 23 ans. Victime d'un accident de voiture, le jour de son anniversaire. Un séisme a secoué sa petite famille et l'année suivante, c'est l'accident cardio-vasculaire, conséquence certaine de ce deuil qui a touché les siens.Cela a conduit à une paralysie partielle, mais l'esprit, la volonté, l'intelligence et la bonté naturelle de l'homme sont restées intacts. Tout comme le profond respect de l'ensemble de la profession et les hommages qui lui furent rendus, le 14 juin 2008, ainsi que les larmes mal contenues, et les poings serrés de ses confrères le jour de son décès le 7 octobre.

Que la terre lui soit éternellement légère.