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8 mai 1945, mémoire et conscience

par Ammar Koroghli *

Mai. Déjà mai. Je ne me sens plus le courage d'oublier les gamins qui, par le chahut, ont permis à mon pays de sortir des ornières de la férule de la colonisation. Du moins pendant quelques jours.

Du pouvoir illégitime des baïonnettes qui, chemin faisant, ont propulsé la France coloniale au faîte des bourreaux nazis, légitimement combattus.

En ce mois de mai, je traîne avec moi mes années de douleur. Frustrations et refoulements, entrelacs complexe. Enchevêtrement annonciateur d'orages impromptus. Ma vie devint une chronique faisant fi de la linéarité. Que de chagrins amoncelés depuis ce jour-là. Gâchis considérable de nos ressources. Réduit à un état d'aliénation par la quotidienneté où l'amertume le disputait à la révolte.

En ce monde où règne encore au grand jour la barbarie, sanguinaires sont les princes d'alors qui nous ont gouvernés. Princes en quête d'une improbable légitimité. La force de l'oubli peut-elle ménager la conscience déjà meurtrie ? L'indignation, et encore de l'indignation. Relancer l'effort de recherche sur mai 45 dans l'Est algérien car louable est notre résistance à l'oppression organisée par nos bourreaux d'alors. Nos plumes et nos langues pourront-elles un jour se libérer de ce macabre épisode ?

Lancinante douleur donc que la mienne. Compression de la pensée qui nage entre mémoire et conscience. Hommage suprême aux gamins de Sétif, Guelma et Kherrata qui ont permis à la peur de s'éloigner. Identité bafouée. Histoire emportant tout sur son passage. Point d'écluses, ni de digues. Le pardon à ces maîtres incontestés de la répression au service de la politique coloniale ?

Au commencement, était le verbe à Sétif pour crier sa volonté de s'émanciper. Foin d'éloge des princes et des seigneurs d'alors. La sentence à cette pacifique manifestation fut terrible : la réduction au silence des enfants de mon pays (dont Saâl Bouzid fut la première victime face au Café de France) au moyen des armes. La raison du plus fort est toujours la meilleure ?

Marche forcée vers les ténèbres, avec pour seule lumière le poème. Bougie aux vertus incommensurables. Mais aussi mèche prête à l'explosion. Ce qui eut lieu ce jour-là est mémorable et digne d'évocation. Notre mémoire doit être fertile et irriguée par ces douloureux souvenirs. Plus fertile que celles de nos aînés. Mai en plein jour. Adolescents aux aguets. Décimés à la fleur de l'âge de leur printemps pour avoir eu l'audace de réclamer liberté et justice. Châtiés pour leur témérité. Procès expéditifs. Despotisme occidental ? Nos princes d'alors étaient imbus de leur victoire sur le nazisme mais incapables de comprendre la douleur des autres. Pour avoir voulu fêter mai à leur manière, pour avoir voulu rappeler l'exigence de l'indépendance avant l'heure et crier à pleins poumons «Tahia el-Djazaïr», les balles pleuvaient sous le soleil. Crépitements sourds aux revendications. Incrédulité des badauds. Je mourus ce jour-là. Depuis, je meurs chaque jour un peu plus. Cupidité des blindés enragés. Mon sang ruisselle goutte à goutte. Patrie aux vertus insondables, n'as-tu pas été assez irriguée ? Mémoires courtes. Mes princes, avez-vous oublié le 8 mai 45 ? Avez-vous à ce point muselé votre mémoire ? Quel mépris pour ses frères d'hier, tombés au champ d'honneur ! Conscience inconsciente jusqu'à annihiler toute lucidité. Folie meurtrière. En ce temps-là aussi, les balles pleuvaient. Sous le soleil. Ironie du sort ? Indescriptible effroi. Cris. Larmes. Débandade. Corps jonchant le sol. Sang de chouhada de mai. Ruisseaux de sacrifice. Spectacle indescriptible. Renouvelé ailleurs, à Kherrata et à Guelma. Répétition de la Bataille d'Alger ? De Novembre 54 ? La foule scandait des mots d'ordre pour l'indépendance. Ce jour-là, les rues étaient investies par le peuple.

