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L'insécurité juridique : une menace réelle sur l'Etat de droit

par Kamel Rahmaoui *

«Bon droit a besoin d'aide.» (Molière, la comtesse d'Escarbagnas.)

Nous sommes tellement habitués à entendre parler de sécurité publique, alimentaire, sanitaire, aérienne, sociale et même de sécurité routière, que le thème de sécurité juridique, peut nous paraître à première vue comme un thème récent, voire même fantasque.

Pourtant ce thème a irrigué de longue date les études en droit, notamment en Europe bien qu'il ne soit pas mentionné clairement dans les constitutions de ces pays, à l'exclusion de celle de l'Espagne de 1988.

En effet le libéralisme considère la sécurité juridique comme étant le corollaire de l'état de droit car elle permet à l'individu libre de mieux mesurer les implications normatives de tous ses actes et de limiter toute forme arbitraire des autorités publiques.

Le droit doit donc nécessairement revêtir une certaine moralité si l'on veut qu'il soit appliqué sans soulever le mécontentement du peuple, la stabilité du pays dépend avant tout de la confiance des citoyens en leurs lois, confiance qui ne peut régner que si le droit est accessible, suffisamment clair, stable et en mesure de renseigner sur l'avenir.

Il s'agit donc d'un principe stabilisant et régulateur de l'Etat de droit, qui est pris en considération dans les relations économiques et politiques entre les Etats, un pays qui est réputé jouir d'une instabilité de ses normes juridiques est mal considéré par les partenaires étrangers.

Le regain d'actualité que connaît le concept de sécurité juridique répond à un phénomène d'insécurité croissante de notre droit contemporain, marqué par une inflation anarchique des textes juridiques et leur mauvaise qualité rédactionnelle, ainsi que la multiplicité des autorités habilitées à l'élaboration des normes de droit qui deviennent de plus en plus inaccessibles aux citoyens.

 

I/ Une prolifération inquiétante des normes juridiques.



« Il est parfois nécessaire de changer certaines lois, mais le cas est rare, et lorsqu'il arrive, il ne faut y toucher que d'une main tremblante». (Montesquieu, «De l'esprit des lois».)

Des centaines de lois et de textes réglementaires constituent aujourd' hui notre stock de normes juridiques qui ne cesse d'évoluer et auquel viennent s'ajouter des centaines de traités et accords internationaux.

De nos jours, il est courant de voir le juge appliquer dans un même litige des normes résultant à la fois du droit international, de la législation interne et de règlements émanant d'autorités administratives indépendantes.

Ce foisonnement du droit est sans nul doute dû à plusieurs facteurs, dont certains échappent aux pouvoirs publics, à l'instar du développement considérable du droit international et des croyances exagérées des citoyens selon lesquelles les problèmes ne peuvent être résolus que par les lois, ce qui encourage leur production.

Cependant les principales causes de cette surproduction normative demeurent l'abandon du législateur de ses fonctions de producteur de normes au profit du pouvoir exécutif.

Ainsi pour subjuguer les peuples, les gouvernants n'hésitent pas à annoncer -faisant souvent recours aux médias lourds- des projets de lois qui n'ont jamais été précédés d'une quelconque étude, ce qui piége dans beaucoup de cas le législateur et donne naissance ainsi à des lois dont l'application dépend de textes réglementaires.

Le même phénomène est constaté en matière d'exécution d'un programme gouvernemental, ou sous l'habile prétexte de profiter du savoir-faire de l'exécutif, des lois sont prises par ordonnances ce qui entraîne une dépossession de la compétence parlementaire. Ce recours à la législation déléguée doit être sérieusement encadré par la loi qui doit en préciser la durée, le champ et l'objet, si l'on veut éviter que cette législation déléguée ne soit détournée de son véritable objectif, et permettre ainsi à l'exécutif de codifier à non constant, fragilisant davantage la sécurité juridique.

Face à cette prolifération inquiétante des normes juridiques, qui soulève des questions pertinentes relatives à la rétroactivité des lois ainsi qu'aux droits acquis, il devient de plus en plus difficile de cerner avec certitude les droits et les obligations qui s'attachent à chaque situation particulière.

Le citoyen est la première victime de cette complexification du droit, source d'obscurité, d'imprévisibilité et d'instabilité des situations juridiques.

Peut-on de nos jours imposer encore l'adage « Nul n'est censé ignorer la loi »? l'exception d'ignorance de la loi reconnue par certains Etats, ne doit-elle pas devenir la règle ?

Les normes nouvelles ne doivent pas, dans un Etat de droit, porter atteinte à des situations antérieures ou bouleverser des contrats passés.

Le principe de sécurité juridique exige que quel que soit l'objectif visé par la nouvelle norme, cette dernière doit prendre en considération les situations juridiques légales nées avant sa promulgation. L'autorité investie du pouvoir réglementaire doit édicter pour des motifs de sécurité juridique des mesures transitoires qu'impliquent le passage à une réglementation nouvelle, Dans un Etat de droit, le changement de la réglementation ne doit pas être brutal, il doit être prévisible.

