Envoyer à un ami | Version à imprimer | Version en PDF

Les retrouvailles d'un drapeau

par Baghli Abdelouahab *

Suite et fin

Le deuxième jour, on m'a fait sortir de mon cachot pour une autre séance de torture, avec toujours du courant électrique. Cet enfer allait durer une demi-heure environ. Bizarre, je n'ai pas ressenti les douleurs atroces de la veille. Je me suis dit que le Bon Dieu m'assiste et qu'il allège mes souffrances. Je n'ai rien dit, je suis reconduite à ma cellule. je suis jetée à même le sol glacé de béton, sans couverture, avec pour compagnons des rats. Vers trois heures de l'après-midi, ils me font sortir pour une autre séance de torture, avec toujours du courant électrique et pour la même durée. Je me suis dit que s'ils ne changent pas de méthode d'interrogatoire, je pourrais résister.

Le lendemain, soit le 3ème jour, je suis livrée pour la séance matinale à un certain Mansour de Aïn El-Houtz, un repenti qui s'est mis à torturer, devant remplacer les autres occupés à faire parler quelqu'un. Il m'a fait la révélation parce que je n'ai pas parlé, dit-il, qu'il active toujours avec El-Djebha et m'a confié : «Je fais semblant de te torturer, je ne branche pas le courant, il faut hurler comme de vrai». Il viendra me chercher dans l'après-midi pour une nouvelle épreuve.

Les mêmes exercices ont été répétés les 4ème et 5ème jours. Avec la complicité de Mansour, je n'ai rien dénoncé. Le 6ème jour, on m'a placé dans une cellule avec deux autres femmes qui avaient terminé les épreuves d'interrogatoire. J'ai appris que le mari et les enfants de la plus âgée ont été tués, la plus jeune n'ayant rien voulu révéler sur son sujet. Les soirs, lorsqu'il n'y avait plus personne, Mansour nous rejoignait dans notre cachot et nous faisait part des personnes arrêtées, celles qui n'ont pas encore parlé et celles qui ont avoué. Il disait qu'il rendait compte de la situation au «nidam». Mais je ne lui ai jamais fait confiance.

Le camp de torture, récemment construit, se composait de trois salles, dont deux étaient réservées aux tortures, alors que la troisième servait de bureau à l'administration coloniale pour consigner sur des registres les noms et prénoms des détenus, leurs dates d'entrée et de sortie, leurs fonctions, leurs activités, leurs aveux... A une quinzaine de mètres, étaient bâties une vingtaine de cellules de dimensions - sans verser dans la précision - d'environ un mètre de haut, quatre-vingt cm de large et un mètre de long, fermées par des portes métalliques. Ces deux structures étaient séparées par une cour où il y avait une petite fontaine et un arbre très haut.

Je suis restée retenue un mois au niveau de cette caserne. Nous regardions, à travers les fentes de nos cachots, les tortures infligées aux fedayin lorsqu'elles avaient lieu dans la cour. Ils étaient pendus par les pieds à un arbre, la tête immergée dans une bassine pleine d'eau, torturés sans répit, plus atrocement, au fouet, à l'électricité. On striait de larges plaies au couteau sur le corps qu'on enduisait de sel : le spectacle était horrible. Les suppliciés, à la fin de chaque séance, étaient jetés comme des loques, des épaves sans vie au niveau de leur cellule. Mortifiées, horrifiées, nous ne pouvions que prier Dieu pour leur venir en aide. Ce spectacle nous faisait souffrir autant que les victimes. Certains mouraient des suites de ces supplices, d'autres étaient conduits à l'extérieur pour être exécutés. D'autres séances d'interrogatoires avaient lieu à l'intérieur des baraques, là où j'étais torturée. Les tortionnaires avaient à leur disposition des cageots de bière. Ils s'en servaient à volonté pour surmonter leur appréhension. Les moyens d'extorsion étaient variés, allant de l'électricité à la baignoire pleine d'eau, où était enfoncée la tête du suspect jusqu'à l'étouffement. On agrémentait le supplice par des rafales de décharges électriques, les bastonnades au fouet, à la matraque sur laquelle dépassaient des clous étêtés, les effractions anales par l'intromission de bouteilles et de tessons de bouteille, les brûlures du corps par le chalumeau, par la cigarette allumée... Les moyens de sévices changeaient pendant la même séance, c'était interminable.

