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Le rock chinois et la contestation

par Notre Correspondant A Pékin: Tristan De Bourbon

Le chanteur Cui Jian, présent sur la place Tian An Men deux jours avant l'intervention de l'armée, est devenu l'un des symboles de la contestation. Vingt ans plus tard, le rock est-il demeuré politique ?

Zhang Shouwang grimpe sur la petite scène, sa guitare à la main. Il est suivi de Li Qing et de Lei Weisi, la batteuse et le bassiste du groupe Carsick Cars. Quelques secondes plus tard, les enceintes installées aux quatre coins de la salle de concert crachent leurs premiers accords. Le D22, le repaire des étudiants et jeunes amateurs de rock de Pékin, est en un instant renversé. Une vingtaine de fans, qui fumaient une cigarette ou buvaient un verre dehors, se sont rués devant la scène, faisant reculer les plus calmes. Le pogo peut commencer. Pendant une heure et quart, ils se sauteront dessus, se bousculeront, bondiront sur place. La folie naissante autour des Carsick Cars, et leur son bien à eux, se confirme.

Le rock chinois prend depuis deux ans un essor considérable. Des dizaines de groupes de tendances multiples (rock électro, punk, pop, indé) arpentent les quatre principales salles de concert de la capitale, devenue en quelques années le centre de la scène musicale rock nationale. Plutôt que de naissance, le terme de renaissance paraît plus adapté. A la fin des années 80 et au milieu des années 90, le rock occupait en effet un rôle majeur au sein de l'activité artistique chinoise et pékinoise. «1986 est souvent pris comme date de référence pour parler de la naissance du rock chinois car le chanteur Cui Jian a joué cette année-là dans le stade de la capitale, » raconte Hao Fang, l'ancien directeur de la rédaction du magazine Rolling Stone Chine.

Suite à ce concert, la réputation de ce chanteur, qui mélange rock-pop et musique folk du nord-est de la Chine, se répand dans les milieux étudiants. Sa chanson «Je n'ai rien» devient rapidement l'un des airs de ralliement d'une jeunesse citadine chinoise en perte de repères. «Tout le monde copiait et se passait les cassettes de ses chansons, se souvient Hao Fang. Une génération entière a découvert le rock grâce à lui. » Sa présence sur la place Tian An Men auprès des étudiants le 2 juin 1989, soit deux jours avant l'intervention de l'armée, ne fera que conforter cette relative renommée. Le rock est alors porteur de la contestation du gouvernement, du Parti communiste et de leurs dérives, cause du désenchantement d'une partie de la population. Les universitaires et les ouvriers, élites du pays avant la révolution culturelle, se plaignent en effet des priorités données par le gouvernement au relèvement du niveau de vie du monde paysan, qu'ils estiment s'effectuer à leurs dépens.

Dès la fin des événements, les rockeurs sont interdits de se produire dans le pays. Cui Jian, grâce à sa renommée, est autorisé à donner des concerts jusqu'en 1991. «Cette sanction ne s'est pourtant pas limitée à eux, rappelle le critique musical. Toute la scène culturelle chinoise a été interdite de concert, aussi bien en salle qu'à la télévision. D'ailleurs, le chanteur le plus acclamé sur la place Tian An Men le 2 juin fut le Taiwanais Houde Jian, spécialisé dans la musique pop. S'il avait une influence forte, le rock restait en effet un mouvement peu populaire, même chez les jeunes. »

Il ne se relèvera qu'en 1993. Quelques chanteurs, parmi lesquels Cui Jian, commencent à refaire parler d'eux. Un concert rassemblant quatre groupes chinois à Hong Kong le 17 décembre 1994 annonce la réapparition du rock chinois. He Yong, alors âgé de 25 ans, est porté aux nues à son retour. S'il a choisi ses trois chansons les plus neutres pour le concert de Hong Kong, son premier album interpelle par son désespoir profond. Un désespoir vis-à-vis de l'inertie intellectuelle de ses compatriotes («les gens se comportent comme des vers ») et du matérialisme des femmes chinoises («tu dis que tu veux une voiture et une maison, je ne peux ni voler ni dévaliser »), qui le pousse à vouloir «hiberner sans fermer les yeux» mais en continuant «à se battre pour des objectifs», «sa guitare rouillée toujours en train de jouer ».

