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Analyse critique de la «juste valeur»

par Saheb Bachagha *

Moins médiatisée que le débat sur les comportements déraisonnables des traders, la question des normes comptables et plus particulièrement la norme IFRS 39 (l'évaluation des instruments financiers à la valeur de marché) est au coeur des discussions des spécialistes sur la crise financière. Le principal inconvénient de la norme IFRS 39 est d'être un baromètre purement financier qui privilégie une vision à court terme puisque la norme oblige les entreprises et les banques à comptabiliser, immédiatement dans leurs comptes trimestriels, leurs actifs non plus à leur valeur historique mais à leur valeur réelle.

Ainsi donc la norme IFRS 39, contraint les banques et les entreprises a traduire immédiatement dans leurs comptes la baisse des actifs qu'elles possèdent au lieu de leur laisser la possibilité d'étaler le choc dans le temps puisque l'entreprise comme la banque est un projet à long terme ce n'est pas un Casino, d'autres parts si le marché a toujours raison, il n'a pas raison tous les jours comme il aime à le répéter Jean Marie Messier pour se consoler de la chute du titre de Vivendi. Ceci dit la comptabilité doit aussi traduire les données économiques, les stratégies d'investissement de long terme,et là, la valeur historique d'un actif conserve toute sa pertinence. L'application extensive de la «juste valeur» à l'échelle des actifs et passifs du bilan entraînent deux conséquences majeures et corrélées entre elles.

-l'abondant du critère de réalisation -la perte du fondement des transactions pour la constatation au compte de Résultat.

Ces deux conséquences concernent le compte de résultat.

L'évaluation à la «juste valeur» se fonde sur une conception selon laquelle un actif est cédé et un passif réglé en permanence. Il s'agit de constater un résultat virtuel «en continu» puisqu'il n'y a pas de transaction réelle, le marché fournit une information de ce qui aurait pu avoir lieu en terme «d'aller retour» il n'est plus besoin de constater la réalisation d'une opération pour valider comptablement son coût «actuel» puisque le marché donne le suivi des cours des actifs échangés sur le marché (et, en l'absence de marché c'est toute une autre histoire puisque c'est autour des fonds quantitatifs qui entrent en scène avec des modèles mathématiques pour déterminer une valeur soit disant équivalente a ce que donnerait les marché mais en faite il s'agit beaucoup plus de facteurs de corrélation arbitraire pouvant aller jusqu'à 30% de la valeur de l'instrument en question ce qui naturellement n'a rien a voir avec le principe de l'économie de marché à savoir que les prix sont déterminés par la loi de l'offre et de la demande mais aussi que la réalité du terrain a prouvé que ces modèles sont inadaptés

La disparition du critère de réalisation implique l'abandon du principe du coût historique et également de facto ,du principe de prudence, dans la mesure où des gains latents se trouvent automatiquement pris en compte (les pertes latentes l'étant ,en principe obligatoirement y compris dans le modèle du coût historique).

Deux entreprises (holdings) ont un portefeuille de titres :

La première (A) réalise au 31 décembre N son portefeuille et le rachète au 1er janvier n 1(«aller -retour»). La seconde (B) conserve ses titres en l'état. les deux holdings auront au sens de l'IASB, la même performance égale a la variation de la juste valeur de portefeuilles : pour la première ce sera une plue value réalisée sur le marché ,pour la seconde une réévaluation de son portefeuille. Est ce que la mesure de la performance doit être la même dans les deux cas ? à mon avis ce n'est pas vrai a moins qu'un utilisateur des états financiers considère qu'un résultat latent est équivalent à un résultat réalisé

Alors qu'en est il si les deux entreprises distribuent le même dividende ?

Dans ces conditions, le compte de résultat traditionnel n'est pas adapté ; il suffit, pour s'en convaincre,de prendre un simple exemple emprunté au secteur bancaire.

Aujourd'hui la marge d'intérêt constitue un indicateur -clé pour nombre d'établissement de crédit. Elle est une composante du produit net bancaire. Que signifie alors la marge d'intérêt quand des instruments financiers portant intérêt sont évalués à la juste valeur ? Le montant net d'intérêts( revenus prorata temporis sur l'instrument émis, un prêt par exemple, diminué du coût de son refinancement ) était jusqu'à présent constaté dans le compte résultat de l'établissement qui a consenti le prêt à son client ; demain ,le prêt et la dette de financement étant évalués entre la date d'ouverture et la date de clôture de l'exercice à la juste valeur,le résultat de la période correspondra à la différence entre les justes valeurs des instruments concernés, quels que soient les montants d'intérêts reçus et à recevoir et payés et à payer au titre de la période. Il est clair que dès lors la présentation du compte de résultat doit être radicalement modifiée ; il n'y a plus aucune raison logique d'y maintenir les intérêts, même si,par ailleurs,ils constituent la seule information significative et utile pour la banque (et son client). Il n'est pas besoin d'extrapoler beaucoup pour concevoir que le compte de résultat pourrait dans ces conditions se limiter à quelques lignes : une pour y porter les variations nettes (positives ou négatives) des justes valeurs de tous les instruments entre la date d'ouverture et la date de clôture de l'exercice, une (ou plusieurs) pour les frais généraux, une pour les dotations aux provisions...!

