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«De la mer, je ne vois que son dos»

par Kamel Daoud

La Méditerranée n'est pas une mer mais un mur. Aujourd'hui, à écouter, voir et parler avec les Occidentaux, on peine à leur expliquer, à ceux de bonne volonté du moins, combien la frontière se creuse entre nous et eux. La guerre faite à Ghaza par l'armée d'Israël, les partis pris médiatiques, l'insensibilité technique des Occidentaux à l'affect que provoque cette question chez nous, les images « choisies » de leur télévision, le déni de l'autre de leurs intellectuels et le reflux de leurs opinions vers les positions du repli géographique et le prétexte de civilisation face à la barbarie en désordres des Sud imaginaires, tout cela nous détruit plus que les armes de Tsahal et ses propagandes assassines. Il ne nous reste rien en Occident pour accrocher nos dernières illusions, celles nées de lectures de leurs livres, de l'écoute de leurs meilleurs hommes et de l'intérêt pour leur histoire, née de vouloir la meilleure valeur universelle pour eux et pour tous. Aujourd'hui, il est inutile de dire qu'il ne reste rien chez nous de « leur » Union pour la Méditerranée, des souvenirs de leurs « lumières » et des appels à la rencontre par-dessus les généalogies d'Ibrahim ou les cauchemars de la colonisation et ses fausses décolonisations. Là où chez eux il n'est possible de distinguer dans leurs foules que les crieurs publics à la fin du monde et les chasseurs des peaux différentes, chez nous, l'histoire démarre désormais sur les émotions les plus primaires, la haine du « Juif » confondu avec l'Israélien le plus extrémiste, le rejet de l'Européen assimilé à un secrétariat informel et castré du « lobby juif international » et de l'Américain que ses soldats et ses milices qui privatisent les guerres et volent le pétrole. La victoire du Bushisme est totale et celle de Ben Laden l'est encore plus chez nous. Le basculement vers l'émotif, faute de puissance, a réveillé les vieux démons de l'homme dans nos territoires et a tiré le tapis sous les minorités tolérantes, celles qui croyaient la vertu désormais abstraite du dialogue par-dessus les langues, et a précipité l'histoire vers son hystérie. Et ce basculement est l'autre facture du meurtre commis par l'Occident à peine dissociable du Likoud, que les meilleures volontés de l'Occident, piégées entre la mastication du confort et le commentaire des images sélectionnées de cette énième guerre, ne « voient » pas chez nous, dans nos désordres douloureux. Le casting est presque composé pour le pire, et ce n'est pas un pessimisme mais seulement du constat : un Occident totalement déconnecté du reste de l'humanité, des régimes locaux réduits à des milices frontalières, des foules en colère repoussées vers l'usage de la machette, le cours au pagne intellectuel et le feu de broussailles pour contester leur sinistre réel. L'avenir ? C'est celui d'un terrible faux proverbe : « Aux peuples exclus de l'Histoire, il ne reste... que la Préhistoire ! ». De Sartre à BHL ou Badr Chakeb Essayab à Ben Laden, ce sont les deux voies d'une unique péremption !