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Fragments d'histoire

par Youcef Dris

Suite et fin



«Conduits à la DST toujours par les quatre policiers, nous fûmes donc pris en charge par cette police. On me fit asseoir sur une chaise dans un couloir et on prit mon mari. Presque aussitôt, j'entendis des hurlements terribles.

«Evidemment, je crus que c'était lui, et je passai par des transes terribles, allant jusqu'à lui insuffler toute ma force, moralement, pour qu'il tienne le coup, pensant, tant ma détresse était grande, que cela agirait à distance. Puis, au bout de deux heures environ, le ?Patron' m'a fait venir dans son bureau. Il m'a demandé si je me doutais pourquoi j'étais là et si je voulais parler spontanément. Comme je lui répondais que je n'avais rien à dire, que j'étais malade et que j'avais deux enfants, il m'a remise entre les mains de trois autres flics. J'étais courageuse, sûre de moi ayant déjà subi en 1941, quatre jours et quatre nuits de tortures, d'où j'étais sortie défigurée, ayant subi la flagellation, la douche glacée en plein hiver, des coups de poing, des gifles, et n'ayant pas dit un mot. J'ai, hélas, dû déchanter. Après onze heures de tortures, je ne tenais plus le coup ? car j'insiste là-dessus, pour que l'on n'ait pas demain à mépriser ceux de mes camarades qui n'ont, comme moi, pas tenu le coup - on ne peut pas ne pas parler. L'on peut, bien sûr, sauver beaucoup de choses, encore faut-il avoir la force de le faire, en faisant beaucoup travailler son esprit, car ils sont très forts, très psychologues et guettent la moindre défaillance, le moindre détail pour vous mettre dans le sac. Durant les séances de tortures à l'électricité, un des inspecteurs me disait : ?Vous n'avez pas honte, vous les avez tous mis dans la merde, et maintenant vous voulez tirer les marrons du feu, vous êtes des lâches'.

«Après trois jours dans un enfer à entendre des hurlements, à deviner le genre de torture que l'on faisait à mes camarades, car on ne crie pas de la même façon sur la table électrique que lorsqu'on plonge la tête dans la baignoire ou qu'on vous enfonce une bouteille dans l'anus, j'ai cru devenir folle. Le lendemain, à 5 heures environ, l'on m'a emmenée à la Trésorerie dans une cave sans aération. J'ai réclamé un médecin tout de suite. Il n'est venu que le lundi suivant, n'ayant été prévenu que le dimanche. C'était le docteur Veaux d'Arzew. Le mardi nous passions devant le juge d'instruction et ensuite à la prison civile d'Oran.»

Il en sera de même pour Jean Vera, né à Oran, ouvrier, syndicaliste, communiste.

Lui a été embarqué le 11 septembre 1956 à 15 heures dans les bureaux de l'entreprise où il travaillait. Emmené vers le boulevard Oudinot au siège de la BST à Oran, on lui avait mis les menottes immédiatement dans la voiture.

A peine lève-t-il les yeux qu'il voit un homme assis sur une chaise, menottes accrochées et toute la figure tuméfiée, alors que son dos était plein d'ecchymoses. Il raconte :

«On m'installe en face de lui, sur une autre chaise et un des inspecteurs me dit : ?Alors, tu as bien vu ?' Puis, d'un coup de poing au visage, il ponctue : ?Tu as compris ? On n'a pas de temps à perdre, déshabille-toi, et vide ton sac !'

«Tortures, insultes, coups de poings et de pieds pleuvaient pendant trois jours et trois nuits. Le 13 septembre, j'étais gagné par la fatigue, je me suis endormi. Des plaintes d'hommes et de femmes me réveillèrent. Ils étaient debout de chaque côté du mur où je me trouvais et des inspecteurs étaient en train de les battre. Il faisait jour et je regardais mon poignet droit où le sang avait coagulé. La peur me prit et je tremblais sans arrêt. Vers 10 heures, je fus transféré au Trésor. Le 18 septembre, je fus conduit à la prison civile d'Oran.»

Ainsi fut aussi le sort de Blanche Moine Masson, membre du PCA, secrétaire de l'Union générale des syndicats algériens, arrêtée par la DST à Oran, le 16 septembre 1956, puis condamnée à dix ans de réclusion par le TPFA d'Oran le 4 août 1957. Son mari André Moine sera arrêté à Alger en 1957 et accusé d'être le chef du réseau «Presse-Propagande» du PCA. Il sera condamné à 5 ans de prison.

