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Les retrouvailles d’un drapeau

par Baghli Abdelouahab *

1ère partie

Je suis née le 28 juillet 1934 à Tlemcen. On habitait à Sidi Chaker, quartier qui, sans être populaire, était davantage habité par les Arabes. Il est situé sur les hauteurs de la cité, au pied de la falaise qui surplombe la ville, le plateau de Lalla Setti.

C’est déjà la périphérie, une ouverture béante par laquelle on gagne les forêts et les monts avoisinants, c’est-à-dire, en cette période de rébellion, le maquis. Il est limitrophe également de Boudghène, quartier arabe, populaire, haut lieu de la Révolution.

Ces facteurs de risques ont amené les autorités françaises à verrouiller le secteur. Pour cela, la Maison des jeunes, qui se trouvait non loin de notre demeure, a été occupée par les militaires pour être transformée en poste de surveillance.

Notre maison servait depuis 1957 de relais militaire pour les moudjahidine, particulièrement les responsables en déplacement dont Benyellès, Si El-Yazid, Fethi Major, Salah (reçu blessé, actuel propriétaire du café de la place d’Alger à Tlemcen), Djilali Guerroudj (condamné à mort), Inal, le professeur d’histoire (chahid tué à Ouled Mimoun lors d’une embuscade) et bien d’autres de passage qui n’ont jamais révélé leur identité.

L’ambiance familiale scandait avec la frénésie du nationalisme. Toute la famille, mon père, ma mère, mes frères Sid Ahmed l’aîné, Mohamed, Driss, Khaled, Mustapha, leurs épouses dont Fatiha et Houria (soeur de Djilali Guerroudj), mes soeurs Rabia et Latéfa, et beaucoup d’autres parentes venaient pour «travailler» pour arracher l’indépendance. Tandis que les hommes s’affairaient dehors, les femmes s’occupaient de l’intérieur, la cuisine, la lessive...

Mon père et mon frère Mohamed étaient officiellement engagés : le premier avait des relations avec les maquisards, le second était responsable de Sidi Chaker ; il rejoindra le maquis peu de temps après. Ma soeur Latéfa, la plus jeune, en plus des travaux ménagers, assurait avec mon jeune frère Mustapha le gardiennage de la zone pour surveiller les déplacements des patrouilles militaires. J’ai deviné par intuition les engagements de mon père et de mon frère. Les consignes du «nidam» étaient strictes, personne n’avait le droit d’afficher son militantisme. Les voisins connaissaient notre demeure pour être un repère clandestin. Il était aisé pour n’importe quel militant de se rapprocher de notre foyer sans être inquiété, et aussi facile d’être dénoncé par n’importe qui.

J’avais 22 ans lorsque j’ai été contactée par une soeur, Fadéla Benamar, pour me proposer de m’engager, ce que j’ai considéré comme naturel. J’ai aussitôt acquiescé, mais j’ai tenu à mettre au courant mon père, pour avoir certes sa permission et sa bénédiction mais aussi pour lui faire savoir que je suis digne de lui. Son accord a été spontané. Cette négociation a été engagée lors d’une date historique qui correspond à l’arrestation de Benbella et de ses compagnons, ce qui a galvanisé davantage mes sentiments nationaux.

A l’intérieur de notre maison, il est clair qu’aucun de nous ne faisait part de ses activités à l’autre. Chacun s’employait de son côté dans le secret le plus strict. Dans cette cellule, je me trouvais avec les s?"urs :

- Benamar Fadéla, la responsable, soeur de Larbi (Hocine, le frère de ce dernier, sera tué à la place du père par la Main Rouge en représailles de la fuite de son fils Larbi vers le maquis),

- Baba Ahmed Nouria,

- Benachour Fatiha,

- Maliha Hamidou, qui décédera sous la torture (le lycée de jeunes filles de Tlemcen porte son nom).

Nos missions étaient de type civil :

* Notre emplacement territorial me permettait d’avoir des contacts («ittissal») avec les djounoud. Les messages étaient rédigés par la soeur Maliha Hamidou en français ou par ma soeur Rabia en arabe. Je devais remettre ces informations écrites à un responsable, Si El-Yazid, au niveau d’une baraque située à El-Djlissa, où d’autres djounoud l’accompagnaient. A son tour, il me donnait parfois des messages que je devais remettre à Maliha Hamidou et à Benamar Fadéla.

* je devais également collecter des fonds au niveau de notre quartier jusqu’au Hammam Boudjakdji. Les autres militantes s’occupaient chacune de son quartier. Beaucoup de familles s’acquittaient de leur devoir à chacune de mes visites qui étaient mensuelles. D’autres s’abstenaient par peur.

* Etant couturière, une moudjahida est venue me solliciter pour confectionner les drapeaux. Elle m ’a apporté un modèle et j’ai commencé à en produire. Dans la journée, soit je collectais l’argent, soit je me déplaçais chez les djounoud, soit je préparais à manger à nos hôtes et le soir, quand je pouvais, je confectionnais les drapeaux à raison de 2-3/nuit. Chaque semaine ou chaque quinzaine, elle venait chercher ce que j’ai préparé.

Comme elle était toujours voilée, je n’ai jamais vu son visage et je n’ai jamais su qui elle était ; elle repartait avec les drapeaux sous le voile. Je n’ai jamais su où ils étaient acheminés. Vaguement, il me venait à l’esprit qu’ils prenaient la direction de Béni Bahdel.

