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Qui est cet Algérien dont on parle ?

par Mohamed-Nadjib Nini*

2ème partie

Du point de vue de Berthier, les Arabes qui peuplent l'Afrique du nord aujourd'hui sont « au point de vue du sang, dans une large mesure, des tribus zénètes arabisées, hypothèse extrêmement probable selon lui ». En fait, c'est surtout l'Islam qui a le plus contribué à arabiser cette partie de l'Afrique. Mais malgré cette islamisation, toute une panoplie d'usages et de croyances magico-religieux anté-islamiques se retrouve encore dans l'ensemble des pays du Maghreb et notamment en Algérie. Ainsi, selon Berthier (1951, p. 32), « tout le massif de l'Aures, les Kabylies, les monts de Guelma, les hautes plaines du centre du Constantinois sont remplis de pratiques et de rites au-dessus desquels l'Islam n'a déposé qu'un verni (...). Il en est ainsi de certaines pratiques telles que les tatouages imprimés sur le corps (...), croyance aux génies, persistance du culte des saints, aux marabouts etc., autant de pratiques qui sont souvent parées de formules religieuses musulmanes... ».

L'importance de l'implantation de la langue berbère et ce malgré la présence des Arabes dans le pays est telle que « la zone berbérophone atteint presque Constantine et dépasse au nord chateau-d'un-du-Rhumel (l'actuel Chelghoum-L'Aïd). A l'est, cette zone atteint Tébessa (...) pour réapparaître dans les Kabylies (petite et grande) sauf à dire que le centre de la petite Kabylie est arabophone » Berthier (ibid., p.32). Selon cet auteur, la force de la trame raciale berbère est telle en Algérie que l'étude de la population « autochtone » ne doit pas se faire sous le signe de la psychologie arabe, mais sous celui de la psychologie berbère.

Nous avons déjà écrit à ce propos, quand le FLN a commencé à préparer l'opinion à l'amendement constitutionnel, un écrit qui s'est avéré prémonitoire («Omose», le «Quotidien d'Oran» du 30 au 1er avril 2008): «Ce qui se passe aujourd'hui ne nous encourage guère à l'optimisme et nous pousse à croire qu'aucune leçon ne semble avoir été tirée de certaines pages malheureuses de notre histoire. Encouragés par l'extraordinaire embellie financière due à l'envol des cours du pétrole sur les marchés internationaux, les démons du passé sont entrains de resurgir et les mêmes réflexes sont entrain de se remettre en place. Tous les ingrédients qui ont mené à octobre 88 et par la suite à la fameuse décennie noire sont entrain de se reconstituer.

Le parti unique est entrain de refaire peu à peu surface par le fait d'une classe politique qui ne pense ni au bien être de ce peuple ni à la pérennité de ses institutions, une classe politique dont la survie immédiate est la seule préoccupation (...)  C'est comme si l'histoire est entrain de se répéter, cependant, et si c'est le cas, il faut tirer les leçons de cette histoire, toutes les leçons et méditer cette citation de Winston Churchill: «Plus vous saurez regarder loin dans le passé, plus vous verrez loin dans le futur ». Nous avons aussi attiré l'attention sur le fait que: «les mêmes atermoiements, le même refus d'écouter, de dialoguer, le même mépris affiché à l'égard des revendications socioprofessionnelles et celles, plus larges, de la société civile dans son ensemble sont entrain de se répéter.» Nous ajouterons qu'il y a pire encore, la dernière décision du gouvernement de tripler ou de quadrupler le salaire des députés au moment où nos hôpitaux sont désertés par les meilleurs de leurs spécialistes à causes des salaires qui s'y pratiquent, au moment ou l'université est en faillite parce que les enseignants ne pensent plus à enseigner mais seulement aux meilleurs moyens d'arrondir leurs fins de mois, cette décision inique est une véritable insulte jetée à la face de ce peuple exsangue. C'est plus que du mépris, c'est tout simplement inqualifiable au moment ou des millions d'algériens ont du mal à boucler leurs fins de mois. De grâce messieurs, de grâce...

Je crois qu'avec ces élections historiques, nous sommes arrivés à un tournant décisif de l'histoire de l'Algérie, exactement comme en 1947 lorsque la léthargie des partis politiques de l'époque a conduit à la création de l'OS et par la suite à celle du CRUA.