Nous écoutions leurs hurlements, incapables d'arrêter ces enragés ni venir en aide à la misère de nos frères et de nos sœurs. Pendant cette période d'internement, nous avons été témoins d'une centaine de personnes arrêtées et soumises à l'épreuve.

Mansour, en venant nous rendre visite un soir, nous a révélé que dès qu'il a placé le courant à quelqu'un, il est mort sur le coup, sans savoir pourquoi. Il semble que ce soit un Bensari. Les tortionnaires ont ordonné ce jour d'éteindre la lumière et ont laissé le camp dans l'obscurité. Mansour nous a demandé de ne pas regarder à travers les fentes, sinon «on viendra vous tuer».

Au niveau de chaque centre de tortures, il existe un charnier. Le chiffre initialement avancé juste après l'Indépendance de 1.500.000 martyrs doit être revu à la hausse. Au niveau uniquement d'Alger, la capitale, on dénombrait pas moins de 730 centres d'interrogatoires, dans la wilaya de Tlemcen, 320. Ces hauts lieux de «la question», dont les pratiques surpassaient celles dénoncées des méthodes nazies (Gestapo, SS...), se comptaient par milliers à travers le territoire national.

Après ce séjour infernal, je suis conduite au commissariat de police, puis transférée à la prison de Tlemcen d'El-Qasba. Je suis retenue prisonnière avec d'autres femmes, telles la soeur Malti Djamila, et beaucoup d'autres. L'atmosphère était horrible. Enfermée entre quatre murs, avec en sus dans ma tête les fredonnements sans cesse répétés des hurlements de ceux dont j'ai été témoin des tortures. Chacune des détenues raconte son drame, ses supplices mais toutes étaient fières d'avoir participé à la libération du pays et que s'il fallait refaire, elles étaient prêtes à donner le meilleur d'elles-mêmes et avec plaisir. Nos gardiennes nous harcelaient, nous frappaient, nous insultaient, nous en voulaient d'avoir échappé à la mort sous l'effet des tortures. Notre sentiment nationaliste et d'indépendance était le plus fort, nous ne nous sommes jamais soumises.

Au bout d'un mois, je suis conduite au tribunal de Tlemcen pour être jugée le 18 juillet 1958. Ma famille entre-temps a contacté Hadj Kouider Mesli, un notable de la ville, mandataire en fruits et légumes, chez lequel se ravitaillait l'armée. Il connaissait un officier militaire, à qui il a demandé d'intervenir en ma faveur. En effet, j'ai écopé d'une décision de justice bénigne, deux ans de prison avec sursis, avec un pointage quotidien à la mairie. Et si je voulais sortir en dehors de la ville, il me fallait obtenir une autorisation spéciale.

Après mon arrestation, c'est la soeur Benachour Fatiha qui a pris sous sa responsabilité la direction de la cellule.

Drôle de coïncidence : le jour de ma présentation devant le tribunal, Hadj Kouider Mesli devait quitter Tlemcen, car il était recherché par la police à son tour.

Sid Ahmed et Driss seront arrêtés en même temps. Sid Ahmed, après un passage dans un centre d'interrogatoire, sera envoyé à la frontière pour participer à la mise en place du réseau barbelé algéro-marocain. Driss n'a pu résister aux tortures, il perdra la tête.

J'ai réappris à vivre avec beaucoup de bonheur dans la maison paternelle. La seule servitude était de pointer tous les matins au niveau de la mairie à 10 heures. J'ai été contactée par les «frères» pour renouer avec l'activité nationaliste. J'ai refusé, parce que je me sentais surveillée. Cela ne m'empêchait pas de transmettre de temps à autre à Si El-Yazid des messages que me remettaient les responsables qui trouvaient refuge chez nous ou ceux que la soeur Benachour me donnait.

