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Le dormeur

par El Yazid Dib

Rien. Le néant malgré la foule. L'été suffoque l'avenir. Le ronronnement va devenir une symphonie. L'homme qui espère voir ainsi survenir un miracle au bout de son nez, n'est qu'un flâneur enchanté. Sa joie découle de cette chance qui semble l'évanouir pour le mettre hors circuit. La réalité lui faisant peur, il s'enterre vivant dans le linceul du « je n'ai rien vu ». C'est là, justement, dans cet état d'absence voulue, dans cette mort précaire qu'il se met volontiers entre parenthèse. Il restera debout, se dit-il, le temps de subir l'offense des jours et l'injure des nuits.

Pour lui, être ailleurs et décédé temporairement n'est qu'un refus de caution. Ne pas voir, s'abstenir de sentir, s'interdire d'ouïr, lui offre les merveilles du repos lors du passage d'un enfer à un autre. Chez cet homme-là, la conscience ne s'inscrit pas dans le fait historique. Elle n'est pas dans un discours ou dans une circonstance. Puisque, inséparable ; elle le consomme allégrement à la minute actuelle. Au lieu d'un réveil, il préfère le sommeil. A une montre, il substitue le silence.

Ils sont nombreux, ces êtres qui dorment sans être endormis. C'est là que toute la compréhension doit s'élever pour se dire que le silence ne justifie pas le manque de bruit. Un bruit est d'abord une conception, puis une naissance. Savoir égosiller sa voix sur une antenne ou dans une zerda partisane n'est finalement pas une thèse de fin de cycle ou un mémoire de post-graduation. Même les gouals, ces ménestrels d'autrefois, ont quitté la scène pour laisser place aux bouffons sans public, sans applaudissements. Devant les quelques grands charmeurs subsistent toujours de nombreux dormeurs. Ces gens qui dénient, en s'excluant des estrades, la fausseté des acteurs et la fraude des joueurs. Rien ne semble les emballer dans un monde où le plus médiocre, sans rougir, hausse le ton et hisse le torse.

L'homme peinard continue ses bouts de chemin au gré des fils tordus ou adroits que lui tisse son monde extérieur. L'homme suiveur, ambitieux, emballé, empaqueté suit le pas d'un chemin qui, loin d'être le sien, n'est qu'une procédure de recrutement.

Il a vu ce dormeur et se tait ; se confondre entreprise et sceau de pouvoir. Ignorance et savoir. Félonie et dévotion. Trahison et serment. A quoi bon, se dit-il alors, d'ouvrir ses yeux quand le paysage qui vous attrape le regard n'est que forfaiture, inélégance et canular ? Les roses en plastique n'ont pas d'odeur, comme les belles poupées n'ont pas d'âme. Il s'allonge donc, tel cet homme peinard, trainard et flémard, tout heureux dans son aveuglement. Il sommeille, absorbe les siestes et consume ses rêves. Qui dort n'est pas mort.