L'exigence d'une utilisation de la juste valeur en tant que modèle d'évaluation comptable n'a pas été accompagnée d'une réflexion parallèle sur son incidence sur la présentation des comptes eux même.  Elle semble plus constituer une réponse rapide (sinon hâtive) à une inquiétude née de l'usage en croissance exponentielle d'instruments financiers non enregistrés dans les comptes (les produits dérivés) et aux risques y afférents que l'aboutissement d'une réflexion plus fondamentale sur les avantages et inconvénients d'un tel nouveau modèle comptable.

Le recours à la juste valeur contribue a distribuer des dividendes non encore réalisés.

Le principe même de l'utilisation de la «juste valeur» est néfaste: évaluer à la «juste valeur» des actifs que l'entité n'a pas l'intention ou la possibilité de céder consiste à communiquer une valeur purement théorique qui risque de perturber les dirigeants et les investisseurs. Savoir que le prix du terrain agricole a augmenté de 25% cette année ne sert à rien si celui-ci n'est pas cessible car indispensable à l'activité, ou pire, est préjudiciable au lecteur des états financiers, si la vente de ce terrain (pour réaliser une plue value ) conduit à diminuer fortement la valeur globale de la ferme. Même en l'absence de marché actif il est possible dans ce cas de recourir aux projections actualisées de flux de trésorerie ce qui est le cas des immeubles de placement où on peut recourir a la valeur d'usage et celle-ci est calculée à partir d'estimation de cash -flows futurs, mais cette approche est subjective et incertaine en raison du libre choix laissé pour chacun du calcul du taux d'actualisation et par conséquent il est parfaitement légitime de s'interroger dans ce cas sur les hypothèses a partir desquelles on a calculé le taux d'actualisation.

Car on manipulant les hypothèses, les entreprises pourraient aboutir au résultat désiré par exemple plus le taux d'actualisation est faible plus le montant des cash-flow est important est plus la probabilité de constater une dépréciation d'un immeuble de placement est faible et plus le résultat est préservé. Le recours à la juste valeur conduit à avoir une vision (un comportement ) à court terme (donc spéculatif) au détriment d'une vision stratégique à long terme.

Le lecteur des comptes est informé sur les plus ou moins values latentes à chaque publication des états financiers. Les dirigeants de l'entreprise peuvent donc être conduits à gérer l'entité de telle sorte que les résultats et/ou les capitaux propres figurant au bilan progressent entre chaque publication pour satisfaire l'investisseur ,et ainsi à privilégier une gestion à court terme. Ceci suppose que les analystes financiers et les investisseurs soient sensibles à ces variations et ne les pondèrent pas par d'autres facteurs, tels que le niveau de risque encouru par l'entité.

Le recours à la juste valeur contribue à accroître la volatilité du résultat et ou des capitaux propres. Les variations de justes valeurs étant constatées soit en résultat (pour les immeubles de placement, les instruments financiers à la juste valeur par le biais du compte de résultat, les actifs biologiques, la production agricole), soit en capitaux propres (pour les immobilisations corporelles et incorporelles et les actifs financiers disponibles à la vente), les capitaux propres et le résultat sont de fait plus volatiles. Mais l'important c'est de savoir si cette volatilité est justifiée économiquement et si elle doit être annoncée ou cachée aux lecteurs des comptes.

Selon une étude réalisée par le groupe ERNST & YOUNG sur les états financiers 2005, plus de 90% des entités en France n'ont pas modifié la méthode d'évaluation de leurs immobilisations corporelles (nécessaires à leur activité) lors du passage aux IFRS. C'est pour dire que certaines normes comptables internationales font l'objet de vives controverses et par conséquent rien ne nous oblige d'appliquer a la lettre les normes IFRS telles quelles sont a l'état brut.

Il me semble qu'il est utile de penser a élaborer des règles comptables Algériennes qui s'adaptent aux normes comptables internationales mais qui tiennent compte de la finalité noble de l'entreprise qui est celle de la création de richesse, de la reproduction du réinvestissement de la création de l'emploi de la préservation de l'emploi , mais pas un casino qui distribue des bénéfices sans faire de lien avec les fondamentaux de l'économie et par conséquent sans se soucier si l'entreprise a crée réellement de la richesse. A titre d'exemple, les normes IFRS préconisent la présentation des comptes de résultats par fonction cette présentation ne permet pas de mettre en exergue la création de la valeur ajoutée (et par de là la création de richesse) ni de pouvoir faire le rapport avec les frais de personnel ou le chiffre d'affaire. Certes les normes IFRS , n'interdisent pas la présentation du compte de résultat par nature mais l'élaboration de règles comptables et qui soient rendues obligatoires par le code de commerce permet d'éviter des erreurs d'interprétation et l'usage abusif de règles prise ici ou là de façon opportune.

Le soucis d'élaborer des règles comptables Algériennes est aussi justifié pour la prise en charge de certaines contraintes fiscales. En matière d'amortissement a titre d'exemple ,les dispositions des normes IFRS tiennent dans le principe que le taux d'amortissement dépend de la durée d'utilité du bien pour l'entreprise.

L'utilisation de l'immobilisation est mesurée par la consommation des avantages économiques attendus de l'actif mais non pas des taux fixés par l'administration fiscale.

Le recours à une durée d'utilité plus longue que la durée d'usage aura des conséquences sur les dotations aux amortissements comptabilisées, et par suite sur les montants déductibles fiscalement. Et est ce que le fisc accepte des amortissements calculée sur une durée plus longue que la durée légale fixée par l'Administration ? ce n'est pas évident.




* Expert-comptable et commissaire aux comptes
Teleghma, Membre de l'académie des sciences et des techniques financières et comptables Paris