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Les fêtes des uns et des autres

par Bouchan Hadj-Chikh

Je l'ai échappé belle ! Rien ne m'est arrivé.

Les veilles de Noël, je m'attends à tout. C'est un jour de cette fête chrétienne que je fus pris en otage en Somalie, en 1994, pour quelques heures, par une faction qui ne partageait pas mon plan de développement qui, selon elle, avantageait leurs ennemis. Ce fut une de cette soirée, en 1997, qu'à Kigali, je sentis une violente piqûre au pied qui se révéla être l'annonce d'un paludisme qui ne recula et ne me laissa tranquille que grâce à l'acharnement d'un médecin chilien diplômé de l'université de La Havane. Et puis, une fin d'après-midi, quand éclata une fusillade à Goma, une année plus tôt, à l'Est de la République du Congo, ex-Zaïre, qui se solda par la mort de nombreux innocents. Les soldats, qui n'étaient jamais payés et s'auto-payaient en rançonnant la population, ne se privèrent pas de fouiller les cadavres pour « venger » un colonel dont on ne sut jamais pourquoi il fut abattu par un homme exaspéré. Cette série avait commencé à Paris, sur les Champs-Elysées, quand je vis un attroupement à un feu rouge, une veille d'un même jour, en 1982. Un homme, je l'appris, venait de succomber d'une crise cardiaque. Il s'appelait Maurice Biraud, grand animateur radio, comédien, celui qui donna la réplique à Jean Gabin dans « Le cave se rebiffe ».

Toutes les années qui ont suivi, je me barricadais chez moi. Il suffisait que l'on claquât un peu trop fort une porte pour me voir sursauter. Et dire rapidement ma profession de foi. Suivi de Al Hamdoulil Allah quand le danger était passé.

Depuis quelques années cela va mieux. Depuis que j'ai appris que Noël est une fête avant tout païenne, récupérée, et les jours les plus importants pour les commerçants qui seront les derniers à me faire changer d'avis. Comme j'ai essayé - auprès des Jordaniens et des Irakiens musulmans - de leur faire comprendre que ça ne nous concerne nullement. Leur argument : « c'est une occasion de faire la fête ». Un argument que m'a sorti mon jeune garçon à Dakar qui me savait intraitable sur la question, mais bonne pâte pour accepter les invitations à cette occasion. Quand il reçut le cadeau qui lui était destiné, il me regarda d'un air malicieux et me dit « heureusement que nous avons des amis catholiques, parce que s'il fallait compter sur toi? ». Mon regard sévère le contraint à ravaler le reste de la phrase pour se concentrer sur l'ouverture de son paquet cadeau.

Ainsi nous accordions, au sein de notre famille, toutes les fêtes musulmanes dans la joie partagée. Je n'inventais rien, en fait. Le Mouloud, pour mes parents, était sacré. Le dîner était particulier. Et le poulet, avec sa sauce sur des feuilles de pâte, ses pommes de terre et ses navets que l'on me disait sauvages, baptisés « navets de Mascara ».

Nous avons perdu le sens de ces fêtes familiales religieuses. Les Jordaniens et les Irakiens, avec lesquels j'ai vécu quelques mois, leur donnent beaucoup d'importance, une importance égale à celles de leurs compatriotes des autres religions. « Ça consolide le sens de la famille et, par extension, du voisinage » me disait un ami. Tout sens des convivialités que nous avons perdu, repliés sur nous-mêmes, prisonniers de nos appartements derrière des portes en fer, blindées, et des fenêtres grillagées qui empêcheraient toute évacuation des habitants en cas d'incendie.

C'est dans ces pays-là que j'oubliais mes angoisses de Noël. Parce qu'il y avait beaucoup de « Noëls », je veux dire d'occasions d'oublier les malheurs et de participer à une thérapie de groupe pour supporter un monde qui n'est pas toujours indulgent, des perspectives encore plus angoissantes. Nous ne savons plus à quel responsable nous vouer. Nos ministres, formatés à l'optimisme, nous assuraient, il n'y a pas longtemps, que le prix du brut de pétrole sera amorti par nos réserves de change. Ce dont nous doutions. Heureusement que le chef de l'Etat a fait sa sortie pour prononcer son diagnostic. Son message : il faut tenir informés les citoyens du sérieux des déséquilibres. Qui étaient prévisibles.

Donc nous allons moins rigoler. Autant dire que les portes qui claquent bruyamment et les pétards allumés les jours de fêtes, vont nous faire sursauter. Et cet état d'alerte est salutaire. Même si nous ignorons ce que l'on attend de nous. Parce que rien n'est prévu pour nous organiser entre citoyens à l'instar des Russes qui font front, en ordre de marche, devant les restrictions que leur imposent les Etats-Unis et les Européens.

J'y reviens. J'y reviendrai toujours. Encore et encore.

J'espère seulement que l'on ne nous demandera pas des autorisations de préfecture pour un dîner familial, élargi aux amis, pour attendre les douze coups de minuit du 31 décembre. Et, si c'est permis, je vous souhaiterais alors une Année 2015 exceptionnelle. De bon coeur. Si les secousses telluriques et politiques nous donnent du répit.

Terminer sur une note optimiste ?

Retour au Rwanda.

Mon collègue soudanais, à Kigali, pratiquant militant du tennis, avait réservé un court, un 24 décembre. Nous attendions tous les deux, et son partenaire, « notre » tour quand deux voitures aux teintes foncées surgirent. L'homme qui sortit de l'une d'elles se dirigea vers la porte grillage du court suivi de gardes portant ses raquettes. Au moment où il l'ouvrit, mon collègue s'interposa pour lui faire remarquer que cette tranche d'horaire, il l'avait retenue. Son partenaire le rejoignit quelques secondes après les hommes en costume sombre, accourus, qui se faisaient menaçants pour lui chuchoter de se retirer sans faire d'histoire. Il ne voulait rien savoir. L'homme dit : « Pas de soucis, jeune homme, c'est votre tour. Bien. Je vais attendre ».

De retour vers notre résidence je lui demandai : « Tu sais qui était cet homme ? ». « Non » fut sa réponse. « C'était le Président Paul Kagamé ! » « Et alors ? C'était bien mon tour, non ? », me répondit-il.

Un 24 décembre aux accents démocratiques.