Quand, au
début des années 1970, le poète Kateb Yacine a eu l'idée combien extra ordinaire de faire du théâtre populaire dans toutes
les villes algériennes, il ne visait sûrement qu'une seule chose : «vulgariser
la culture» et gagner le cœur de l'Algérie profonde. Sorti aussi traumatisé qu'exsangue d'une atroce guerre coloniale, et
fragilisé, juste après, par le dogmatisme du parti unique, le pays n'attendait
alors que le secours de ses élites pour se soigner et se relever de sa chute.
S'en étant rendu compte, le dramaturge rebelle s'est rapidement inspiré de
l'expérience féconde du poète andalou Federico García Lorca, esquissée à l'aube
des années 1930. Conscient de l'affaiblissement de l'Espagne suite à la
dictature de Primo de Rivera (1923-1930), ce dernier aurait sillonné avec
enthousiasme, à l'aide de sa célèbre troupe théâtrale «La Barraca»,
toutes les rues espagnoles dans le cadre de «missions pédagogiques et
bénévoles». Ainsi a-t-il pu se frotter facilement à toutes les tranches
sociales, en fréquentant les jeunes et en échangeant avec les vieux, les
salariés, les désœuvrés, les marginaux, les sans-abri, les mendiants, les fous,
les aliénés, etc. Lorca fut, à vrai dire, un génie en son temps!
Il n'a ménagé aucun effort pour la culture et l'éducation des siens. Et même s'il
a payé cher cet engagement-là, exécuté par les phalanges franquistes en 1936,
son œuvre culturelle sur le terrain a fini par porter ses fruits. Autant pour
lui que pour le grand Kateb, l'homme de culture devrait servir de «vigile» pour
sa société en remplissant l'importante mission de former, éduquer et cultiver
les masses populaires! Citer ces deux exemples dans ce
billet n'étant jamais fortuit d'autant qu'ils mettent en évidence le rôle des
poètes et des écrivains dans la construction des nations, le raffermissement de
la diversité culturelle, la tolérance ainsi que le sentiment d'unité en leur
sein et, enfin, la consolidation de leurs mythes fondateurs. Dans les
démocraties modernes, cette intelligentsia en devrait être même le porte-voix,
en allant sur le terrain pour sonder les pouls de ceux d'en bas, les écouter,
essayer de mieux les connaître, les comprendre! Sa
fonction est, on ne peut plus, conciliatrice, médiatrice et pédagogique!
Aussi ceux qui dirigent se font-ils un devoir de s'entourer toujours de têtes
pensantes, les consulter, partager leur avis et les associer à leurs décisions.
D'ailleurs, cette sacralisation de la culture se trouve être la même durant
certaines périodes prospères de l'histoire humaine. On raconte qu'en Grèce
antique par exemple, Périclès (494-429 av. J.-C.) était entouré d'un cénacle de
philosophes et de poètes composé de Platon, Aristophane, Sophocle, Hérodote,
Eschyle, etc. Ceux-ci furent parmi ces belles âmes ayant eu le privilège de le
conseiller dans ses moments de doute et de solitude. Telle fut aussi la
destinée de Haroûn ar-Rachid
(763-809), le célèbre calife mécène de l'Empire abbasside, avec son cercle
rapproché de savants et d'hommes d'esprit. Puis qui ne se souvient pas, dans
une époque encore plus récente, de ces jeunes Américains qui ont célébré
l'avènement d'une nouvelle aube sous le soleil de l'amour, la paix et surtout
la culture ? La naissance du mouvement «Hippie» dans le quartier Haight-Ashbury à San Francisco, lieu emblématique de
réunions et de débats culturels, ne fut-elle pas le prélude à une grande
révolution culturelle aux Etats-Unis ? En un mot, la culture est cette veine
jugulaire au fondement des grandes nations!