Quinze ans plus tard, He Yong chante toujours. Il a troqué sa tenue de rockeur pur pour un style bien plus contemporain, jean délavé et t-shirt branché. S'il se promène toujours la guitare à la main, beaucoup de choses ont changé. Des salles de concert de relativement bonne qualité et des pièces destinées aux répétitions sont apparues dans la capitale. Elles ont favorisé la pratique de la musique et la formation de nombreux groupes. «La plus importante différence réside pourtant dans l'accès largement facilité des groupes aux médias, précise le chanteur. Ce n'était auparavant pas le cas car le gouvernement ne considérait pas le rock comme quelque chose de bien. Il faut dire que les paroles des chansons ont évolué. La société est bien plus dirigée vers la consommation, nous voilà dans le temps de l'argent roi. Mes paroles ont également beaucoup évolué. » Visiblement très gêné, il refuse de préciser en quoi consiste ce changement. Il n'est pas le seul à ne pas vouloir s'exprimer sur ses nouveaux choix de carrière : Cui Jian, aujourd'hui surnommé le parrain du rock chinois, reconverti dans une musique reggae-jazz, n'a pas accepté de nous rencontrer.

Du côté des jeunes générations en revanche, ni embarras ni complexe. Helen, la fantasque chanteuse des groupes Ziyo et Pet Conspiracy, abonde dans le sens de son aîné. «Les problématiques des jeunes d'aujourd'hui ont changé. Il y a du chômage et nous avons besoin d'un boulot et d'argent pour vivre. Etre aussi extrême qu'avant et chercher la révolution permanente ne serait pas intellectuellement honnête vu notre condition actuelle, largement meilleure. » Née à Pékin, elle a vécu aux Etats-Unis où elle a effectué ses études et des études de cantatrice d'opéra classique occidental. Elle ne s'est tournée vers le rock qu'à son retour en Chine, où elle a travaillé pour la chaîne de télévision musicale MTV. Le parcours type des enfants de l'élite chinoise.

Avec ses furieux acolytes de Ziyo, elle hurle dans son micro, puis enfile des tenues et perruques criardes avec ceux de Pet Conspiracy. Elle ne «veut pas se prendre au sérieux car l'art et la propagande ont toujours été liés en Chine. Avant les années 80, le gouvernement faisait sa propagande, ensuite les artistes ont réalisé de l'anti-propagande. Les jeunes ont aujourd'hui ras le bol de tout cela. On veut raconter notre quotidien. Or, notre époque n'est plus politique, contrairement aux années 80. »

Cette opinion est largement partagée par les groupes de rock et plus largement par les jeunes d'aujourd'hui, qu'ils soient âgés de quinze, vingt ou trente ans. «Ils se foutent de la politique, » confirme 14, le fondateur âgé de 26 ans du MaoLive, l'un des principaux lieux de concert de Pékin. Il a vécu quelques années à Sydney avant de revenir pour ouvrir cette salle au début de l'année 2007. «A l'école, au lycée puis à l'université, leurs professeurs déblatèrent tous la même chose, des textes théoriques tellement éloignés de leur réalité et surtout d'une telle hypocrisie que les jeunes ont fini par se détourner totalement de la politique. Plus grave, le manque de curiosité instigué par les professeurs les a transformés en êtres sans individualité à la pensée uniforme.»

Le jugement est sévère. Force est pourtant de constater que le tabou sur les questions politiques apparu après 1989 et la propagande du gouvernement ont réussi à faire admettre aux jeunes qu'ils n'avaient pas de raison de s'intéresser à la gestion du pays puisqu'ils ne pouvaient pas influer sur celle-ci. Cette opération s'est avérée assez aisée puisque ces mêmes jeunes sont issus de l'élite du pays, elle-même directement mêlée au Parti; ils ne risquent donc pas de remettre en cause une doctrine pensée et appliquée pour les maintenir au pouvoir.

A cet endoctrinement s'ajoute les ambitions commerciales des musiciens. «Ceux qui veulent devenir célèbres sont prêts à contester les choix du gouvernement dans les médias étrangers mais jamais dans les médias chinois, » poursuit l'ancien responsable de Rolling Stone Chine. «Ceux qui le font, comme Pangou, savent qu'ils rayent tout espoir de succès et même de représentation en Chine. Ce groupe est haï ici car il a osé dire que Taiwan était un pays indépendant. Du coup, ils se sont installés en Suède et ne jouent jamais ici. »