Notre responsable Benamar Fadéla s’est mariée avec un certain Bensenane. Je n’ai jamais su ce qu’elle est devenue. Ce qui va me permettre de devenir responsable de la cellule à la suite de cette vacance. J’ai travaillé pendant deux ans environ,

Un jour, en me déplaçant à El-Djlissa pour remettre un message à Si El-Yazid, celui-ci m’a averti que Bouchikhi notre «ittissal», qui venait chercher l’argent, a été arrêté et que, sous la torture, il va certainement parler. Il m’a demandé alors de ne pas rejoindre la maison car je serais à mon tour arrêtée. J’ai refusé sa proposition, j’ai opté pour le retour. Peu de temps après, neuf hommes mêlés de près ou de loin à nos activités seront dénoncés et arrêtés. Il s’agit de Sid Ahmed Mesli, Zenagui...

Aussitôt après avoir rejoint notre demeure, j’ai avisé les moudjahidine et je les ai fait évacuer individuellement sous la vigilance de mon jeune frère et de ma jeune s?"ur. Dans le même temps, toute la famille s’est attelée à effacer tous les indices suspects. Le responsable militaire a vu juste. Mon appréhension s’échafaudait cette nuit par une agitation inhabituelle de convois militaires qui ont laissé sortir en trombe des centaines de soldats, pour se poster le long des rues. Rapidement, ils ont bouclé tout le quartier. L’heure fatidique a sonné, celle que redoute n’importe quel être humain, quelle que soit sa témérité. Les paras ont envahi avec fracas la maison et ont obligé manu militari tous les présents à sortir dans la cour, en leur ordonnant de lever les mains face au mur. Ils ont pénétré dans ma chambre, m’ont ordonné de me placer face au mur et se mirent à fouiller en mettant sens dessus dessous tout ce qui tombait entre leurs mains. J’ai été arrachée des miens à une heure du matin le 5 mai 1958, pour être conduite je ne sais où. Je ne donnais plus cher de ma peau, sachant que pour ce qui va suivre, il valait mieux être en enfer. Dans la Jeep qui me conduisait vers les bureaux des interrogatoires, je me demandais si j’allais résister aux éternelles séances de tortures, sachant que les consignes données aux bourreaux sont strictes : faire parler l’inculpé le plus tôt possible pour surprendre les autres membres de la cellule.

Cette terrible épreuve a déjà commencé par l’arrogance, le sentiment de déni, l’exécution mécanique des gestes de l’enlèvement, les insultes racistes et les regards foudroyants émis par mes futurs tortionnaires, devinant leurs arrière-pensées : «On va bien rigoler tout à l’heure, ma petite». Je me sentais écrasée, réduite à un tas de chair sur lequel on allait s’acharner. Ce frêle corps dont ils vont disposer à leur guise, qu’on va démolir, qu’on va réduire en bouillie, va-t-il supporter ? Va-t-il survivre ? J’implore le Dieu Tout-Puissant d’être à mes côtés. A part les moyens de torture habituels et inimaginables faits aux hommes, que réservent-ils de spécial aux femmes ? Est-ce que je pourrais résister et ne pas donner les noms de mes camarades ?

On m’arrache du véhicule, je ne me sentais plus, je ne pesais plus rien, mes facultés mentales exacerbées, foudroyées par la tragédie de la scène et par l’approche imminente des premières bastonnades. Un frisson plus douloureux que la plaie produite par un couteau a parcouru mon corps. Je me sentais vulnérable face à ces hommes inconnus dont les forces me paraissent surmultipliées, décidés à extirper des noms par leurs légendaires interrogatoires musclés.

Nous arrivons au niveau du quartier des Spahis, ou caserne Miloud, actuellement transformée en faculté de médecine. Les paras, après avoir réalisé leur mission de capture, se sont dissipés dans la caserne en me confiant à des agents secrets en tenue civile. Ces derniers m’ont conduite au niveau d’un campement où se trouvait Bouchikhi, la mine défaite, exténué par d’interminables séances de torture. A la question qui m’a été adressée : «Tu connais ce type ?», j’ai répondu par la négative. Pour cette première réponse, j’ai été giflée. On s’est adressé de nouveau à lui et il a répondu par l’affirmative, «qu’il me connaissait et que je lui remettais l’argent collecté». J’ai de nouveau nié. Avec cet entêtement, j’ai reçu d’autres paires de claques. «Tu tiens toujours à nier !», ironisent-ils. On a décidé alors de me conduire à la salle des tortures. Je suis conduite au niveau d’une pièce livide, glacée, vide, où étaient déposés les instruments de supplice et des courroies suspendues au plafond. Ils m’ont demandé d’enlever mes vêtements. Quatre à cinq agents secrets m’ont fixé les pieds et les mains à une planche et ont fait actionner le courant électrique par l’intermédiaire d’une prise. Celle-ci est ôtée et replacée par intervalle à l’approche de l’évanouissement. Au premier jet électrique, j’ai commencé à hurler, je me tordais de douleur, mes dents s’écrasaient entre elles, tout mon corps se branlait mais les lacets me retenaient implacablement attachée à la planche. La douleur est inimaginable. Je ne sais pas combien ça a duré. J’ai perdu connaissance. Lorsque j’ai retrouvé mes esprits, je me suis retrouvée dans les bras d’un jeune homme qui avait déposé un mouchoir imbibé d’eau froide sur mon front et qui me faisait boire des gorgées de tisane. Il m’a reconduit dans ma cellule, en me disant «qu’il était un appelé de France et qu’il ne faut pas que je le dénonce». J’ai réalisé à ce moment où j’étais. Je frissonnais, ma langue dégageait une odeur de brûlé, mon corps me paraissait cuisiné.

A suivre


* Membre de l’Instance exécutive du FLN, ex-député