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Quand un sdf rêve... d'un espace vert !

par A. Khaldi

De hideuses structures de béton cru agressent le paysage de nos agglomérations, et même en rase campagne, là où l'on s'attendrait le moins, elles exposent sans aucune pudeur leurs squelettes décharnés au détour d'un chemin vicinal. Des cités entières achevées mais inhabités, de grands immeubles qui se délabrent au vu et au su de tous où ces fantomatiques parallélépipèdes destinés, à l'origine, à arracher nos jeunes au chômage, sont abandonnés aux aléas de la nature.

Que d'efforts et de moyens intellectuels et matériels sont livrés stupidement à la déshérence ! Des manques à gagner par milliards, une dégradation inexorable mais la où cela fait le plus mal : c'est la privation de milliers de compatriotes d'en bénéficier alors qu'ils vivent le drame.

Il n'est pas rare de rencontrer ce drôle de phénomène à travers l'ensemble du territoire national. Non seulement personne n'essaie de récupérer ces biens en perdition et de relancer les travaux de finition, mais on s'accoutume à cette honteuse présence comme à une fatalité inévitable. C'est tout juste si on essaie de tirer un voile pudique, comme s'il s'agissait d'un rejeton illégitime, sur la question si jamais quelqu'un l'évoque inopportunément.

Des logements inoccupés ! Une véritable incitation à l'émeute en quelque sorte, à la vue de la situation qu'endure tout Algérien.

Lancés à grand fracas de publicité « militante » après une étude bâclée en un tour de mains et obéissant à des considération à mille lieues des standards urbanistiques, ils sont stupidement abandonnés, livrés à la dégradation due au manque d'entretien, quand ce n'est pas tout simplement la déprédation occasionnée par des mains indélicates.

Une absurdité aux conséquences incalculables mais malheureusement tolérée par la société si on se réfère à son origine qui est souvent un contentieux entre les différents intervenants dans la réalisation des projets.

Plusieurs cas de figure peuvent se présenter : de la validité du titre de propriété de l'assiette foncière sur laquelle est implanté le site aux erreurs d'estimation des coûts au préalable dans lesquels on s'enferre en passant par les malfaçons, objet de réserves à lever. Le plus rigolo reste cependant la fixation pifométrique des coûts de cession ou du montant des loyers scandaleusement pléthoriques et sans commune mesure avec le cours du marché immobilier. On a vu un organisme d'Etat proposer un minable trois pièces, à la finition pitoyablement bricolée, deux fois plus cher qu'une maison de maître autrement plus spacieuse et plus confortable !

L'existence de ces honteuses cicatrices est vite évacuée en expédiant la question par la fameuse pirouette passe-partout: « elle est en justice ». Une formule lapidaire tellement galvaudée qu'elle a fini par signifier pour le commun des mortels que l'issue n'est pas pour demain et qu'il faut... tenter sa chance ailleurs !

En effet, dans la forêt des procédures judiciaires, souvent un peu confuses, au point de permettre des interprétations des fois même contradictoires, quel est le malin qui pourra préjuger de l'aboutissement une fois embarqué dans l'univers des avocats, des juges, des huissiers, experts, contre experts, interprètes et autres spécialistes.

Les dossiers qui traînent le plus longtemps devant les tribunaux sont sans conteste ceux qui ont un quelconque rapport avec le foncier.

Certaines affaires ont épuisé des générations entières de plaideurs avant de connaître un quelconque dénouement.

Si jamais les parties en conflit sont des organismes étatiques, chacun d'eux, en bon bureaucrate, accorde autant d'importance à la résolution du problème qu'il ne manifeste d'intérêt à la fumée de la dernière cigarette. Le suivi de la chiatique chose est traditionnellement dévolu au plus relax des collègues.

D'ailleurs, on ne commence à s'accuser mutuellement des éventuels manquements aux obligations contractuelles que lorsque la livraison de tout un programme de construction est remise en question pour différentes raisons, parfois franchement farfelues (On lui découvre plus d'une tutelle par exemple !). Cette étape intervient généralement toujours après le paiement de l'avant-dernière situation de travaux.