Ces dernières élections viennent de mettre en évidence l'impossibilité du front démocratique à s'organiser en une véritable alternative politique. Il faut donc à l'Algérie un sursaut historique à la mesure de l'événement qui vient de se produire. Il faut à l'Algérie un nouveau personnel politique, de nouvelles figures capables de créer la rupture avec l'ancien système et ses réflexes rentiers. Il faudrait une révolution politique capable de mener à une rupture épistémologique au sens politique du terme, c'est-à-dire une rupture avec les conceptions politiques du passé. Ceci dit, je ne suis ni politicien ni politologue et je ne sais ni quand ni comment cette rupture va se faire, mais s'il y a une chose dont je suis sur, c'est que cette rupture se fera tôt ou tard. La seule question est comment elle va se faire ? Espérons seulement que nous n'aurons plus jamais à revivre octobre 88, ni les événements qui lui ont succédé.

Revenons maintenant à notre propos initial sur le discours du FLN sur le statut des langues, discours qui n'est finalement qu'un leurre, de la poudre aux yeux et la rhétorique argumentaire utilisée pour étayer ce discours en faveur d'une arabisation massive en s'interrogeant : « est-ce que les nations qui ont appris à leurs enfants des langues étrangères ont réussi ? (Le Soir d'Algérie, ibid.) » ne tient pas devant les faits. Bien au contraire cette rhétorique montre plutôt les limites de l'argumentation. En effet, il est très facile de rétorquer à cette argumentation qu'il ne faut pas aller chercher bien loin les nations qui ont réussi en recourrant aux langues étrangères. L'Algérie est de ce point de vue un exemple vivant, car tous les cadres qu'a formé notre pays, que ce soit ici même en Algérie ou encore dans les différents pays occidentaux et même pour certains d'entre eux dans les pays de l'ex bloc socialiste n'ont pas été formés en langue nationale, mais avec des langues étrangères.

Ce sont ces cadres qui ont fait marcher ce pays et qui continuent encore à le faire depuis maintenant près de quarante ans et si notre pays a aujourd'hui échoué, ce ne sont certainement pas les langues dans lesquelles ont été formés ces cadres qui en sont la cause, mais bien la gestion catastrophique de ce pays par ce même parti politique.

Un autre exemple plus édifiant encore sur ce non-senss édicté comme une sentence irréfutable par ce parti politique concernant le recours aux langues étrangères, celui des Etats Unis d'Amérique. Est-ce que cette nation s'est construite, devenant la première puissance mondiale, en recourrant aux langues des différentes ethnies et peuplades qui ont colonisé cette terre (parce qu'il n'y avait pas que des colons anglais), ou encore aux langues autochtones, langues des indiens d'Amérique qui sont les premiers habitants de ce pays ? De ce point de vue, la langue utilisée aux USA est bien une langue étrangère. Il y a aussi l'Australie ou encore le Québec. Les exemples infirmant cette sentence du FLN sont légions. Nous nous contenterons juste d'ajouter qu'aujourd'hui, au moment où le FLN appelle encore une fois à l'enfermement linguistique et au monolinguisme, les nations du monde entier sont entrain de s'ouvrir aux bienfaits du plurilinguisme.

L'Algérien aurait pu aujourd'hui, s'il n'y a pas eu cette malheureuse politique d'arabisation, parler parfaitement trois langues : l'arabe, le français et l'anglais. S'agissant de l'arabe et du français, ces langues ne posaient aucun problème particulier d'apprentissage.

Dans les années soixante et soixante dix, tous les Algériens parlaient sans difficulté ces deux langues, il aurait juste fallu renforcer et améliorer l'enseignement dans ces deux langues, quant à l'anglais, il aurait parfaitement pu être enseigné comme seconde langue dès la première année de collège. Ainsi, en arrivant à l'université, tous les Algériens auraient pu avoir une bonne maîtrise de ces trois langues.

Malheureusement, cécité oblige ou calculs politiciens inconsidérés, nous nous retrouvons aujourd'hui face à ce constat effarant : le naufrage de notre système éducatif tous paliers confondus au point où des promotions entières de jeunes diplômés quittent chaque année l'université ne sachant plus maîtriser ni l'arabe ni le français et presque sans véritable qualification.