C'est pour cette raison d'ailleurs que le juge fait un équilibre entre l'activité de production normative qui est d'ordre d'intérêt général et la protection des droits et libertés de l'individu, et permet ainsi au pouvoir exécutif, sans habilitation express, de préciser des modalités d'application, comme retarder l'entrée en vigueur d'un texte si des motifs sérieux l'exigent.

La sauvegarde du principe de la sécurité juridique implique donc l'existence d'une complémentarité d'activité entre le législatif et l'exécutif. Le principe de la séparation des pouvoirs ne peut porter atteinte aux droits et libertés.

Nous tenons à rappeler que même en matière d'annulation d'une décision administrative, qui sous entend que l'acte annulé n'a jamais existé le juge pend soin de protéger les droit acquis, comme dans les cas des promotions des fonctionnaires publics.

Ainsi l'ordonnance N° 08-02 du 24 juillet 2008 en instituant une taxe sur l'acquisition des véhicules neufs importés par des concessionnaires (Art147 sexies), bien quelle vise la protection des intérêts financiers vitaux de l'Etat, aurait dû édicter des mesures transitoires afin de ne pas brusquer les relations contractuelles des concessionnaires avec leurs clients, et accorder en même temps plus de crédibilité à la politique financière de l'Etat. Les nouvelles lois ne doivent pas avoir un effet rétroactif car on ne peut écarter facilement le principe de la survie de la loi ancienne (Droit civil) qui veut que les situations demeurent régies par la loi qui était en cours au moment où elles sont nées.

Il est bon de souligner que le pouvoir réglementaire des ministres, source d'inflation des normes de droit, ne saurait s'exercer efficacement sans tenir compte du principe de sécurité juridique.

Ainsi la question de l'équivalence de certains diplômes de post-graduation délivrés par des pays étrangers ne saurait être réglée sans tenir compte des droits acquis. La récente décision prise par le Ministre de l'Enseignement supérieur en Algérie et concernant cette affaire même d'équivalence, si elle cherchait sans aucun doute à mettre de l'ordre dans ce domaine et asseoir l'autorité de l'Etat, aurait dû prendre en considération cet aspect très important dans l'Etat de droit, c'est-à-dire celui des droits acquis.

La rétroactivité dans pareils cas constitue une source d'instabilité et de perte de confiance en les institutions de l'Etat.

Cependant le droit ne peut être efficace s'il n'est pas lisible et intelligible.



II/ La mauvaise qualité rédactionnelle de la norme juridique.



«Vous les verrez bientôt, les cheveux hérissés et les yeux vers le ciel, de fureur, élancés » (Boileau, Satire, 4)

La formulation de la norme de droit est d'une importance capitale en matière de protection des droits et des libertés, car le droit est destiné non seulement au citoyen dont on attend un comportement bien déterminé mais aussi au juge qui est appelé à contrôler son application.

Une loi obscure, imprécise élargit les attributions des gouvernants, égare le citoyen, handicape la défense, rend le juge perplexe et renforce son pouvoir en le contraignant à aller au delà de l'interprétation voulue, devenant à son tour, et malgré lui, un créateur de normes.

Le flou des dispositions législatives ou réglementaires c'est-à-dire leur inintelligibilité peut provenir d'un mot, d'une expression ou d'une prescription imprécise.

Les créateurs de normes doivent donc, avant toute chose, maîtriser parfaitement la langue, leur vocabulaire doit être clair, précis de façon à permettre, au citoyen juriste moyen, de savoir sans équivoque ce qui est attendu de lui, et encadrer suffisamment le pouvoir discrétionnaire des gouvernants.

Aussi et afin de garantir l'efficacité des normes, beaucoup de pays n'ont pas hésité à former des rédacteurs de normes juridiques et faire la guerre au bavardage et à l'incontinence parlementaire source d'obscurcissement du droit, le but recherché est d'arriver à promouvoir un droit intelligible.

Le problème se pose avec acuité pour les pays émergents importateurs de normes juridiques. En effet dans la quasi-totalité des cas, une fois le droit importé traduit dans la langue du pays concerné, il perd totalement son sens ; ce qui donne souvent naissance à de longs et onéreux litiges pour que les instances judiciaires suprêmes se prononcent et reconnaissent en fin de compte qu'il faut appliquer le texte d'origine.

Le lecteur trouvera un exemple parfait en la matière, ou la cour suprême en Algérie renvoie les parties au texte rédigé en langue française ! (Voir la revue judiciaire en langue Arabe N° 01 de l'année 1989.p.335).

Les juristes algériens se souviendront, aussi sans doute longtemps de l'article 169 Bis du code de procédure civile, lequel traduit en langue nationale a accordé un autre droit au requérant !

Est-il nécessaire ici de souligner qu'en matière pénale l'incrimination ne peut s'accommoder de formules ambiguës ou évasives, mais doit naître d'une formulation qui obéit à une rigueur extrême.

