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Le temps suspendu

par El-Houari Dilmi

La meïda du f'tour est sur toutes les lèvres. Le temps semble comme suspendu... « hata nochorbo l'ma ! » C'est que tout le monde, sous nos cieux particuliers, peut manger son pain blanc sans user de son huile de coude... Le pain, « l'khobz » chez nous, par une curieuse mutation stomacale, est devenu à l'ère du tout-mangeable, la première destination de l'homme tombereau. Selon qu'on soit un affineur de pain blanc ou un goûteur de pain perdu, tout le monde ne mange pas le même pain par le même morceau. Sous nos cieux ennuagés, le pain est le premier cadeau royal fait au peuple depuis le temps «béni» de «ragda oua t'mandji». Aliment basique le plus bradé de tous les marchés de dupes, sa couleur en arc-en-ciel change selon l'ampleur volumique de l'estomac et le tour de cou de celui qui le dévore... par tous les bouts. Selon qu'on émarge au budget à fonds perdus de l'Etat-mamelle ou dans celle sans fonds du petit peuple, le pain n'a pas la même saveur pour celui qui le mange sous la lumière crue du jour et celui qui le picore dans les nids douillets, à la nuit tombée. Qu'il soit «imbibé» de sueur trop chaude ou «relevé» à l'huile de coude, le pain n'a pas la même couleur pour celui qui le mange en roupillant, en «fourrageant» dans l'arrière-cuisine des repus, en dérobant de la pâte à modeler les ventres creux dans les usines trucidées, en essuyant les auges des rassasiés à vie, en ouvrant simplement sa bouche béante, pointée vers le ciel, en ramassant les miettes tombées du haut du bec acéré des rapaces, en fouinant dans les champs brûlés des péquenots ruinés. A la vie infinie, jusqu'à faire passer le goût du pain au dernier des mastiqueurs sur terre, il est surtout magiquement dérobé de la bouche béante des sans-le-pain. Des «enfarinés» vifs. Des empêtrés par vocation.

Des fermentés pour la vie. Et même des destins «moisis». Parce que de ce bon côté de la vie des babas, même s'ils le font «fourrer» avec une levure frelatée, ils ramassent du blé comme... des petits pains. Pour les autres, la vie est comme un long jour sans pain. C'est qu'en attendant le relèvement du Pain minimum national garanti (pas pour tous !), il faudra se gaver des deux mains de son pain perdu, et jouer des deux pieds pour espérer se «désengluer» du pétrin gigantesque de nos incuries...