Malgré ces résultats accablants, et au lieu de commencer tout d'abord par faire un état des lieux pour comprendre ce qui ne va pas dans notre système éducatif, et pour bien enfoncer le clou, le secrétaire général de ce parti politique pour bien souligner, semble t-il, l'importance de son plaidoyer en faveur d'une arabisation massive, seule remède à ces yeux à ce marasme généralisé, nous assène une autre sentence, ô combien de fois galvaudée, je cite: «la langue d'une nation est l'indice fiable de la préservation de son identité et du maintien de son essence, et si une nation perd sa langue, elle perdra forcément son histoire et ses valeurs». De quelle identité nous parle le FLN ? Qui est donc cet algérien dont il est question ici ? Nous parle-t-il de notre algérienneté ou bien d'une autre identité ?En fait, il ressort clairement de ce discours du FLN sur le statut des langues, qu'à partir du moment où nous parlons arabe, notre identité ne peut être qu'arabe.



Qui est donc cet algérien dont on parle ?



Certes, si la langue est un indicateur important de l'identité collective ou sociale comme le souligne Rebaudières-Paty (1987, p.19), une «dimension saillante» de l'identité collective, peut-on affirmer, qu'en Algérie, l'arabe classique remplit bien cette fonction ? En fait la langue dont parle Rebaudières-Paty c'est la langue maternelle, celle qui véhicule la mémoire collective du groupe social, son historicité. Or il se trouve qu'en Algérie la langue maternelle chargée de remplir cette fonction identitaire n'est pas l'arabe classique.

En fait, il y a en Algérie deux langues maternelles : l'arabe dialectal pour les populations arabophones et le berbère pour les populations berbérophones, si on doit donc considérer l'élément linguistique comme un facteur identitaire important c'est à ces deux langues véhiculaires que l'on doit se référer et non à l'arabe classique qui est une langue qui, du point de vue de sa syntaxe et de sa grammaire, totalement étrangère. En effet le petit algérien ne rentre en contact pour la première fois avec cette langue que lors de sa scolarité, mais sorti de là il est plongé dans un univers linguistique où cet arabe classique n'est plus du tout utilisé ou si peu. En dehors de l'école, en effet, les seuls endroits où l'enfant, le petit écolier, peut rencontrer cette langue c'est la télévision ou la radio.

Or il se trouve que l'accès aux chaînes de télévisions par satellite, notamment les chaînes françaises, a largement dépassé l'impact qu'aurait pu avoir l'unique chaîne de télévision nationale. Quant aux autres chaînes arabes véhiculées par le satellite et captées par nos téléspectateurs, là aussi l'essentiel des programmes et des films qui ont le plus d'audience auprès des ménages algériens ne s'expriment pas en arabe classique mais, en égyptien ou en syrien.

Quelle place reste-t-il donc à l'arabe classique dans la vie quotidienne des algériens ? Si peu en réalité. Comment dès lors peut-on prôner une appartenance identitaire à partir d'une langue si cette langue n'est pas le véritable outil de communication, si elle n'est pas le véritable outil de transmission des valeurs culturelles, des traditions, des us et des coutumes d'une nation?

En fait, si la race, l'affinité religieuse, la géographie et la langue, sont des constituants importants de la nation et de l'identité, il est tout aussi vrai, comme l'écrit Renan, que ces facteurs ne suffisent pas à eux seuls à créer une nation. En effet, le fondement d'une nation est essentiellement d'ordre effectif et intellectuel. Il faut que l'élève, dans l'histoire de son pays qui lui est enseignée puisse, non seulement «voir» son Algérie, sa nation, mais qu'il puisse surtout «la sentir». Il faut qu'il puisse acquérir le sentiment d'être un algérien, d'appartenir à une nation algérienne qui plonge ses racines dans une histoire millénaire et non pas le sentiment que son histoire est faite par d'autres que des algériens eux-mêmes.

Pour Devereux (1990, p.14) «les cultures se matérialisent dans des sociétés données qui, même géographiquement isolées, se situent rarement aujourd'hui à l'écart des processus sociopolitiques dominants, si bien que le concept d'identité doit être envisagé et dans un cadre culturel et dans un cadre sociopolitique». Nous ajouterons à cette citation de Devereux qu'elle doit également être envisagée surtout dans un cadre historique Aussi, pour bien comprendre qui est cet algérien dont on parle et comment les péripéties de l'histoire et la récupération politique de cette même histoire par amputation de certains de ses aspects ont fini par laisser croire qu'il n'y a en Algérie que des Arabes, comme si l'histoire de l'Algérie n'a commencé qu'avec la venue des Arabes, qui sont décrit non pas comme des conquérants mais plutôt comme des sauveurs venus sans violence répandre le message divin de l'Islam. Pour toutes ses raisons, il est impératif pour nous, pour notre mémoire d'essayer de retourner à l'histoire, d'en faire une lecture objective pour bien saisir la réalité des faits historiques, culturels et sociopolitiques qui ont contribué à l'élaboration de la personnalité algérienne et de son identité.