Blanche Moine Masson donnera la même version que les suppliciés cités plus haut, et elle ponctuera sa déclaration à son avocat par des détails qui montrent la sauvagerie de ses tortionnaires en ceci :

« ... Le grand patron de la DST qui devait m'interroger renonça lorsqu'il vit dans quel état j'étais : pleine de plaies, la figure tout enflée, méconnaissable, la bouche éclatée. Je suis restée du dimanche 16 septembre au jeudi 27, enfermée dans une cellule, sans air et menottée sur un lit de camp. Précisions de mes blessures :

- Plaies aux bras droit et gauche, aux coudes et aux avant-bras, aux deux pieds, talons, plaies très profondes. Le 4 octobre, je suis encore aux soins à la prison;

- Bouche : plaies infectées, après plusieurs jours de lavage au bicarbonate et à l'oxygène et colunovar. Je suis toujours aux soins le 4 octobre 1956;

- Plaies aux deux épaules;

- Plaies au coccyx infectées;

- Plaie devant la jambe gauche;

- Marque au pied gauche sur doigts de pied de brûlures faites par l'appareil électrique;

- Marques sur l'estomac occasionnées par les coups de poings; plaies à la tête.» (Blanche Masson)

En octobre 1956, le groupe communiste de l'Assemblée nationale dépose une proposition tendant à envoyer à Oran une commission d'enquête parlementaire. Le 26 octobre, par 281 voix contre 238, l'Assemblée nationale décide la création d'une commission d'enquête et la charge de se rendre à Oran dans le plus bref délai possible. La commission d'enquête arrive à Oran deux mois plus tard, le 27 décembre. Elle repartira le 30 décembre.

Le rapport qu'elle fit, connu sous le nom de rapport Provo, information tirée du Journal officiel, Assemblée nationale. Annexe au procès-verbal de la séance du 5 mars 1957. La commission se composait des députés Provo, Isorai, Bricourt, Jean Cayeux, Hovnanian ey Quinson rejette les accusations portées notamment contre les inspecteurs de la BST Pellerin, Sciaccaluga et Atyasse.

L'un des membres de la commission, cependant, le docteur Hovnanian, refuse de contresigner le rapport. Il s'en explique publiquement : «Il est bien certain que trois mois et demi après, il était quelquefois difficile de se faire une opinion [...]. De prime abord, il est troublant que ces expertises médicales, tout en constatant l'existence de cicatrices suspectes, en minimisent la portée par une imprécision prudente des termes [...]. Par ailleurs on note des lésions punctiformes des doigts et des pieds que les détenus déclarent être consécutives à l'application de l'électricité. Il est difficile de suivre, là-dessus, les experts médicaux qui l'attribuent à une épidémie d'eczéma due au climat nord-africain. Aucun livre médical ne parle de cette forme très particulière d'eczéma ; il y aurait là une découverte médicale qu'on pourrait intituler : ?L'eczéma punctiforme d'Oran'» (voir France-Observateur, n°358, du 21 mars 1957.

Les avocats des torturés d'Oran, de leur côté, dénoncent le Rapport Provo. Le scandale avait été grand. Pour la première fois, des Européens avaient été torturés en Algérie. Mais quand les conclusions de la commission sont rendues publiques, c'était déjà «La Bataille d'Alger» et les nouveaux scandales qui éclatent font oublier celui d'Oran.

Pendant leur séjour à Oran, les membres de la commission d'enquête furent saisis d'autres cas de tortures. Ils entendirent aussi certaines personnes et reçurent plusieurs communications d'ordre particulier, ou, comme celle qui suit, d'ordre général. Lettre d'un groupe de militants FLN aux membres de la commission d'enquête à Oran, s.l. (Oranais), s.d. (décembre 1956).

Nous soussignés, militants du Front de Libération nationale, avons l'honneur de porter à votre connaissance la liste de nos frères torturés et même décédés à la suite de sévices subis dans les locaux des différents services de police. Tout d'abord, nous attirons votre attention sur la méthode érigée en principe, à savoir que tout militant arrêté ou détenu illégalement durant plusieurs jours, parfois jusqu'à un mois et davantage, dans les différents locaux des services de police (DST, PJ, PRG, gendarmerie, etc.) se voit notifier un arrêté administratif d'assignation à résidence.

Cette méthode ayant pour but de couvrir sous une forme tout à fait particulière les services de police en ce qui concerne la détention illégale des militants arrêtés ; nous précisons que les services de police, contrairement aux règlements intérieurs desdits services, maintiennent de cette façon les militants dans leurs locaux où ils sont soumis aux interrogatoires, sévices et tortures et... (baignoire, électricité, coups, la faim, la soif, etc.) pendant plusieurs jours de suite.

Il est un fait irréfutable et contrôlable que les registres des geôles ne portent aucune mention du militant, ni son dépôt (argent, objets personnels) déposés dans les locaux de la police. Cette manoeuvre évidente a pour but de couvrir la police d'une plainte éventuelle des parents ou alliés, lorsque des personnes meurent dans les locaux des suites des tortures. Nous nous permettons également d'attirer votre attention sur les rapports des médecins légistes dont la majeure partie portent la mention 'négatif'. Nous vous signalons également qu'au cours de toutes les perquisitions, des bijoux et des sommes d'argent ont disparu des domiciles des militants, sans parler des actes de vandalisme tels les bris de meubles, effraction de tiroirs, etc. A la prison d'Oran, 1.500 détenus politiques y sont incarcérés et plus d'un millier ont fait l'objet de tortures et de sévices.