Ainsi l'expression CIRCONSTANCE est imprécise et entraîne souvent une interprétation souvent générale.

Si on veut sauvegarder l'efficacité du droit, la norme ne doit pas seulement être intelligible, mais elle doit être aussi transmise à son destinataire pour qu'elle lui soit opposable.



III/ l'accessibilité de la règle de droit.



« Où l'on voit, tous les jours, l'innocence aux abois errer dans les détours d'un dédale de lois. » (Boileau, Satire, 1).

L'accessibilité de la norme juridique pose non seulement la question de la publication du droit mais aussi et surtout celle des moyens mis en oeuvre par l'Etat afin d'assurer au citoyen un accès simple à la production normative.

L'accessibilité de la norme de droit est donc une question fondamentale en matière d'obligation juridique, car elle permet au droit d'acquérir sa force exécutoire.

Portalis ne disait il pas que « les lois ne peuvent être obligées sans être connues » , car il est essentiel que le citoyen puisse connaître les lois sous lesquelles il vit et auxquelles il doit obéir.

Afin de répondre à l'Exigence démocratique qui implique une transparence des activités de l'Etat, l'accès aisé à l'information juridique devient indispensable, ainsi l'Etat n'est pas seulement obligé de publier les règles de droit, mais il est tenu aussi d'en assurer une large diffusion sans aucune discrimination.

L'égalité devant la loi perdrait toutes ses valeurs si les citoyens ne disposent pas de moyens simples d'accéder aux normes qui leur sont opposables.

L'accessibilité soulève donc un problème épineux, celui « des mécanismes de la fourniture des données juridiques », c'est-à-dire le mode de diffusion du droit.

Dans ce contexte, il est bon de rappeler que l'accès à la norme de droit peut être conçu de deux manières différentes, soit en termes de FLUX soit en termes de STOCK.

En termes de flux, c'est la diffusion de l'information juridique au fur et à mesure qu'elle est édictée sans aucune valeur ajoutée, par le biais des journaux officiels traditionnels ou l'outil informatique.

En termes de STOCK, c'est assurer un accès d'une manière continue et actualisée à l'ensemble du droit en vigueur et son inscription dans une logique juridique donnée.

En Algérie on constate malheureusement - et il faut le dire - une anarchie dans la diffusion du droit.

En effet, à coté des efforts louables fournis par le secrétariat général du gouvernement qui appréhende l'accès à la norme de droit en termes de flux et de stock et sa diffusion par le biais du journal officiel ainsi que l'outil informatique, nous assistons à des publications étranges de données brutes, la plupart du temps sans valeur ajoutée et qui de surcroît portent l'identité de leurs auteurs.

Truffées d'erreurs et de fautes, la majorité de ces publications présente une menace certaine sur la sécurité juridique du pays et devrait interpeller l'Etat sur la nécessité d'interdire de telles pratiques commerciales illicites, en mesure d'engager non seulement sa responsabilité mais aussi celle des éditeurs et pseudoauteurs.

L'Etat doit réfléchir à la nécessité et l'utilité d'ériger un véritable service public chargé de la diffusion des données de droit brutes et avec valeur ajoutée (Jurisprudence, textes antérieurs, commentaires et etc.).

Le double support de publication (sur papier et sous forme électronique) devrait être maintenu, car il assure aux citoyens un égal accès au droit, l'outil informatique demeure très coûteux par rapport au support papier diffusé par la poste.

On devrait aussi faire bénéficier nos étudiants en droit et sciences politiques d'abonnements symboliques au journal officiel ce qui permettrait la diffusion de normes exactes auprès de nos chercheurs.

Il n'y a pas si longtemps, le citoyen Algérien pouvait acquérir auprès des librairies, et à un prix modeste, le Journal officiel de la république ainsi que celui du parlement !

.La sécurité juridique, un problème d'ordre national.

« Et tandis que ton bras, des peuples redouté, va, la foudre à la main, rétablir l'équité. » (Boileau, Discours au roi). La sécurité juridique est un problème d'ordre national qui devrait être pris en considération par les hautes autorités politiques, et il est inquiétant de constater que cette question vitale pour l'Etat de droit ne fasse pas l'objet d'attention particulière des instances politiques du pays.

Bien que la question de l'insécurité juridique fasse une entrée remarquée dans l'univers juridique, nos facultés de droit semblent l'ignorer complètement et on croit même comprendre que le centre de recherche juridique et judiciaire - récemment créé- ne l'a pas inscrite dans son programme d'activité, alors que la sécurité juridique est indissociable du mouvement de réforme de l'Etat.

Devrions-nous signaler qu'aux Etats-Unis d'Amérique, au Canada, en Angleterre, en France et en Italie, ce sont les premiers responsables de ces pays qui s'occupent de cette question d'importance vitale pour la démocratie.

 


* MAGISTER en Administration du développement.
- Doctorant en sciences juridiques.
- Administrateur- Algérie Télécom-UOT Annaba.