Car si la venue des arabes en Afrique du Nord a incontestablement marqué durablement et en profondeur les moeurs et les coutumes des habitants de cette contrée, il n'en demeure pas moins que les Arabes ne sont ni les premiers ni les derniers à avoir «transité» par notre pays et que la conquête arabe de l'Afrique du Nord ne s'est pas du tout faite sans violence et qu'elle a même rencontré une résistance aussi farouche que déterminée.

A ce propos nous pouvons lire chez Julien (1978 b, p.11) qu'« ... on oublie facilement au prix de quelles luttes l'Orient Musulman parvint à recouvrir l'Occident Berbère». Il ajoute plus loin (p.12) : «On sait que sa résistance fut longue et farouche». Selon Amrouche (1956, p.107), «il aura fallu plus de 150 ans pour venir à bout des berbères (...). Ce fut une conquête particulièrement laborieuse...». Et si par la suite les berbères embrassèrent l'Islam il semble bien, selon le point de vue de Marçais cité par Amrouche (ibid., p.160), point de vue sur lequel s'accordent, selon lui, les chroniques, que ce fut « par intérêt pour échapper aux réquisitions abusives, aux rafles d'esclaves ». Selon cet auteur, «lorsque le vainqueur et le convertisseur se sont éloignés, ils reviennent à leurs vieilles croyances...». D'ailleurs, selon Julien (ibid.), suite à la victoire de Kosaïla sur Okba en 683 à la tête d'une coalition de berbères et de byzantins, les berbères convertis à l'Islam s'empressèrent d'apostasier et ce ne fut pas la dernière fois car selon lui, citant un texte célèbre d'Ibn Khaldoun, ils le firent même assez souvent, jusqu'à 12 fois en 70 ans. Pour Berthier (1951, p.20), «l'Afrique du nord serait devenue automatiquement arabe si les invasions islamiques avaient déferlé dans un pays vide d'hommes. L'Orient aurait ainsi trouvé une magnifique colonie de peuplement, mais c'est le contraire qui est vrai». Selon cet auteur, «la Berbérie a opposé à la conquête musulmane la densité de ses habitants et son attachement à de vieilles coutumes qui avaient traversé notamment les deux civilisations carthaginoise et romaine».

Certains vont encore plus loin dans leurs analyses du type racial qui prédominait en Afrique du Nord. Ainsi, selon Augustin Bernard cité par Berthier (ibid., p.19), « Il n'y a pas d'Arabes dans l'Afrique du Nord. Pour Amrouche (ibid.), «la prédominance de la religion musulmane et de la langue arabe qui lui sert de véhicule avait fait croire aux Européens, en particulier à l'époque de la conquête de l'Algérie, que l'Afrique septentrionale était exclusivement peuplée d'arabe, mais un examen, même superficiel, suffit pour se convaincre que beaucoup de populations indigènes ne parlent pas l'arabe et le comprennent à peine. Isolées dans les massifs montagneux ou dans les oasis, c'est à dire dans les régions les moins accessibles, elles se sont longtemps dérobées à l'observation scientifique des Européens pour les mêmes causes qui les avaient soustraites à la domination politique des Arabes ». On a finalement reconnu, selon Bernard (1929) que l'Afrique septentrionale est véritablement une Berbérie où une mince couche arabe repose sur un substratum autochtone à peine modifié.

Selon Julien (1978 a, p.46), «les habitants qui constituaient l'Ifriquia à l'époque de l'invasion arabe étaient en majorité des Berbères Islamisés. Les Arabes aussi étaient peu nombreux 100 000 peut être. Les Chrétiens, Berbères convertis de longue date, ou descendant romains englobés sous le nom d'Africains (Afariq), n'ont pas disparu et tiennent une place importante, grâce à leur culture traditionnelle, en dépit de leurs querelles intestines. On trouve aussi selon El Yaqoubi, cité par Julien, des Roums, c'est à dire les débris des garnisons bizantines d'antan en voie d'assimilation. Dans les villes, des juifs, notamment des médecins, représentent une élite intellectuelle... ».

A suivre


*Université Mentouri-Constantine