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Inaugurer un robinet, c'est mieux que d'aller enterrer Lahmar Mohammed

par Kamel Daoud

Au début, le sujet était celui de la colère : pourquoi un ministre (un sénateur, un Belkhadem, un Président? etc) se déplace pour inaugurer un robinet en Algérie et personne n'a fait le geste pour l'enterrement de Lahmar Mohamed Amine, l'agent de sécurité qui a fait mieux que la sécurité nationale, en alertant sa base à In Aménas, sur l'agression ? Pourquoi s'est-on contenté, dans l'indignité et le manque de savoir-faire, d'y envoyer un wali et un chèque, à la place d'un hommage et d'un salut national ? Parce que. Parce qu'on ne sait pas communiquer, rentabiliser, faire de la politique, être poli. Ou parce que les martyrs sont les gens morts avant 62, et qu'il n'existe qu'un seul héroïsme : celui de ceux qui ont fait la guerre de Libération. Ou parce qu'on ne supporte pas, chez la génération des anciens, la concurrence dans les stèles et l'héroïsme : un agent de sécurité qui meurt avant 62 est un martyr, un agent de sécurité qui meurt à In Aménas est un agent de sécurité mort d'une mort subite et naturelle.

Puis le sujet est devenu celui, fameux, de la communication : pourquoi à une opération réussie, on a adjoint une communication préhistorique, par feux et pigeons interposés ? Parce que le Pouvoir, chez nous, ne sait pas communiquer ? Fausse réponse, qui part d'un bon préjugé : on croit le Pouvoir bon mais seulement incompétent. La vérité est que la communication est d'abord une nécessité : on communique quand on a besoin de rendre compte, quand on croit que le peuple et l'opinion du peuple sont importants. Chez nous, le Pouvoir n'a pas à communiquer car il n'a pas à rendre compte car il ne tire pas sa légitimité de chez nous et de nous, ce ne sont pas nous qui l'avons élu et notre avis ne lui importe pas. Du coup, il ne nous envoie pas Bouteflika pour nous expliquer ce qui se passe, mais seulement un vague et incolore ministre de la Communication. C'est cela la vérité.

Mais le vrai sujet est celui de l'émotivité : nous sommes un peuple émotif. L'émotion soude et rend aveugle, unanime et myope et admirable. Pour le cas d'In Aménas, le chant de gloire à l'armée a été presque unanime et bien «travaillé» : il fallait intervenir. Oui. Et, du coup, face à la menace, les Algériens, énormément d'Algériens, ont préféré se serrer contre leur armée. Mais très vite, cette émotion a servi à ce que servent les émotions collectives chez nous : insulter ceux qui ne pensent pas comme nous et se crever les yeux sur les évidences. On oublie que In Aménas n'est pas seulement une opération militaire réussie. C'est aussi, en amont, un échec des renseignements, un échec de la sécurité, une diplomatie assise, des déclarations risibles de quelques ministres qui disent une chose et son contraire, un isolationnisme mal géré, une impunité qui se profile avec un pouvoir qui ne rend pas compte de ses actes, de ses gens et de ses nominations, une mauvaise communication et surtout une gouvernance démodée du Sud.

Qu'on arrête, donc un peu, avec ce post-11 Aménas de l'émotion primaire : les évidences sont là : une bonne opération militaire ne doit pas servir à cacher les incompétences et les incompétents. Le patriotisme est un sentiment sain et honorable mais cela ne doit pas servir à la vente concomitante des anciens souks el- Fellah. J'aime mon pays mais je n'aime pas ceux qui s'en servent comme bouclier. J'aime l'armée qui me défend mais je n'aime pas ceux qui s'en servent pour me prendre en otage. J'aime ma terre et pas seulement son pétrole comme certains gens de ce régime. J'aime crier mon indépendance mais je n'aime pas que ce pouvoir soit indépendant de ma volonté. J'aime méditer le geste de Lahmar Mohamed Amine, sa photo de chômeur algérien même quand il a un travail, son humilité passive, sa banalité même, et je n'aime pas qu'on lui préfère l'inauguration d'un robinet. Pensant à user d'un faux, je pense même écrire à sa famille des condoléances signées «Le Président de la république», non pas parce que je suis Président, mais parce que c'est une chose qui aurait dû être faite, il y a des jours.