A notre grand étonnement, mon frère Sid Ahmed, qui venait d'être libéré des travaux forcés effectués au niveau de la frontière, a reçu des messages lui signifiant qu'il était en faute avec «l'organisation», mais sans cause apparente. Il faut rappeler que Sid Ahmed était le gérant de l'entreprise familiale en bâtiment Kara Frères. Un avant-dernier message est parvenu, mentionnant une pénalité de 400.000 francs. Nous avons demandé aux responsables abrités chez nous ce qu'ils pensaient de toutes ces menaces, ils ont répondu qu'il ne fallait pas en tenir compte. J'ai demandé à mon frère Sid Ahmed de me les remettre, je les ai remis à Si El-Yazid qui m'a répondu de ne pas en faire cas. Forts de ces avis autorisés, nous avons tranquillisé notre frère. Un jour, il reçoit un message écrit en rouge. C'était le pire des avertissements. Il signifiait la peine de mort. Le grief retenu contre lui est de ne pas s'être acquitté de l'amende infligée. Sid Ahmed sortait de la maison à huit heures du matin et ne revenait que tardivement le soir. Des individus suspects rôdaient autour de la maison. Par deux ou trois fois, ils se postaient aux alentours de la maison pour le tuer. A chaque fois, il a réussi à s'échapper. Nous lui avons conseillé de ne plus sortir de la maison, mais ce n'était pas évident à cause de ses obligations professionnelles. Un soir, comme d'habitude, alors qu'il descendait de la voiture pour entrer dans la maison, des individus aux aguets dans la maison d'en face ont tenté de le surprendre. Il s'est précipité vers la porte de la maison qu'il ferma vivement. Il l'a échappé belle et de justesse. On sonnait également plusieurs fois à la porte, décidés à le tuer. Nous avons vécu l'enfer, coincés dans une situation inextricable. Alors qu'on activait pour la Révolution et qu'on offrait le gîte aux moudjahidine, on était condamnés à mort par des «moudjahidine».

Après, c'était à mon tour d'être inquiétée à cause des rapports que je transmettais, mais surtout pour avoir averti mon frère des guet-apens tendus. Ils ont envoyé une femme pour me demander de venir à la maison chez elle. Par bonheur, mes belles-soeurs Fatiha et Khalida venaient de voir deux hommes pénétrer dans son domicile et m'ont avertie du danger. Ma mère, également inquiète, a exigé de ne pas m'y rendre. Finalement, je n'ai pas été. Cette femme, que je connaissais très peu, m'a demandé un jour de lui porter secours, car les hommes qu'elle avait hébergés se sont retournés contre elle : ils l'ont battue et voulaient la tuer. Elle m'a avoué que si j'étais venue le jour où elle me l'a demandé, il y avait dans la maison des hommes qui m'attendaient pour me liquider. Elle me demanda comment faire pour échapper à une mort certaine. C'était à ne plus rien comprendre : en guise de récompense après tout ce qu'on a donné à la Révolution, se voir harcelée de la sorte !

Un jour, Si El-Yazid a pu regrouper tous les messages que j'avais transmis et qui devaient être normalement en sa possession. Il m'a fait savoir que les personnes qui essayaient de nous nuire ont été éliminées, mises hors de combat. Ils avaient constitué un réseau au nom du FLN pour servir leurs intérêts, notamment pour s'enrichir.

Comble de l'histoire, quelques mois seulement après ma sortie de prison, j'ai failli périr par les mains d'Algériens au nom de la Révolution. Trois mois après ma sortie de prison, je me suis mariée avec M. Kara-Ouezène Abdelghani pour aller habiter en France !

L'ECOLYMET, sous la présidence de M. Taleb Bendiab Hadj, a fait ériger le 19 mai 2005, Journée nationale de l'étudiant, au niveau de cette caserne transformée en faculté de médecine, une stèle du souvenir en mémoire à toutes les victimes qui sont passées par là, ont été tuées ou sont encore vivantes par on ne sait par quel miracle. Ce jour-là, tout Tlemcen s'est recueilli en hommage à cette semence qui va donner naissance à la liberté.

Une kyrielle de symboles. Algériens, souvenez-vous !

* Un des drapeaux m'a été remis par un malade originaire de Sebdou (wilaya de Tlemcen). Il m'a déclaré que c'est un drapeau datant de 1958 et qu'il a été confectionné par Mlle Kara Terki Habiba. J'ai entamé les recherches pour découvrir cette personne et pour écrire l'histoire du plus beau drapeau du monde et de la plus habile des couturières.




* Membre de l'Instance exécutive du FLN, ex-député