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Le vieil homme et la mer

par Moncef Wafi

-«Où vas-tu grand-père ?». L'ancêtre surpris par la question se retourna dans sa tombe en jachère. Il regarda attentivement son interlocuteur juvénile, s'appesantit sur ses oreilles qu'il remarqua en mutation. -«Tu sais que tu es en train de muter, jeune homme». L'autre lui sourit de toutes ses dents jaunes et gâtées précocement et lui répondit qu'il s'en doutait quelque part. -«Depuis six à sept mois, je remarque des changements physiologiques dans mon corps et ce n'est pas pour déplaire à mon projet d'avenir, grand-père». Le patriarche le regarde de nouveau, interloqué par la réponse pleine d'aplomb de sa trouvaille du jour. -«Dis, tu es au courant que des ouïes te poussent à la place des oreilles». La trouvaille du jour inspecta ses oreilles en cours d'extinction et sourit de nouveau. -«Oui, c'est ce que je viens de te dire grand-père, et ce n'est pas tout». Joignant le geste à la parole, il releva ses deux manches pour lui montrer la naissance de deux nageoires en train de se former. Etonné, le vieil homme porta sa main ridée à sa bouche ornée d'un vieux dentier ébréché et siffla comme un serpent à sonnette surpris par le prix de la pomme de terre. -«Comment est-ce possible, tu es un X-men ou un djinn au service de Belahmar. Il cracha par terre, se signa tout en entonnant l'hymne national. -«Je ne suis ni l'un ni l'autre, vieillard, je te rassure, même si j'aurais aimé être l'homme invisible ou avoir les pouvoirs télépathiques et télékinésipathiques de Jean Grey pour comprendre la mentalité des gens qui nous gouvernent». Le vieux hésita entre prendre un billet sans retour pour le Canada ou un passeport hadj pour ses vieux jours. Incapable de s'offrir les deux options faute de temps, d'argent et de relations avec les émissaires de Dieu, il s'obligea à écouter le fin mot de cette histoire. Parce que l'Algérie est une terre d'histoire et des histoires, se dit-il en son for intérieur pour ne pas être espionné par les grandes oreilles du pays. -«Alors que t'arrive-t-il, fils ?». -«Je ne suis pas seul dans mon cas, grand-père. Le mouvement s'élargit et le changement est en train de s'opérer. La promesse de Ouyahia de nous enfermer dans la maison a accéléré le processus et chaque Algérien de se transformer en poisson. On est fatigué de servir de casse-croûte aux sardines de la Méditerranée et c'est pour cette raison que la nature s'est montrée généreuse avec nos cadavres ambulants, nous offrant cette perspective de respirer sous l'eau pour accoster sur une berge plus clémente. Elle en avait assez qu'on souille les mers avec nos corps putréfiés. Bref, on nous a dit que là-bas il y a un roi bienveillant qui considère le ministre au même titre que le simple citoyen et où la justice n'est ni aveugle ni servile. C'est vers ce pays qu'on veut nager». Le vieil homme s'installa dans ses nouvelles convictions et chuchota à l'oreille, plutôt à l'ouïe, de son nouvel ami : -«et tu penses que je pourrai les avoir les branchies pour partir moi aussi de ce pays». L'autre ne sourit pas cette fois, tourna le dos à la question et s'en alla. Le vieillard le retint par la nageoire et lui dit que pour sa réponse du début de la chronique, le dernier qui l'avait posée a été mangé par des requins bipèdes.