Les
sociétés, dit l'anthropologue français Marcel Mauss, se paient toujours la
fausse monnaie de leurs rêves. Et quels rêves quand il s'agit de cette Algérie
en constante régression ? Dans les années 1970, par exemple, la révolution
agraire et la révolution industrielle conduites par le président Boumediene au
nom d'un «socialisme spécifique», privé d'infrastructures conceptuelles et de
feuille de route, ont mené droit vers l'échec. N'empêche, ses successeurs n'ont
pas réfléchi à une alternative économique sérieuse. Ainsi, dans les années
1980, au nom de «l'infitah», cette politique
économique qui promeut l'ouverture tous azimuts, l'Algérie est redevenue un
grand bazar, inondée par les produits de consommation de l'importation. Le but
? Lutter contre les pénuries et acheter le silence des masses ! Conséquences
immédiates, la culture du cultivateur de la terre, «le fellah», auparavant
fortement encouragée par les autorités, est vite devancée par celle des «Souks
el-fellah» (marchés de l'agriculteur en traduction littérale), ces grands
magasins où affluent de nombreuses foules de ruraux fraîchement «citadinisés», pour découvrir la belle vie «à l'européenne»
sous l'œil bienveillant et contrôleur de l'État-providence. Tout cela au nom du
socialisme toujours ! Mangeant à tous les râteliers «idéologiques» et soucieux
uniquement de garantir la survie du «Système», les officiels ont concocté une
soupe de concepts suicidaires aussi bien pour l'économie «trop rentière» que
pour la société elle-même. Leur euphorie fut de courte durée, d'autant que la
baisse des prix du baril de pétrole et le crash économique de 1986 ont plongé
tout le pays dans ce qu'on peut appeler : «le printemps d'octobre». Sans doute,
ce furent leurs errances si naïves entre des utopies politiques aussi
démagogiques qu'irréalisables qui ont fini par exaspérer le peuple. Se sachant
trompé, celui-ci n'a pas trouvé mieux que de sortir dans la rue, la seule arme
pour revendiquer de la dignité. Les années suivantes ont confirmé ce sentiment
de vulnérabilité et d'abandon. Les citoyens se sentaient orphelins d'un système
hybride qui tâtonne dans le noir. La parenthèse de la décennie noire des années
1990 ne fut, à vrai dire, que la synthèse dramatique de tous les errements
passés. Les dégâts payés illustrent que rien n'est gratuit en politique et que
tôt ou tard, on récolte les résultats des faux rêves qu'on a semés.