La dernière, celle des fonds de caisse, c'est-à-dire la plus maigre, est « sacrifiée » pour donner le change de la vigilance du bailleur de fonds et témoigner de la punition infligée au réalisateur, déjà largement rétribué par anticipation.

Il faut bien justifier sa présence et se prémunir contre d'éventuelles retombées fâcheuses ! Résultat : dans la plus classique des traditions ancrées depuis belle lurette dans un système huilé à la perfection, on s'aperçoit toujours en retard que certains des intervenants se sont bien sucrés avant le déclenchement des hostilités et que les dindons de la farce demeurent invariablement : le citoyen sdf et... le Trésor public.

Des cités entières qui avaient bercé l'espoir de combien de postulants sont condamnées à la désolation en devenant des zones de non-droit, un no man's land, squattés par toute une faune de marginaux et de bêtes errantes s'ébattant parmi des monceaux d'ordures et d'objets hétéroclites. Un gardiennage absent ou défaillant finira par transformer de belles et spacieuses bâtisses, sous les stigmates du temps et l'oeuvre du vandalisme, en un champ de ruines défigurant l'environnement comme une affreuse plaie menaçant la sécurité des riverains, surtout celle des enfants.

De grands immeubles promus à un bel avenir ou ayant connu leur âge d'or se dégradent chaque jour un peu plus sans qu'aucune partie n'ose intervenir pour arrêter l'avancée d'un délabrement inexorable.

On arrive à la situation paradoxale de voir d'un côté des milliers de personnes à la recherche d'un toit pour s'abriter ou pour installer une activité quelconque, et de l'autre côté, des milliers de locaux interdits d'occupation.

En attendant une secourable décision judiciaire pour sauver ces biens, ou ce qu'il en reste, tout le monde assiste impuissant à la descente aux enfers d'un patrimoine irremplaçable et combien vital. Certains projets ont vu, au moins une des parties en conflit, passer à la trappe, laissant tout en suspension sans la moindre paternité. L'exemple des organismes d'Etat, telles les entreprises de constructions qui changent de tutelle ou carrément disparaissent après cessation d'activité est le plus répandu.

Dans le meilleur des cas, la gestion de cette mort annoncée est confiée à un liquidateur qui s'arrangera pour prolonger l'agonie et que la liquidation ne soit pas liquidée avant de lui rapporter le maximum en noyant une simple opération arithmétique dans d'indéchiffrables locutions ésotériques.

Il serait peut-être plus judicieux de mettre en place un mécanisme tutélaire compétent, chargé de gérer ce genre de situation en attendant les décisions finales de l'arbitrage. Une évaluation rapide des réserves formulées permettrait la reprise des travaux et la distribution de ces milliers de logements et locaux laissés en rade. Le Trésor ou un fonds spécial financera l'opération et se chargera de rentabiliser ces biens, et d'en verser les dividendes dans un compte d'attente au bénéfice du gagnant du procès en cours, après prélèvement de ses droits.

Une décision politique courageuse s'impose en urgence. Elle aura le mérite de by-passer l'inextricable bataille de procédures et de libérer une situation dommageable à plus d'un titre.

Bien prise en main, une telle mesure aura l'avantage de satisfaire toutes les parties qui se sentiraient réellement prises en charge par un Etat soucieux du bien-être du citoyen et de la préservation du patrimoine de la communauté nationale. Elle sauvera les biens de la déchéance, atténuera les effets de la crise de logement et récupérera des fonds condamnés à une divagation programmée.

Même si les puristes peuvent lui reprocher son caractère quelque peu anticonformiste, elle sera toujours la bienvenue pour des milliers de sans-abri, ces Algériens qui souffrent le martyre.

Un arrangement, quel que soit le reproche qu'on puisse lui faire, est toujours préférable à cette glaciation aux conséquences suicidaires avérées et plus utile qu'une décision qui ne viendrait peut-être jamais ou dramatiquement en retard !