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Ne tirez pas sur le pianiste !

par Arezki Derguini

Les Palestiniens sont divisés parce que le monde arabe est divisé... Le monde arabe est divisé parce que le monde est divisé... Le monde est divisé parce que les «dominants» s'entendent à exploiter, à tirer leur force, à reposer leur domination sur les faiblesses du monde... Le monde musulman triomphera de ses faiblesses, cessera d'être la victime du monde, parce qu'il croit en l'unité du genre humain.

La «libanité» du Liban, l'«algérianité» de l'Algérie ou la «maghrébité» du Maghreb, bref ce que chacun peut apporter en propre au monde, sa touche particulière, tout cela ne pourra «prendre», émerger que lorsqu'à un bout du monde, une partie du monde cessera de vouloir, de pouvoir user des divisions du monde à son seul profit. Lorsque cette partie du monde cessera de vouloir et de pouvoir déterminer le monde à elle seule, cessera et ne pourra imposer sa carte, alors auront émergé d'autres sujets au monde. Chacun pourra alors de ce que leur apporte, leur région et le monde, faire plus, ajouter une nouvelle valeur et ne seront pas empêchés d'être en cela. Chacun pourra se faire avec «ses» «différences», ses matériaux et ceux du monde et ne sera pas simplement fait avec. Lorsque le monde ne se concevra plus en fils de Dieu, peuples élus, maîtres et serviteurs, mais en partenaires égaux, toutes les puissances du monde, de la vie, de l'humanité pourront briller de leurs feux particuliers dans une humanité qui ne sera en rien diminuée par sa multiplicité, ni réduite dans sa complexité.

La grande division qui court à travers le monde est celle qui oppose les anciennes puissances coloniales et leurs anciennes colonies. Elle oppose le monde occidental au reste du monde. Aussi Chavez peut-il être plus arabe que certains arabes. Le monde occidental poursuit sa domination du monde au travers l'exploitation des divisions de celui-ci en hindous et musulmans, en sunnites et chiites, en slaves, etc. Il impose sa carte du monde, son jeu au monde. Il construit ses frontières, les frontières du monde en détruisant ce qui lui résiste. Il a produit pour cela la doctrine du choc des civilisations : la civilisation occidentale n'étant plus qu'une civilisation parmi d'autres et celle musulmane, par son fanatisme, l'ennemi de toutes. Il retourne le monde contre une partie de lui-même, afin qu'il ne s'élève pas contre lui.

La grande division qui menace sa suprématie est celle qui passe entre l'Occident et l'Extrême-Orient. La grande guerre est celle qui oppose déjà le monde chinois au monde occidental. La guerre économique est en train d'éprouver la nouvelle division du travail que l'Occident aimerait imposer à la Chine. La Chine récupère l'industrie, le monde occidental veut garder la conception et le contrôle de l'énergie. Car sans énergie bon marché quelles machines vendre à la Chine ? Quelles machines opposer à la main-d'oeuvre chinoise ?

La grande division par laquelle le monde occidental domine le monde musulman, n'est pas une division interne au monde musulman, elle est entre le monde et le monde musulman, elle est celle qui court entre musulmans et hindous que laisse l'empire britannique comme cadeau à l'indépendance du Sud asiatique. Il faut rendre justice à Malek Bennabi qui ne voulait pas s'associer à la réjouissance d'une grande partie du monde musulman lors de la séparation de l'Inde et du Pakistan. Et nous pouvons défendre à nouveau son point de vue, car il devrait apparaître plus clairement aujourd'hui que l'allié stratégique du monde musulman dans sa quête de libération, son partenaire privilégié si l'on préfère, c'est l'Inde. La Chine par sa valeur travail ne pourra qu'achever l'oeuvre de l'Occident et renvoyer le monde musulman qui avait espéré dans l'industrialisation, à ses traditions de farniente. Que pouvons-nous opposer à l'industrie chinoise, à ses machines humaines, que lui proposer en échange ? Quel travail autochtone, le travail chinois peut-il laisser subsister ? Je crains que dans le monde chinois, tel qu'il est et tel qu'il a été (personne n'étant parfait cependant, il faut croire qu'il pourrait en être autrement), nous n'ayons quasiment aucune place.

La petite division, interne au monde musulman, une parmi d'autres, mais que privilégie la nouvelle carte occidentale du monde, et de diversion plutôt que réelle, est celle qui court entre chiites et sunnites. C'est un peu comme la lutte des roitelets de l'Andalousie. On grandit l'un pour crédibiliser l'affrontement, comme on l'a fait avec l'Irak et ses armes de destruction massive.

Donc en dessous de la grande guerre qui met aux prises principalement le monde chinois et le monde occidental et qui a pour enjeu le travail, sa division internationale (conception/exécution, industrie/engineering), la distribution de la puissance productive et du pouvoir d'achat mondial qui s'y rapporte, la petite guerre, elle, met aux prises les mondes musulman et russe au monde occidental. Elle a pour enjeu la fixation, le contrôle des prix des matières premières, de l'énergie. Car on l'a bien compris prix du travail et prix de l'énergie déterminent le type de machines que l'on pourra vendre et fabriquer. Pour que l'Allemagne puisse continuer de vendre ses machines à la Chine, il faut que le prix du travail monte mais que celui de l'énergie ne le fasse pas trop, c'est-à-dire qu'une énergie non humaine puisse être substituée à celle humaine, surtout lorsque la demande mondiale commence à changer de centre de gravité, se décentre hors de l'Occident.

Ce n'est donc pas à la Chine que nous allons pouvoir disputer le travail, travail auquel l'Occident a déjà renoncé dans sa partie mécanique. C'est la cohérence d'ensemble d'un travail social, sa conception comme son exécution (dans une moindre mesure pour cette seconde partie). Avant d'arriver à une telle maîtrise nous devrons beaucoup apprendre du monde chinois à condition que nous puissions y survivre. Pour cela, il ne nous faudra pas reproduire les erreurs commises avec l'Occident et il nous faudra prendre appui sur l'exemple de l'Asie du Sud, poursuivre un débat avec lui.

De grâce donc, ne surévaluons pas nos divisions, elles sont notre passé, faisons en sorte qu'elles ne soient pas notre avenir et construisons les unités qui permettraient de nous donner les activités dont peuvent dépendre nos souverainetés, nos libertés. Tournons plutôt nos regards vers le monde en train de se faire, qui devrait se faire pour que les peuples, les sociétés puissent s'accorder en eux-mêmes et avec le monde. Peut-être alors nos régimes, nos élites cesseront de rechercher la protection, les subsides, la liberté de circuler des maîtres occidentaux.

Israël a fait le choix de se considérer comme une partie de l'Occident dominateur, il est une partie de la machine militaire américaine. Après avoir subi l'holocauste européen, avoir reçu pour compensation de ses anciens bourreaux une terre pour construire un Etat, le peuple juif se prépare à une nouvelle défaite dont il ne pourra être sauvé qu'en renonçant à son Etat d'apartheid. Alors de grâce encore une fois, ne tirez pas sur le pauvre Abbas !