La contestation politique n'a pourtant pas disparu et les autorités le savent bien. Du fait de sa réputation sulfureuse, et malgré le calme apparent de ces dernières années, le rock demeure mal perçu par le pouvoir. Le Midi Festival, le plus célèbre festival de rock chinois, a ainsi été interdit quelques semaines avant son démarrage à Pékin en mai 2008. Officiellement, la municipalité avait interdit tous les rassemblements populaires trois mois avant le début des Jeux olympiques. Cette année, la réunion a pourtant encore été obligée de s'expatrier à Nankin. «Il reste en effet des groupes qui parlent de politique mais ils préfèrent traiter de choses concrètes comme de la corruption ou des problèmes sociaux, » indique Zhang Fan, le fondateur et directeur du Midi Festival. «Ils n'attaquent jamais le gouvernement ou le Parti. Et nous ne prenons pas ceux qui le font car nous voulons que le festival survive. La Chine ressemble à un grand paquebot. Il faut donc lui faire changer de direction en douceur. Certains ont fait l'erreur de croire qu'ils pouvaient le faire tourner aussi vite qu'un hors-bord.»

A l'attaque frontale menée il y a vingt ans par leurs aînés, les groupes contestataires ont ainsi choisi une approche plus modérée, ou en tout cas plus indirecte. Il leur faut plus que jamais passer la censure étatique, qui intervient principalement au moment de la diffusion commerciale d'un CD. Les paroles sont étudiées et de cette analyse dépendra l'accord donné ou non à sa vente au public. Les Queen Sea Big Shark se situent pleinement dans cette tendance. Après un premier album sorti fin 2007 dans lequel les quatre membres du groupe parlaient surtout de leur quotidien, ils ont opté pour une nouvelle direction. Leur dernier concert au MaoLive s'est ainsi ouvert sur CBD, un morceau très électro joué derrière un écran sur lequel étaient projetées des images d'hommes sans visage humain qualifiés de «super serviteurs », de policiers au regard supersonique, de gratte-ciels démesurés, d'une présentatrice du journal télévisé tout droit sortie de l'école étatique communiste. Le groupe ne veut pas s'expliquer sur la signification de cette chanson. «C'est une manière nouvelle d'exposer nos critiques, explique Fu Han la chanteuse. Cui Jian avait la sienne, nous avons la nôtre. »

Tous, comme leurs condisciples musiciens, travaillent en dehors de leur activité musicale. Pendant la journée, la chanteuse redevient dessinatrice et cuisinière, au gré des emplois, le guitariste architecte, le batteur ingénieur du son et le clavier traducteur. Impossible en effet de vivre de leurs concerts et de leur CD, malgré une reconnaissance aujourd'hui bien établie. Cette double vie leur autorise une certaine liberté. «Les médias chinois ne s'intéressent pas ou ne peuvent pas s'intéresser à la politique, se félicite Cao Pu le guitariste. Ils nous prennent souvent pour de jeunes gamins sans cervelle. Tant mieux car ils ne regardent ainsi pas nos textes. Face à la censure, la critique se sophistique. Nous jouons un jeu avec quelqu'un et nous voulons que cela soit le moins apparent possible.»

D'autres ne prennent pas autant de précaution. Les Misandao et leur chanteur et fondateur Lei Jun ne se posent pas de telles questions. Le groupe n'a été créé qu'il y a dix ans mais Lei Jun, vingt-trois ans de plus, y a déjà joué avec une vingtaine de personnes, «dont la plupart ont arrêté, sont partis en prison ou sont même morts». Sa chanson «Ce ne sont pas mes Jeux», où il hurle contre ces «Jeux olympiques de merde», qui «ne sont pas mes jeux», les a rendue persona non grata dans la plupart des salles pékinoises. Trop dangereux pour leurs propriétaires, les Jeux olympiques figurant comme un ingrédient capital de l'opération de promotion du pays à l'étranger. «Ce ne sont pas mes Jeux» ne sera donc pas intégrée à leur très prochain album, le premier que ces skinheads à la mode chinoise ont les moyens de sortir alors que des groupes nés il y a deux ou trois ans les ont déjà multipliés.

Cette image sulfureuse ne fait pas reculer Lei Jun, qui n'entend pour autant pas goûter aux geôles de son pays. «En même temps, comment voulez-vous ne pas parler de politique en Chine ?, «s'indigne-t-il, sa bague tête de mort au doigt, quelques minutes après un concert qui n'a retenu qu'une poignée de fans. «Ici, le boulot, la bouffe, la vie, tout est politique ! Les autres groupes parlent d'amour, de drogue, d'argent, mais en oublient la réalité, c'est-à-dire leur niveau de vie de merde. Ils se cachent la vérité.»