Manifestation pacifique. Banderoles livrées au vent. Ecriture gauche. Revendications fermes. Les bras enlacés pour former une ceinture solide. Pas cadencés. Folie meurtrière. L'artère principale de Sétif était noire de monde. Hommes démunis d'illusions, mais armés de leurs convictions. Yeux emplis d'une curiosité sans fin aux fenêtres. Corps devenus cadavres. Martyrs. Décompression urgente.

La mystification à outrance ne joue plus. Le compte à rebours commence. La saison de l'attentisme est (dé) passée. Tempête soufflant sur toutes les idées reçues sans discernement. Images singulières d'une révolte juvénile. Les tribunes officielles sont balayées. Signe du caractère indicible des jeunes. «Tahia el-Djazaïr». 8 mai 45, c'était hier. C'est encore aujourd'hui. Plus de place aux textes ésotériques, ni aux dédales bureaucratiques. Labyrinthes aux lianes inextricables. Freins au foisonnement d'énergie. L'heure est aux comptes arrêtés jusqu'ici par la répression aveugle. Oppression inouïe d'un peuple ayant rompu son lien ombilical d'avec la métropole. Répression incompréhensible au sein de la patrie de plus d'un million de martyrs. Une foule menaçante. Cris stridents. Dents aiguisées à l'endroit d'une colonisation parvenue... au sommet de l'indécence. Manipulation sanguinaire d'une jeunesse vouée au dépérissement ? Génération sacrifiée ? «Plus d'un siècle, ça suffit !». Le colonialisme hors de chez nous ! Eté 1962. Nous étions par vagues entières à l'âge de la scolarisation, parqués dans des camions. Déversés dans la rue pour grossir les rangs des manifestants. Joie indicible pour nous. Enfin la fraternité retrouvée... «Tahia el-Djazaïr! Tahia el-Djazaïr !». L'été de l'indépendance. Chaleur de l'enfance. Soleil de tous les espoirs. Fin de tous les interdits. Annonce de la huitième merveille du monde. Nous suffoquions dans l'habit étroit d'hier. L'espoir est toujours là. Ce jour-là, ils étaient nombreux. La rue, leur royaume. Le vote des pieds. Voix d'acier. Descendus de leurs quartiers périphériques, comme le firent plus tard, en novembre 54, les Chaouias des montagnes de l'Aurès. Nos parents montèrent à l'assaut d'une ville en proie à l'euphorie de la liberté (on célébrait tout de même la fin du nazisme). Cette aube-là vire au rouge sang. Rue de Constantine, musique des rafales. Le bâillon de la répression s'abat sur la ville. Assiduité de l'oppression. La matraque ne fait pas l'école buissonnière. Elle est toujours et plus que jamais au rendez-vous. Caves de villas aménagées à l'effet de torturer. Mai marqua la naissance de l'ire de l'occupant. Mai sans cesse renouvelé...

Mais que pèsent mes mots devant les tragédies de pans entiers de la société vouée à l'illettrisme ? Que faire contre le temps qui passe ? Impuissance indescriptible. Destruction explicite de l'instant. Exil reconduit. Analphabétisme incessant. Vécu voué aux gémonies. Morte la bête, mort le venin ? L'Histoire se répète t-elle avec d'autres acteurs ? Le bourreau n'est plus le même. Il porte toujours pourtant l'uniforme du pouvoir. Le fusil a changé d'épaule... Algérie libre et née du baptême du feu. Chaque génération a le droit de s'en réclamer pour défendre nos intérêts livrés aux appétits de nos Gargantua locaux.




* Auteur algérien (né à Sétif), avocat à Paris