Il nous est matériellement impossible d'établir une liste nominative, néanmoins, nous vous donnons ci-dessous quelques noms portés à notre connaissance.

Militants FLN décédés des suites des tortures :

1. Berraho Kader, originaire de Rio Salado, arrêté en novembre 1954 à la gendarmerie, blessé et décédé à la prison civile d'Oran le même mois.

2. Zeddour Brahim (voir plus haut). Le frère de la victime prénommé Mohammed peut donner tous les détails et justifications utiles ; il est détenu à la prison civile d'Oran.

3. Benmoussi, caïd à Demalherbe, arrêté par la gendarmerie d'Aïn Témouchent, torturé à mort à la prison civile, 8 jours après son incarcération.

4. Hadj Mohamed, parfumeur à Oran, marché de Sidi Okba, face à l'école Pasteur (filles), 50 ans environ, torturé et mort dans les locaux de la PJ en août 1956.

5. Nabri, originaire de Lourmel, douar Habara, âgé de 22 ans, arrêté par la gendarmerie de Lourmel et mort 8 jours après des suites des tortures (mai 1956).

6. Delhoum, de Maghnia, négociant en denrées coloniales, 35 ans environ. Arrêté à Maghnia par la PJ et transféré à Oran où il est décédé dans les locaux de la PJ en août 1955.

 Militants FLN torturés, actuellement en prison à Oran :

* Cour 5 : Souiah Houari (ancien adjoint au maire d'Oran, responsable MTLD d'Oran). Arrêté dans la nuit du 20 au 21 avril 1956, accusé d'être le chef des groupes locaux de l'Oranais.

Benalla Hadj (né en 1923 près de Relizane. Voir plus haut). Abderrahmane Ben Mohamed, Boudjadja Ali, Bentouti Mohamed, Haffaf Omar (arrêté dans le cadre des opérations dirigées contre le PCA en septembre 1956), Missoum Houari (arrêté le 7 septembre 1956, torturé jusqu'au 18 septembre dans les locaux de la DST).

* Cour 1 : Issiakhem Ferhat, Zebaïr Mohamed, Sebiane Abdellah, Amar Ghalem, Djellouli Mohamed.

* Cour 8 : El Habib, Fertas Houssine, Belkacem Abdelkader, Rahal Bouhadjar, Sbaâ Mohamed, Boudalia Mustapha, Aït Amr Brahim

* Cour 7 : Rguig Mohamed, Graaoui Mohamed, Khadraoui Djilali, SNP Mohamed Ben Amor, Aïssaoui Rahab, Khadraoui Yahia, SNP Mohamed ben Mohamed dit Henri Cour, Khoualède Bouterjès.

* Cour 2 : Benhamitei Belkacem.

* Cour 3 : Brahime Ben Cheikh.

* Cour 4 : Messaoudane Mohamed, Hadri Abdelkader, Benabdelmalek Mohamed, Khaldoune Benaïsen, Bekkouche Yahia.

* Cour 10 : Bouri Mohamed, Medinoune Adda, Rahmoune Djilali.

* Cour des mineurs : Hamza Reguig, 17 ans.

 Militantes du FLN, torturées, actuellement en prison :

Zaânane Yamina, Bekkadour Zoulikha (étudiante à la faculté des lettres d'Alger. Condamnée à 2 ans de prison et 500.000 anciens francs d'amende au procès dit «Procès des intellectuelles» à Oran, le 23 mars 1957. Selon l'acte d'accusation, chargée par le FLN de tirer des tracts à la ronéo) Lavalette Evelyne (âgée de 28 ans), jeune dirigeante catholique, secrétaire à Alger, condamnée au cours du «Procès des Intellectuelles» à 3 ans de prison.

Arrêtée à Oran le 15 novembre 1956, torturée pendant 5 jours. Son cas fut soumis à la commission d'enquête par le docteur Durand, médecin inspecteur de la Sécurité sociale d'Oran (interné le 22 janvier 1957 par décision du préfet Lambert). Le docteur Hovnanian déclare à son sujet : «Enfin, le cas Lavalette, plus récent, nous a permis de voir une jeune fille ayant une infirmité du cou (rigidité en attitude penchée) dont l'origine traumatique de fraîche date semble difficilement contestable...», Mme Reguig Mohamed, Denise Pla, Zohra-Fatima Benkkadour (employée à la mairie d'Alger), Hamaïna Aït Kaci et Jacqueline Orengo.